Le prolétariat mondial : classe protestataire ou classe révolutionnaire ?

L'actualité en Argentine, en Italie et en France notamment, porte à s'interroger sur les capacités des travailleurs à reprendre l'offensive contre les forces du capitalisme. Dans cette perspective, quels pas peuvent-ils franchir pour se doter d'un programme et de formes d'organisations adéquates ?

Telle que nous la formulons, la question « le prolétariat mondial est-il une classe protestataire ou une classe révolutionnaire ? » doit s'entendre au sens historique. A l'évidence depuis plusieurs décennies, les travailleurs n'ont pas constitué une force révolutionnaire autonome, en aucun pays et en aucune circonstance. Cependant, la voie que peut emprunter la lutte de classes dans la période à venir dépend en grande partie de la réponse explicite ou implicite que les acteurs des luttes apporteront à cette question.

Deux hypothèses

Si la vocation du prolétariat est d'être seulement une classe protestataire contre le sort qui lui est fait, son avenir consiste à se battre comme elle le peut contre toutes les agressions qu'elle subit de la part du système capitaliste. Sans mettre en cause l'existence du capitalisme. Son rôle est de se joindre aux autres formes de résistances d'autres couches sociales face à l'emprise du capital sur l'humanité, pour tenter d'en limiter la nocivité. Dans cette perspective, les problèmes théoriques et pratiques qui se posent sont ceux d'améliorer le rapport de force des travailleurs par rapport aux classes dirigeantes, mais non de contribuer à ce que le prolétariat soit l'artisan principal de la destruction du capitalisme.

Par contre, si la vocation du prolétariat est d'être potentiellement la classe révolutionnaire déterminante, son horizon est tout autre. Il se battra quotidiennement et en permanence contre les puissances du capital tout en visant à leur destruction finale. Autant dire qu'il se battra avec encore plus de détermination pour préserver ses acquis et contrer les attaques de la classe adverse. En alliance avec les masses populaires constituées par les travailleurs indépendants et les couches sociales déshéritées, le prolétariat voudra détruire les fondements de l'exploitation capitaliste et donner naissance à une civilisation socialiste à l'échelle mondiale.

Dans les années 1860, les socialistes allemands lassaliens berçaient les travailleurs d'illusions quant à la capacité de l'État prussien à prendre en compte leurs revendications et à défendre leurs intérêts. Pour répondre à leurs propositions charlatanesques, Marx employa une formule frappante et très ramassée : « La classe ouvrière est révolutionnaire ou elle n'est rien. » (lettre de février 1865).

Nous ne cacherons pas que nous adhérons totalement et sans nuance à cette affirmation en ce début de vingt et unième siècle. Cela ne doit pas nous empêcher de l'examiner sur le plan théorique comme une hypothèse scientifique demandant à être vérifiée par des exercices pratiques à grande échelle (grèves générales, explosions sociales, révolutions). Bien plus, nous nous proposons d'examiner la validité de quelques raisonnements actuels soit qui n'accordent aucun rôle spécifique à la classe des travailleurs, soit qui lui assigne celui de bien se battre pour améliorer le rapport des forces avec les capitalistes, et puis après on verra…

Le prolétariat est-il soluble dans « la citoyenneté » et « le déséquilibre Nord-Sud » ?

La lutte entre les classes dominantes et les classes dominées se jouent aussi au niveau du langage employé par ceux qui se placent d'un côté ou de l'autre. On ne peut pas changer le monde avec des instruments intellectuels faux, approximatifs ou émoussés.

Y compris des militants qui ne sont pas des révolutionnaires mais qui aspirent à une transformation radicale et progressiste du monde dans lequel nous vivons, peuvent être sensibles aux questions de vocabulaire. Il est des mots et des notions qui orientent ou désorientent ceux qui s'insurgent contre l'ordre économique et social actuel. Dans un article intitulé « La nouvelle vulgate planétaire » paru dans Le Monde Diplomatique de mai 2000, Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant s'insurgeaient à juste titre contre l'emploi du vocabulaire de l'adversaire.  Ils visaient notamment « mondialisation » ( !), « flexibilité », « exclusion », « identité », « minorités », « communautarisme » et « gouvernance », toutes notions concoctées et diffusées par des intellectuels au service de l'ordre établi.

Mais si nous nous livrons à un travail critique sur le langage employé par la plupart des composantes du mouvement dit anti-mondialisation, on constate que « les élites » est une expression qui évite de dire bourgeoisie. La citoyenneté est mise à toutes les sauces et permet de gommer les clivages de classes. La social-démocratie en fait ses délices avec « l'école citoyenne », « l'entreprise citoyenne », « l'armée citoyenne », etc. La dénonciation du néo-libéralisme évite le plus souvent de mettre en cause directement le capitalisme.

Il en est de même avec une expression récurrente comme « la fracture entre les pays du Nord et les pays du Sud ». « Le déséquilibre Nord-Sud » a un tel succès qu'il est employé aussi bien par des porte-parole de la Confédération paysanne ou d'Attac que par des chefs d'État ou de gouvernements impérialistes. Parler des pays du Nord évite de parler des puissances impérialistes. Une fois passée dans le langage politique usuel, les utilisateurs ne se rendent même pas compte du caractère choquant et absurde d'une expression qui fait passer à la trappe les pays de l'Est, sans parler de l'Asie, et qui place parmi les pays du Nord, l'Australie et la Nouvelle Zélande.

Le mouvement de protestation contre la mondialisation capitaliste a un caractère très positif, d'autant plus qu'il est le lieu où une fraction de la jeunesse de nombreux pays se retrouve, se mobilise et se politise dans un sens progressiste. Libre à Lutte Ouvrière de considérer avec dédain, voire mépris ce mouvement dynamique et prometteur. Il n'empêche que ce serait démissionner devant les porte-parole réformistes de ce mouvement que de renoncer à critiquer leur orientation, certains de leurs arguments et cette sorte de langage convenu anti-mondialiste qui effacent certaines contradictions du capitalisme. La plus fondamentale étant celle entre la bourgeoisie et le prolétariat.

Les forces du capital contre les forces du travail

De fait, sur le terrain de la transformation du monde, on n'a guère le choix en matière de conceptions cohérentes qu'entre la logique citoyenne ou la logique de classe. Certains se situent entre les deux et tentent une synthèse qui n'échappe pas à l'éclectisme, notamment certains camarades qui animent la revue Contre Temps.

Il est vrai que les changements qui ont travaillé le monde depuis vingt ans de même que les événements des six derniers mois exigent des marxistes une reprise et un approfondissement constants de leurs analyses.

L'écroulement du bloc de l'Est, l'écroulement des tours jumelles de Manhattan, la récession, la faillite d'Enron, la faillite de l'Argentine, la désorientation du camp des travailleurs en Europe occidentale, au Japon et aux USA, etc., toutes ces données de la période actuelle n'atténuent en rien l'antagonisme fondamental, à l'échelle historique et planétaire, entre les forces du capital (bourgeoisie) et les forces du travail (prolétariat). Au contraire par bien des côtés. La lutte des classes impose sa logique de façon implacable. C'est elle qu'il nous faut comprendre dans toutes ses manifestations et toutes ses nuances sans l'édulcorer par une approche citoyenne héritée de Jean-Jacques Rousseau et de la Révolution française.

S'il y a des gens sur les cinq continents qui restent convaincus, à leur manière, de la validité de l'existence de la plus-value comme source du profit, ce sont tous les capitalistes qui se battent pour accaparer la moindre parcelle de plus-value supplémentaire aux dépens des salariés. Dans les diamants négociés sur la place d'Anvers, une quantité énorme de plus-value est incorporée provenant du travail de mineurs sud-africains et de jeunes prolétaires d'une douzaine d'années recherchant les diamants à l'état brut dans certaines rivières au Brésil ou les taillant dix heures par jour en Inde (« la plus grande démocratie du monde » selon un cliché journalistique). C'est toute la chaîne des métamorphoses du capital depuis l'exploitation de la force de travail jusqu'à ses mouvements erratiques au sein des firmes de courtage et les grands casinos boursiers de Wall Street, de Londres, de Francfort, de Paris et de Tokyo qu'il nous faut constamment et globalement prendre en considération. Alors il apparaît infiniment plus juste et plus concret de parler de la dictature du Capital et non seulement de la dictature des marchés.

Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale américaine a relevé à propos de l'effondrement d'Enron qu'une entreprise ne pouvait pas être construite « sur la capitalisation de son image » et non « sur des produits et des actifs tangibles. » Le problème que tous les responsables capitalistes connaissent bien et prennent à bras le corps, qu'ils soient banquiers, ministres des finances ou dirigeants de fonds de pension, est que « les produits et les actifs tangibles » ne peuvent voir le jour en nombre et en qualité suffisante pour alimenter l'accumulation du capital que par une exploitation toujours plus intense et plus rationnelle de la force de travail globale à l'échelle mondiale. Toutes les déclarations sur « les gains de productivité », « la modération salariale », « la diminution des charges », « la flexibilité de la main d'œuvre », « l'assouplissement des règles en matière de licenciements » etc, constituent partout et en particulier dans les pays impérialistes une déclaration de guerre permanente de la classe capitaliste contre la classe ouvrière.

Le prolétariat a une existence historique, une mémoire, et des pertes de mémoire. Il accumule des expériences nouvelles, positives ou démoralisantes, et parfois entièrement inédites comme dans l'ex-URSS. Il a une complexité extrême quand on le considère comme classe mondiale. Des pans entiers de la classe ouvrière disparaissent dans certains secteurs industriels des pays impérialistes, d'autres surgissent rapidement, en Chine ou ailleurs. C'est une classe sociologiquement plus instable et plus précarisée que jamais et aussi plus nombreuse que jamais, surtout si on ne s'en tient pas qu'aux statistiques.

Un simple exemple. L'émission Capital sur M6 a présenté le 24 février dernier un reportage très significatif sur la délocalisation de la dernière usine européenne Majorette (fabriquant des jouets en plastique). Mille travailleurs français ont été licenciés. Sont-ils pour autant sortis de la classe ouvrière ? Ont-ils tout oublié de ce qu'ils ont vécu dans cette entreprise ? Non évidemment. Dans la foulée Majorette a créé une usine en Thaïlande et embauché 1000 ouvrières (qui gagnent dix fois moins que leurs homologues françaises). Oui mais pensera-t-on, avec notre nombrilisme de militants révolutionnaires français qui ont la Commune de 1871, Juin 36 ; Mai 68 et Décembre 95 derrière eux, ces ouvrières thaïlandaises surexploitées ne sont pas organisées et n'ont guère de conscience de classe. Pas de chance, le reportage montrait que le dimanche matin, un certain nombre d'entre elles se rendaient à la réunion du syndicat, discutaient de leurs problèmes, apprenaient des chants de lutte, comment agir en cas de manifestation contre leur patron, etc. Le patron de cette usine n'a pas fait mystère que si ces ouvrières thaïlandaises n'étaient pas assez productives, il délocaliserait la production en Chine (où les salaires sont encore plus bas). Ce nouveau déplacement du capital impliquerait à nouveau la création de nouveaux prolétaires. Si on veut bien ne pas rester sur le terrain des lamentations sur les méfaits du capitalisme, prenons acte avec intérêt, dans la perspective des révolutions futures et du passage au socialisme, qu'un prolétariat très important est en train d'émerger dans plusieurs pays asiatiques comme la Chine, le Vietnam, la Thaïlande, etc.

L'exemple de la France

L'actualité politique et sociale en France illustre les transformations qui s'opèrent au sein de la classe ouvrière depuis 1995. Sociologiquement elle est plus éclatée et plus diversifiée que jamais. Politiquement sa conscience se décante de façon remarquable. Des phénomènes du même ordre sont en train d'émerger en Italie.

Les statistiques indiquent une forte progression du nombre de jours de grève en France depuis 1998 aussi bien pour des augmentations de salaires, contre des plans de licenciements que sur les conditions d'application des lois Aubry sur la flexibilité et les 35 heures. Par ailleurs une nouvelle génération de salariés entre en lutte comme les grèves récentes ou en cours chez Mc Donald's, GO Sports ou la Fnac l'attestent. Des secteurs de salariés relativement moins jeunes n'hésitent pas à s'engager dans des mouvements de longue durée malgré l'absence de soutien des directions syndicales confédérales. Le mouvement des instituteurs en Loire-Atlantique a duré plus de trois semaines pour obtenir 500 postes supplémentaires. Il a concerné 380 écoles coordonnées entre elles avec des manifestations à Nantes qui ont regroupé entre 5000 et 10 000 enseignants et parents d'élèves. Ce type de mouvement, de même que dans le secteur hospitalier, a la particularité de ne jamais se terminer un jour précis car aucun appareil syndical bureaucratique n'est en mesure de faire rentrer dans le rang des salariés en colère qui ont pris eux-mêmes l'initiative de la lutte avec des syndicalistes et bien souvent des militants d'extrême gauche en qui ils ont confiance.

La réticence délibérée des centrales syndicales a prendre des initiatives d'ensemble constitue évidemment un frein aux mobilisations. Mais elle ne sera pas un verrou à l'éclosion de mouvements de plus grande ampleur. Et ceci pour des raisons politiques. Les directions syndicales se sont trop compromises en entrant dans le jeu à la fois du Medef et du gouvernement de la gauche plurielle. Une fraction importante du monde du travail met désormais dans le même sac et de façon irréversible Jospin et Chirac et les partis qui les soutiennent. Le score probablement très important en faveur de la candidate de Lutte Ouvrière sera l'expression de ce décrochage définitif à l'égard de la gauche bourgeoise et de cette autonomie de point de vue qui s'est exprimée lors de nombreux conflits depuis plus d'un an, comme celui chez Lu-Danone, chez Moulinex ou à la TCAR de Rouen. Nous ne sommes pas de ceux qui se désolent des conséquences de cette clarification dans la conscience des travailleurs qui se solde par l'effondrement du PCF comme parti gouvernemental. Pour qu'un mouvement ouvrier dynamique et démocratique émerge, tout ce qui est une gène, tout ce qui est trop archaïque et sclérosé finira par être miné et par disparaître d'une manière ou d'une autre.

La façon de penser et d'agir des révolutionnaires peut dès lors à nouveau s'inspirer avec toute la force voulue des principes suivants : « L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes » et « Prolétaires de tous les pays unissons-nous !  ». Il n'est plus de mise de traiter ces principes en slogans mais en vecteurs de la politique que l'on veut mettre en œuvre au sein du monde du travail.

Conscience du prolétariat

L'émancipation des travailleurs suppose que des militants contribuent au développement de la conscience de classe du prolétariat. Plutôt que d'aborder d'emblée la question du parti, c'est plutôt conditions nécessaires à l'apparition d'un parti révolutionnaire ou d'un mouvement ouvrier révolutionnaire sur lesquelles il faut réfléchir. Quand on dit « il faut un parti », « il faut construire un parti », « un parti large, à la fois souple et ferme » ou bien « il ne faut surtout pas un parti car le parti bolchevique a dégénéré, etc... », on est dans une routine langagière issue du trotskysme, du conseillisme ou de l'anarchisme. Et chacun de nous asséner son opinion toute faite, comme s'il s'agissait d'une évidence devant laquelle tout un chacun devrait s'incliner.

A ce propos une simple  remarque s'impose pour cibler des difficultés. Au mot parti sont accrochées des connotations négatives qui découlent d'expériences douloureuses : embrigadement des membres, mépris ou condescendance à l'égard des non membres, coups fourrés, luttes sordides pour la direction du parti, etc. Il ne faut pas se cacher que les mêmes connotations sont attachées à la notion d'organisation (qu'elle soit politique, syndicale ou associative) où se déploie aussi des enjeux de pouvoir, et des luttes de concurrence avec d'autres organisations du même type. La rivalité s'opère entre syndicats, entre organisations de chômeurs, entre organisations politiques d'extrême gauche. Cette constatation n'entraîne évidemment aucune déploration ou envie de broder sur le thème de l'unité nécessaire entre travailleurs ou entre révolutionnaires. Les incantations sur un ton pathétique en faveur de l'unité ne la fera pas progresser d'un pouce. Sur le plan de l'unité politique, Marx a fait remarquer qu'à certains stades du mouvement ouvrier, l'existence des sectes socialistes (sic) avec ses chefs et ses mots d'ordre spécifiques était inévitable. A un certain stade de maturité du mouvement ouvrier, elles finissent par disparaître dans un ensemble plus vaste. Maturité signifie à notre sens progrès :

1) au niveau de la conscience de classe

2) au niveau de la conscience des révolutionnaires et de leur tâches en la matière.

Rien d'original, de Marx à Lénine en passant par Rosa Luxemburg, la question de la conscience de classe prime avant tout. Il n'y a toujours pas de meilleur fil conducteur pour nous et pour la période à venir. La théorie apporte « la science de leur malheur » aux exploités, la politique proposée par les révolutionnaires les aide à s'orienter et à agir efficacement. Par effet retour les expériences de luttes vécues en commun aident les militants à préciser leur politique, à concrétiser leur programme, bref à progresser pour faire progresser leur classe. C'est l'échange permanent du savoir et des expériences, avec effet cumulatif. Si nous considérons toujours en ce début de 21e siècle le prolétariat comme le principal sujet de l'histoire à venir, nous pouvons envisager non seulement la destruction du capitalisme mais l'avènement d'une civilisation socialiste mondiale.

Pour aller plus avant dans la question de la conscience de classe, nous prendrons une analogie. Si un ou plusieurs adultes ne stimulent pas un bébé verbalement et affectivement, le câblage neuronal et un certain nombre de liaisons synaptiques ne se créent pas dans les mêmes conditions que dans le cas inverse (et le plus fréquent). L'acquisition du langage et la conscience de son identité se fait mal, même si, en soi, ce bébé est un homo sapiens sapiens ayant l'équipement pour. Notez bien que les parents ou les adultes faisant fonction, parlent aux enfants avant qu'ils comprennent le sens des mots et des phrases (heureusement, ils sont spontanément matérialistes dialectiques).

Les exploités ont davantage l'opportunité d'avoir conscience de ce qu'ils sont et surtout de ce qu'ils peuvent devenir, si un échange constant et d'une certaine qualité s'établit entre eux et les révolutionnaires. Si plus personne ne se donne la peine d'expliquer à des travailleurs ce qu'est la plus value, qu'elle est l'ingrédient indispensable à la constitution du profit, etc, aucun ne le pensera par lui-même. Marx a mis pas mal d'années pour parvenir à de tels résultats en s'appuyant sur quelques sommets de la culture de l'humanité.

Si personne ne dit à un travailleur qu'il est membre d'une classe susceptible de libérer l'humanité de toutes ses chaînes et aliénations diverses, il ne le pensera jamais spontanément, sur la base de sa seule expérience. Qu'aujourd'hui il ne le comprenne pas ou n'en soit pas convaincu, c'est l'évidence. Cela ne doit pas nous amener à ne pas le lui dire dès maintenant. Ce serait aussi absurde que d'attendre qu'un enfant parle intelligiblement pour commencer à lui parler. La classe en soi ne peut devenir une classe pour l'humanité que si on parle à ses membres en tant que tels.

Ce n'est pas en observant la classe ouvrière et en essayant de repérer « sa demande » que les militants peuvent savoir ce dont elle est capable. Ce n'est pas en attendant après le premier tour des élections présidentielles qu'ils « réclament » sur l'air des lampions de construire un parti révolutionnaire que celui-ci se construira. Si les scores de l'extrême gauche remettent en cause les logiques organisationnelles boutiquières, ce sera déjà un beau résultat dont nous serons redevables aux électeurs ayant voter pour les candidats de LO, de la LCR et du PT.

Il est évident que les travailleurs ne sont pas « demandeurs » d'être membres d'une classe révolutionnaire, sauf dans des situations exceptionnelles. Il n'en demeure pas moins que la question de la conscience de classe se pose dès maintenant et en permanence.

Les travailleurs au sein de la société

Le rôle historique des travailleurs ne peut se concevoir qu'au sein de toute la société et en relation avec les autres classes sociales. Dans « Les irréductibles, théorèmes de la résistance à l'air du temps » (éditions texuel), Daniel Bensaïd écrit page 40 ; « Contre la réduction dogmatique de tout conflit social au conflit de classe, l'heure est à la pluralité des champs et des contradictions. » On ne peut qu'être d'accord avec lui contre une telle réduction dogmatique. Mais pluralité des contradictions ne signifient pas qu'une certaine contradiction (capital contre travail) ne soit pas la contradiction fondamentale de notre société.

Le côté éclectique du développement de Bensaïd vient du fait que, après avoir mis en relief la réalité de la lutte des classes en des termes assez clairs, la dite lutte se perd beaucoup ensuite dans les sables mouvants de « la pluralité des champs et des contradictions », avec une rhétorique de l'indignation qui découle de la posture sur la défensive adoptée par l'auteur.

Mais il est certain que tout conflit social ne doit pas être réduit à un conflit de classe. Il faut poser la question autrement, ni de façon éclectique ni versant dans un réductionnisme de type stalinien.

Il est nécessaire d'éviter ces deux écueils. Lénine posait le problème en 1902 dans « Que faire ? » de la façon suivante :

« La conscience de la classe ouvrière ne peut être une conscience politique véritable si les ouvriers ne sont pas habitués à réagir contre tout abus, toute manifestation d'arbitraire, d'oppression et de violence, quelles que soient les classes qui en sont victimes, et à réagir en social-démocrates, et rien qu'en social-démocrates. La conscience des masses ouvrières ne peut être une véritable conscience de classe tant que les ouvriers n'ont pas appris, à partir des faits et des événements concrets de l'actualité la plus immédiate, à observer chacune des autres classes sociales dans toutes les manifestations de la vie intellectuelle, morale et politique de ces classes, tant qu'ils n'ont pas appris à analyser et apprécier pratiquement en matérialistes tous les aspects de l'activité et de la vie de toutes les classes, catégories et groupes de la population. Quiconque concentre l'attention, la perspicacité et la conscience de la classe ouvrière uniquement et même principalement sur cette classe elle-même n'est pas un social-démocrate : car la connaissance de la classe ouvrière par elle-même est inséparable de sa vision parfaitement claire des rapports entre toutes les classes de la société contemporaine, vision non point seulement…ou plutôt non point tant théorique que fondée sur l'expérience de la vie politique. »

Ce développement garde toute son actualité. Il enterre à la fois l'étroitesse ouvriériste frileuse et l'empirisme ouvert à tous les vents, sous couvert d'ouverture aux « nouvelles radicalités ». Ces deux politiques demandent à être dépassées car l'une comme l'autre sont révélatrices d'un manque de confiance dans le prolétariat comme classe révolutionnaire.

Problèmes programmatiques

On sait que les considérants placés en introduction au programme du Parti Ouvrier dirigé par Jules Guesde et Paul Lafargue ont été rédigés par Karl Marx. Nous croyons utile de citer les premières lignes de ces considérants. Les marxistes français qui étaient peu nombreux se présentaient aux élections de 1881devant les travailleurs avec un programme commençant ainsi : « Considérant,

Que l'émancipation de la classe productive est celle de tous les êtres humains sans distinction de sexe ni de race ;

Que les producteurs ne sauraient être libres qu'autant qu'ils seront en possession des moyens de production (terres, usines, navires, banques, crédits, etc.) »

Avant que les revendications d'ordre politique et économique soient avancées, il fallait selon Marx, définir « le but communiste » en quelques lignes.

En 2002 est-il concevable de formuler ouvertement, dès maintenant, en termes actualisés bien sûr, des objectifs révolutionnaires comme le pensait Marx ? Est-il nécessaire d'affirmer fièrement que l' « appropriation collective ne peut sortir que de l'action révolutionnaire de la classe productive – ou prolétariat- organisée en parti distinct »  ?

Pour les militants qui se considèrent seulement comme d'extrême gauche ou comme 100% à gauche, ce n'est pas nécessaire. Disons même que cela nuirait beaucoup à une certaine forme de crédibilité. Est-elle souhaitable ?

Certes l'extrême gauche peut se contenter d'avancer des revendications politiques et économiques radicales. Leur justesse et leur pertinence sont indéniables dans la plupart des cas. Leur caractère utile, positif, n'est pas à démontrer. Citons par exemple l'interdiction des licenciements, le droit pour tous à un emploi et à un logement, la défense et le renforcement des services publics, la régularisation de tous les sans-papiers ou le droit de vote des immigrés à toutes les élections.

Mais le fait que, d'une façon ou d'une autre, l'objectif fondamental (qu'on le nomme collectiviste, socialiste ou communiste) ne soit pas affirmé depuis des années entraîne un infléchissement des programmes des organisations d'extrême gauche qui ne laisse pas d'être inquiétant pour l'avenir.

La question de la nécessaire expropriation des capitalistes est contournée par LO et escamotée par la LCR. LO depuis cinq ans comme la LCR (depuis les élections européennes de 1999) ne s'inspirent plus que de façon lointaine du plan d'urgence avancé par LO en 1995. La porte-parole de LO parle de la nécessité de contrôler les livre de comptes des entreprises et parfois de réquisitionner celles qui licencient alors qu'elles font des profits. Le contrôle par les travailleurs est décomposé en deux temps par LO : voyons d'abord les profits qu'on nous cache et ensuite il nous faudra « prendre sur les richesses accumulées par les patrons ». Le porte-parole de la LCR avance encore plus timidement la nécessité d'une « autre répartition des richesses », d'une loi interdisant les licenciements et d'une forte taxation du capital et des grandes fortunes. Qui fera tout cela ? La réponse n'est pas claire.

Dans la campagne électorale actuelle de LO, le monde du travail doit « donner de la voix », « se faire entendre », « exiger son dû », « changer le rapport de force en sa faveur ». Il faudrait « Se faire entendre » ? De qui ? Du gouvernement, des capitalistes qui vont avoir peur des scores de l'extrême gauche ? On voit bien que ce genre de formulations apparemment radicales, met le monde du travail en situation de dépendance vis-à-vis de la classe dominante et non d'indépendance préparant les ruptures décisives.

Il est inévitable qu'en considérant le monde du travail comme une classe protestataire et non comme une classe potentiellement révolutionnaire, les responsables des campagnes de LO et de la LCR en viennent à des formulations frôlant l'utopie réformiste. De nombreuses affirmations se focalisent sur « l'Etat » qui devrait embaucher, développer les services publics, qu'on devrait obliger « à répartir les richesses autrement ». Ces embauches et le relèvement du pouvoir d'achat des classes populaires « relancerait l'économie ». Miracle de la lutte des travailleurs engendrant une sorte de keynésianisme prolétarien auquel la bourgeoisie et son Etat seraient obligés de céder !

N'est-il pas dangereux de faire croire aux travailleurs qu'ils pourraient contraindre la bourgeoisie à céder une part notable de son pouvoir et de ses richesses « plutôt que de tout perdre ». Peut-on décemment affirmer cela à la lumière de la lutte des classes entre bourgeois et prolétaires depuis près de deux siècles ? Le seul exemple de la grève générale de juin 1936 est assez éloquent pour illustrer le fait que la bourgeoisie s'empresse de reprendre avec une énergie et une férocité redoublée ce qu'elle a été obligée de céder momentanément. La valorisation excessive de tous les bienfaits que la classe ouvrière pourrait tirer d'un « changement de rapport de force » conduit de fait à escamoter la nécessité pour elle de se préparer à exercer pleinement le pouvoir ; et pour ce faire à briser celui de la bourgeoisie.

Dans le même ordre d'idées, le thème de la taxation du capital n'est pas très convainquant et est même contestable tel qu'il est présenté par LO et la LCR à défaut de préciser qui le fait et selon quelles modalités. L'exemple de l'Argentine montre de façon éclatante qu'il faut d'abord bloquer les capitaux, les empêcher de fuir si on veut ensuite les taxer. Ensuite qui pourrait les taxer ? Qui pourrait « imposer une autre répartition budgétaire » ? Un gouvernement d'en bas, un gouvernement des travailleurs et de leurs organisations. Faute d'avancer ce « débouché politique », on parle pour ne rien dire. Ou pire, on laisse entendre qu'un gouvernement bourgeois pourrait le faire ou accepter que les travailleurs le fassent, tout en restant en place !

Ce que nous avons voulu cibler ici n'est pas le manque de radicalisme des revendications avancées par les organisations d'extrême gauche qui mènent campagne. Ces revendications correspondent fortement pour la plupart aux préoccupations du monde du travail. Sous ce rapport, il est compréhensible et réjouissant qu'on puisse s'attendre à un succès inédit des scores de l'extrême gauche.

La carence se situe dans le flou ou l'absence de médiations entre ces revendications et les objectifs ultimes qui doivent être ceux du prolétariat.

On verra plus tard, le moment venu, lorsque la lutte sera de forte intensité ? Non, ce serait irresponsable d'évacuer ces problèmes programmatiques et de ne pas en débattre dès maintenant. Cela suppose rompre avec la pratique des débats internes exclusifs à chaque organisation. L'exemple de l'Argentine doit être à nouveau invoqué pour que ici en France, dans un de ces pays de démocratie impérialiste qui a pillé le peuple argentin, personne ne puisse s'imaginer que la situation est stable pour longtemps et que nous aurons tout notre temps pour aviser en cas de situation sociale explosive. Il serait également décent, pour des internationalistes, de ne pas évoquer sans cesse toutes les richesses détenues par la bourgeoisie et dans lesquelles l'État serait supposé puiser pour créer des emplois dans les services publics, en oubliant de préciser qu'une bonne part de ces richesses proviennent de l'exploitation de prolétaires d'autres pays et leur reviennent en priorité.

L'avenir du prolétariat mondial : redevenir le sujet de l'histoire

Ceci nous amène en conclusion à relier le caractère mondial du prolétariat à la nécessité d'une politique internationaliste, la seule en mesure de permettre au prolétariat de redevenir le sujet primordial de l'histoire de ce siècle.

Trotsky écrit dans « La Révolution permanente » : « Le marxisme procède de l'économie mondiale considérée non comme la simple addition de ses unités nationales mais comme une puissante réalité indépendante créée par la division international du travail et par le marché mondial qui, à notre époque, domine de haut les marchés nationaux. » Le fait qu'en 2002 le marché mondial domine les marchés nationaux d'encore plus haut ne nécessite pas d'amples démonstrations.

Un marxisme scandé par les moments forts des campagnes électorales et centré sur des préoccupations par trop nationales placerait les militants en retrait par rapport à la perception de nombreux travailleurs, conscients du caractère mondial du système qui les exploite. De même un mouvement international largement déconnecté du prolétariat pour l'instant et que symbolise Porto Alegre est voué à l'impuissance en se cantonnant à des campagnes de protestation contre les méfaits du capitalisme, campagnes au demeurant utiles. (lire à ce propos l'article de Christophe Aguiton, qui en chante les louanges, intitulé « L'Internationale sans nom des résistances » dans le numéro de septembre 2001 de « Contre Temps »).

La mondialisation capitaliste est une donnée fondatrice pour une politique avancée par les révolutionnaires au sein du monde du travail. Trotsky précisait : « L'internationalisme n'est pas un principe abstrait ; il ne constitue que le reflet politique et théorique du caractère mondial de l'économie, du développement mondial des forces productives et de l'élan mondial de la lutte de classes. » 

Une des tâches collectives des marxistes à notre époque consistera à mettre en évidence en quoi le sort des prolétariats des différents pays sont liés, en quoi les expériences des uns renforcent les autres, en quoi ils sont chacun une composante d'un tout appelé à transformer la société à l'échelle mondiale, en alliance avec les autres classes populaires.

Le 28 mars 2002

Samuel Holder

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