La politique de « budget participatif » mis en place par le gouvernement de Rio Grande do Sul et par la municipalité de Porto Alegre dirigés par le Parti des travailleurs (PT) a fait l’objet de commentaires aussi dithyrambiques que mal informés. Il faut donc rectifier un peu les faits.
Cet article est paru dans le numéro 20 de « Carré Rouge » en janvier 2002.
La « démocratie participative » est devenue, après le premier
Forum Social Mondial tenu l’an dernier à Porto Alegre, un nouveau paradigme pour de nombreux
secteurs de gauche et même d’extrême-gauche. Paradigme et aussi tarte à la
crème, tant cette notion fait l’objet d’utilisations et revendications étendues,
au-delà même du camp ouvrier et populaire.
Elle a été élaborée à partir de « l’expérience du
budget participatif de Porto Alegre », que le directeur du Monde Diplomatique commentait, il y
a un an, dans les termes suivants : « Tous ceux qui, d’une manière ou d’une
autre, contestent ou critiquent la mondialisation néolibérale vont se réunir, en effet,
du 25 au 30 janvier 2001, dans cette ville du sud du Brésil où se tient le 1er Forum
social mondial (…) Pourquoi précisément là ? Parce que Porto Alegre est devenue,
depuis quelques années, une cité emblématique. Capitale de l’État de Rio
Grande do Sul, le plus méridional du Brésil, à la frontière de l’Argentine
et de l’Uruguay, Porto Alegre est une sorte de laboratoire social que des observateurs internationaux
regardent avec une certaine fascination.
« Gouvernée de manière originale, depuis douze ans, par une coalition de gauche conduite
par le Parti des travailleurs (PT), cette ville a connu dans maints domaines (habitat, transports en commun,
voirie, ramassage des ordures, dispensaires, hôpitaux, égouts, environnement, logement social,
alphabétisation, écoles, culture, sécurité, etc.) un développement
spectaculaire. Le secret d’une telle réussite ? Le budget participatif (‘o
orçamento participativo’), soit la possibilité pour les habitants des différents
quartiers de définir très concrètement et très démocratiquement
l’affectation des fonds municipaux. C’est-à-dire décider quelle type
d’infrastructures ils souhaitent créer ou améliorer, et la possibilité de suivre
à la trace l’évolution des travaux et le parcours des engagements financiers. Aucun
détournement de fonds, aucun abus n’est ainsi possible, et les investissements correspondent
exactement aux souhaits majoritaires de la population des quartiers. »1
Le fonctionnement des assemblées qui associent des milliers d’habitants, les formes de mandat et
délégation mises en place, le système qui permet effectivement une certaine dose de
contrôle et une meilleure efficacité de certaines dépenses publiques, ont
été suffisamment décrits, dans d’autres publications, pour qu’il ne soit pas
nécessaire d’y revenir ici. En revanche, les limites ne sont jamais signalées, ce qui
donne lieu à des phénomènes d’idéalisation et à des confusions.
Bien peu d’articles et de textes publiés en France pour encenser le budget
participatif mentionnent qu’il ne concerne qu’entre 10 % et au maximum 20 %2 des seules dépenses budgétaires de la ville de Porto
Alegre ou de l’État de Rio Grande do Sul (c’est-à-dire les sommes qui y sont
affectées aux investissements nouveaux). On oublie encore plus souvent de dire que les
décisions populaires portant sur cette fraction des dépenses ne sont que des
recommandations, de caractère indicatif, le dernier mot restant aux autorités
élues selon les mécanismes étatiques traditionnels de la démocratie
représentative : maire, adjoints et conseil municipal ; gouverneur, gouvernement et parlement
d’État3. Et l’on évite surtout de
souligner que la gestion des 80 ou 90 % restants des dépenses, de même que celle de la
totalité du volet des recettes, demeurent du ressort exclusif de ces mêmes
autorités.
L’argument selon lequel la démocratie participative rapproche le citoyen du processus de
décision, en permettant d’éviter ou limiter les processus de bureaucratisation, doit donc
être replacé et « proportionné » dans le cadre de cette
réalité : tout au plus, 10 % du total des lignes budgétaires (produits et charges), et
à titre indicatif. Cela signifie que les grandes décisions politiques, qui se traduisent dans
les choix généraux de l’orientation budgétaire, échappent à toute
forme d’intervention citoyenne directe. Une démocratie parlementaire dans le cadre de laquelle
les députés ne pourraient décider que de l’affectation d’une enveloppe,
déterminée à l’avance, représentant 10 % du budget, serait certainement
considérée à juste titre comme une caricature de démocratie
représentative. Pour les mêmes raisons, parler de « la démocratie directe de Porto
Alegre » constitue pour le moins une exagération grossière.
Lorsqu’ils sont interpellés sur ces limites, les administrateurs du budget participatif
répondent en général deux choses. Premièrement, qu’ils sont eux-mêmes
limités dans leurs ambitions par les impositions de la légalité bourgeoise. C’est
en partie (non totalement) exact, étant donné qu’ils respectent cette
légalité de façon absolue. Deuxièmement, que l’on ne peut pas augmenter
à l’infini la part des investissements, puisque cela signifierait diminuer celle des
dépenses de fonctionnement, dont le poste principal est constitué par les salaires des
travailleurs des services publics ; ou alors, cela impliquerait d’augmenter les impôts, qui
représentent déjà une lourde charge pour la population...
Ce qui est certain en tous cas, c’est que le budget participatif n’inclue pas le moindre
mécanisme de codécision ni même de consultation des syndicats des employés de
l’État ou de la municipalité, en ce qui concerne la détermination de leur salaire.
Le rapport salarial en tant qu’expression et base du rapport d’exploitation demeure ainsi
totalement intact, cela dans une situation où les cadres du gouvernement (parmi eux ceux du budget
participatif) touchent des traitements qui sont de 10 à 20 fois plus élevés que ceux des
travailleurs du rang… Et ne parlons pas des chômeurs auxquels pourrait venir l’idée
saugrenue de demander un revenu décent pour tous : cette question est complètement hors
sujet.
En ce qui concerne la politique d’imposition, le gouvernement de Rio Grande do Sul et la
municipalité de Porto Alegre dirigés par le Parti des travailleurs (PT) sont plus
sélectifs que ne le sont la plupart des autres autorités étatiques territoriales dans la
détermination des exemptions fiscales en faveur des entreprises, comme moyen de « favoriser
l’emploi ». Ils favorisent les capitalistes locaux (les « gauchos ») plutôt que
les très grandes entreprises multinationales que courtisent les autres gouvernements territoriaux.
Ainsi le groupe automobile General Motors s’est-il vu refuser les subventions pharaoniques qu’il
demandait pour investir et a-t-il choisi de s’installer dans l’État de Bahia, où
toutes ses conditions étaient acceptées par l’oligarchie locale. Mais la
municipalité et le gouvernement de Rio Grande do Sur se gardent bien d’appeler à la
collaboration et mobilisation des travailleurs et de leurs organisations syndicales pour lutter contre
l’évasion fiscale que tout le patronat pratique à grande échelle. En revanche, le
gouvernement PT a décrété, comme l’une de ses premières mesures, une
augmentation sensible des cotisations de sécurité sociale des employés du secteur
public. Ces réalités ont été mises en évidence par les travailleurs de
l’enseignement lorsqu’en mars-avril 2000, avec leur syndicat CPERS (86.000 adhérents, le
plus important de l’État, affilié à la CUT), ils ont mené pendant 32 jours
la plus grande grève de ces dernières années dans l’État de Rio Grande do
Sul, contre la politique salariale du gouvernement d’Olivio Dutra4. Parmi les principaux slogans de leurs manifestations figuraient ceux de
« Olivio, attaque les fraudeurs, pas les travailleurs », et « Olivio,
l’éducation a besoin de l’argent de l’exemption ».
Il n’y a pas non plus de « démocratie participative » qui vaille pour tout ce qui
concerne le paiement rubis sur l’ongle des intérêts de la dette (paiement assuré
par le gouvernement fédéral après reversement des quotes-parts dues par chaque
État), poste représentant quelque 15 % du budget du Rio Grande do Sul. Ainsi, non seulement la
politique du budget participatif n’a rien d’anticapitaliste, mais elle n’est même pas
franchement « anti-néolibérale ». Dire cela équivaut moins à faire
une critique qu’un constat, lequel représente en revanche une invitation pressante à
certains de ne pas raconter n’importe quoi et à d’autres de ne pas prendre des vessies
pour des lanternes. Le Rio Grande do Sul n’est pas extérieur aux rapports de classe sociaux et
politiques du Brésil industrialisé dans son ensemble. C’est ainsi que la situation
générale dans le sud brésilien est bien différente de l’image
d’Épinal d’un paradis rouge gaucho. Les travailleurs et la population du Rio
Grande do Sul connaissent les mêmes difficultés que ceux du reste du pays : salaires de
misère, précarité, chômage (d’un taux de 17 %), manque de terres pour les
agriculteurs. Dans le texte par lequel il expliquait sa démission en novembre 2000 du gouvernement
d’Olivio Dutra, et sa rupture avec l’orientation que ce dernier maintient, un responsable du PT
dénonçait entre autres la politique fiscale et sociale des autorités de
l’État, le combat qu’elles avaient mené contre les revendications des enseignants
et la grève du CPERS, mais aussi leur appel aux forces de police pour réprimer
l’occupation par le MST (Mouvement des paysans sans terre) du siège de l’INCRA (Institut
national de colonisation et réforme agraire) situé à Porto Alegre5.
Non seulement le budget participatif ne met nullement en cause la domination du capital,
mais il aide dans une certaine mesure à huiler, mieux « réguler » son
fonctionnement économique, en lui permettant de mieux adapter ses objectifs, ses projets
d’investissement, à la demande solvable. Un autre militant brésilien signale ainsi que
« les entreprises elles-mêmes s’intègrent au projet de ‘budget
participatif’, en démontrant que tous ‘participent’. Dans l’État de Rio
Grande do Sul et sa capitale, Porto Alegre, l’importante entreprise de télécommunications
CRT (Compagnie du Rio Grande de Télécommunication) a décidé qu’à
partir de cette année, elle participerait aux réunions des instances de cette
‘démocratie participative’. Ses dirigeants affirment ainsi que ‘la CRT a bien
compris que ces réunions constituent l’espace le plus adéquat afin d’ajuster les
plans d’expansion de l’entreprise (…) C’est une initiative simple et de faible
coût. Un bon exemple à suivre par les entreprises et les
gouvernements’ »6.
D’ailleurs, il n’est pas vrai non plus que ce mode de gestion soit l’apanage exclusif du PT
ou de secteurs de sa gauche. « Le Parti des travailleurs (PT) veut présenter cette
idée comme une innovation, mais en réalité elle n’est pas neuve au Brésil.
Les municipalités de Lajes, dans l’État de Santa Catarina, et de
Boa Esparança, dans l’État de Espirito Santo, alors entre les mains du PMDB,
avait appliqué cette initiative, pas avec ce nom mais avec exactement le même contenu, à
l’époque de la dictature militaire [le Parti du mouvement démocratique du
Brésil était alors la principale formation bourgeoise d’opposition, NdlR]. Peu
après sont apparus les cas de la ville de Diadema, dans l’État de
São Paulo, en 1983 sous direction PT, et de Vila Velha (Espirito
Santo).
« (…) Lorsque l’on considère les divers gouvernements municipaux en exercice de
1997 aux dernières élections municipales de 2000, on s’aperçoit que le
modèle du « budget participatif » a été adopté par 140
municipalités, dont 34 étaient dirigées par les partis de droite ou de centre-droit PFL,
PPB, PMDB et PSDB (…) On s’attend à ce que ce nombre augmente, non seulement du fait des
gains municipaux du PT (qui gère désormais 187 villes) dans les dernières
élections, mais aussi parce que d’autres partis, de droite et de centre-droit, ont d’ores
et déjà affirmé qu’ils appliqueraient ce système, indépendamment du
fait que dans certains cas sa dénomination soit différente. Dans son programme de gouvernement,
Marta Suplicy, la nouvelle mairesse de São Paulo, ville la plus riche du pays, introduit le
‘budget participatif’ (…) Mais que personne ne s’en étonne, puisque la
politique du dit ‘budget participatif’ est appliquée jusque dans des villes des
États-Unis telles que Phœnix, Arizona »7.
Il n’y a effectivement pas lieu de s’étonner, puisque le PT est un parti réformiste
dont le programme de gouvernement ne va guère plus loin que l’anti-libéralisme prudent
affiché par Jospin dans sa campagne électorale de 1997. Certes, c’est un parti
réformiste particulier, conservant des traits « travaillistes » et autorisant la
présence en son sein de tendances qui se réclament du socialisme et éventuellement de la
révolution. C’est justement pour cette raison que de telles tendances peuvent se retrouver, dans
une situation non révolutionnaire, non caractérisée par une forte offensive des
travailleurs et du mouvement de masse, en charge d’importantes responsabilités étatiques.
Dans un tel cadre, les contradictions et dangers sont évidemment considérables...
On a vu que le type de coparticipation populaire prévu par le budget participatif peut parfaitement
s’avérer fonctionnel à l’activité économique des
« entreprises », c’est-à-dire, pour parler un peu crûment, aux profits
patronaux. De même sur un plan politique, il peut parfaitement servir comme outil de répartition
de la pénurie que le capital organise au niveau des services publics. Et il y sert. Le gouvernement de
Rio Grande do Sul avait expliqué aux enseignants, comme l’aurait fait n’importe quel
gouvernement bourgeois, qu’il ne pouvait pas les augmenter parce qu’il n’avait pas les
fonds pour cela. Eh bien, c’est exactement la même logique qui est à l’œuvre
en ce qui concerne la politique d’investissements !. Faut-il goudronner telle route ou telle autre ?
Rénover telle école dont le toit fuit ou agrandir tel groupe scolaire qui implose sous la
progression des effectifs ? Construire un dispensaire ici ou réparer les canalisations là-bas ?
A travers les organes territoriaux et thématiques du budget participatif, les habitants se trouvent
ainsi « mis en concurrence » et opposés les uns aux autres. Ils sont invités
à élaborer et présenter (avec le soutien des techniciens de l’État ou de la
municipalité, qu’ils ont donc intérêt à bien traiter…) les
« meilleurs projets possibles », afin de l’emporter
« démocratiquement »... sur leurs compagnons d’infortune.
La perversité d’un tel retournement d’une idée paraissant a priori progressiste
tient évidemment aux limites imposées par la domination du capital et de l’État...
mais surtout à l’impossibilité et/ou au refus de les transgresser. Une assemblée
générale de travailleurs cesse d’être un cadre d’autodétermination
progressiste si elle vote l’acceptation des licenciements imposés par les actionnaires. De
même, « l’intervention citoyenne » ne peut prendre de contenu progressiste, donc
révolutionnaire, que dans la dynamique d’une mobilisation anticapitaliste.
Si par extraordinaire des militants révolutionnaires se retrouvaient
aujourd’hui en France (ou ailleurs) à la tête d’une municipalité de quelque
importance (ce qui dans la situation actuelle, sans que se produisent de grands changements dans la lutte de
classes, apparaît tout de même peu probable), sans doute appliqueraient-ils certaines des
idées qui sont avancées pour justifier le « budget participatif ». Mais,
c’est en tout cas à espérer, ils le feraient très différemment. Pas en
restreignant l’intervention des masses à la sphère de la répartition des
dépenses d’investissement, mais en les invitant à s’approprier la
globalité de la politique municipale, comme à contrôler les personnes
chargées de sa mise en application. C’est-à-dire non à « participer »
à la marge, mais à décider réellement et effectivement, donc
politiquement.
C’est seulement dans ces conditions que les formes démocratiques, en s’étendant et
en devenant ainsi effectives, peuvent servir à la subversion de l’ordre du capital et
préfigurer, aider à préparer un processus socialiste. Mais cela signifie abandonner le
terrain de la « participation » pour entrer sur celui de la « décision »,
passer de la démocratie « participative » à une démocratie authentique,
combinant d’ailleurs des expressions « directes » comme
« représentatives » (avec contrôle et révocabilité des
représentants).
Admettons cependant, de façon très hypothétique, que des révolutionnaires
socialistes gagnent les élections municipales dans des villes grandes ou moyennes alors même que
les contraintes extérieures resteraient telles qu’il s’avèrerait impossible
d’aller au-delà du type de participation mis en œuvre à Porto Alegre. Au minimum,
une municipalité « rouge » expliquerait clairement aux travailleurs et à la
population quelles sont les limites imposées à son action par le système capitaliste et
le fonctionnement général de l’État bourgeois, et elle les appellerait à se
mobiliser à ses côtés pour tenter de les transgresser. En aucun cas elle
n’affirmerait que le « budget participatif » représente sous quelque forme que ce
soit une expérience dont la généralisation pourrait mener au socialisme.
C’est-à-dire qu’elle ne ferait pas ce que fait la tendance du PT Démocratie
socialiste, affiliée à la Quatrième Internationale (Secrétariat unifié) et
très influente dans les institutions du budget participatif de Porto Alegre et du Rio Grande do
Sul8. Certains articles politiques rédigés
à l’occasion de tel ou tel événement sont plus significatifs, mais il vaut mieux
se référer, pour étayer cette affirmation, à un document « officiel »
et de caractère programmatique, tel que les Thèses pour une actualisation du programme du
Parti des Travailleurs, adoptées par la 5ème conférence nationale de
Démocratie socialiste tenue en juin 1999.
Les problèmes de la rupture révolutionnaire, de l’affrontement à
l’État bourgeois et de sa destruction, de l’abolition du capital et du salariat, y sont
totalement évacués, voire parfois directement niés, au profit d’une
démarche graduelle centrée sur « la création d’institutions qui prennent
la place du marché capitaliste et de l’État bourgeois, institutions basées la
‘libre association des travailleurs’, sur l’activité autonome, démocratique
et souveraine de la population, institutions qui interviennent dans la gestion de la chose
publique » ; autrement dit, le socialisme est la généralisation de la
démocratie participative grignotant progressivement des parcelles de pouvoir. Très
progressivement, puisque c’est seulement « à très long terme » que
« reste valable la formulation de Marx selon laquelle une société réellement
libre aura éliminé la production de marchandises, et donc le marché et toutes les
catégories marchandes », et qu’elle « aura réussi à faire
disparaître l’État comme appareil politique autonomisé ». Logiquement,
ce texte revisite la vieille division entre programme minimum (ce qui est aujourd’hui
« possible ») et programme maximum (le socialisme pour un avenir indéterminé) :
« comme perspective pour l’époque actuelle, comme axe d’un programme
démocratique et populaire, notre proposition doit être bien plus limitée :
développer toutes les formes d’auto-organisation populaire et de contrôle social sur
l’État et le marché ». D’ailleurs « nous ne défendons
comme perspective immédiate ni la disparition de l’État – c’est
évident – ni sa réduction. Ce que nous défendons, c’est sa
transformation… ».
Ce qui est posé est donc une transformation graduelle de l’État bourgeois, toujours au
moyen de la démocratie participative improprement caractérisée
« auto-organisation » ou « contrôle social ». Quant aux « axes
d’un programme démocratique et populaire », programme de gouvernement du PT en cas de
victoire dans les élections fédérales de 2002, les plus audacieux avancés pour
impulser une « réorientation de l’économie » sont
« l’étatisation avec contrôle social du système bancaire et
financier » et la « ré-étatisation des entreprises stratégiques
privatisées ». Très loin de la répudiation de la dette publique
illégitime, ce même programme se borne à préconiser une « suspension du
paiement de la dette extérieure et (un) audit ». En quoi cela se distingue-t-il des
programmes les plus traditionnels du réformisme historique ? Encore une fois, en rien, sauf par la
démocratie participative (principal levier d’une « démocratisation radicale de
la société ») et l’utilisation de la phraséologie
« citoyenne », faussement anti-autoritaire, qui distingue le néoréformisme
post-chute du Mur de Berlin.
Un auteur influent, déjà cité, qui pensait il y a un an que
« le nouveau siècle commence à Porto Alegre », vient de découvrir
qu’en fait, il n’aurait débuté qu’à Manhattan lors de
l’effondrement des tours du World Trade Center : « après les événements
du 11 septembre (…) succédant au cycle entamé le 9 novembre, lors de la chute du mur de
Berlin, une nouvelle période historique vient indiscutablement de démarrer »9. Il est vrai que la situation internationale est complexe et que des
tendances contraires y agissent, dans un cadre général restant caractérisé
principalement par l’offensive capitaliste-impérialiste. Cependant, face à ces
interprétations changeantes, on se sent d’autant plus en droit de soumettre une autre
hypothèse : et si le 21ème siècle avait commencé le 20 décembre
à Buenos Aires ? Autrement dit, si la perspective ouverte pour ce siècle était celle
d’une barbarie et d’un chaos grandissants, de grandes actions directes des masses en dehors des
institutions et contre elles, de l’impossibilité d’alternatives viables dans le cadre du
système capitaliste, et de la nécessité immédiate de bâtir une issue
socialiste ?
En mai 2001, les maires de Porto Alegre, São Paulo, Belo Horizonte (Brésil), Montevideo
(Uruguay) et Rosario (Argentine) s’étaient réunis à Buenos Aires à
l’invitation de son premier magistrat, le politicien de « centre-gauche » Anibal Ibarra
(devenu en fin d’année l’un des principaux soutiens du gouvernement d’union
nationale de Duhalde), dans un « Sommet des maires des grandes villes du cône sud ». A son
ordre du jour, un point : la mise en œuvre du budget participatif10. Depuis cette date, hélas, le projet n’a pas vraiment avancé en
Argentine. C’est que dans ce pays, il n’y a même plus de pénurie à partager.
En revanche, les piqueteros et motoqueros y donnent l’exemple d’un autre type
de participation démocratique. Il n’y a aucun doute que ce sont eux qui symbolisent
l’avenir.
Article de Carré Rouge n°20, janvier 2002
Jean-Philippe Divès
Notes
1 « Porto
Alegre », éditorial du Monde Diplomatique, janvier 2001.
2 Selon une conférence donnée le 14 juillet 1999
par Raul Pont, alors maire de Porto Alegre, et publiée sous le titre
« Démocratisation de l’État : l’expérience de Porto
Alegre », les investissements de la ville approchaient cette année les 20 %. Texte
disponible sur le site Internet de la revue catalane Espai Marx (Espace Marx), http://www.espaimarx.org/.
3 Le Brésil est une république
fédérale dans laquelle les 23 États et 3 territoires disposent de larges pouvoirs
étatiques autonomes. Y compris d’ailleurs de pouvoirs de répression, à travers les
polices « militarisées » qui sont équipées d’armes de guerre et de
tanks.
4 Les travailleurs exigeaient que le salaire de base des
enseignants passe de 129 à 377 réais, et celui des personnels administratifs de 121 à
353 réais. Le gouvernement Dutra, qui proposait un réajustement de 10 % échelonné
sur 6 mois, s’est opposé à la grève en dénonçant son
caractère « corporatiste » de concert avec les principaux médias de
l’État. Le mouvement s’est conclu par une semi-défaite, les travailleurs
n’obtenant qu’une augmentation de 14 %. Les cadres de l’administration gouvernementale
touchent jusqu’à 4.500 réais. Le réal (pluriel, réais) vaut à peu
près, sur le marché des changes, un demi-euro.
5 « Pourquoi j’ai quitté le gouvernement
Olivio », par Jorge Santos Buchabqui, avocat et militant pétiste, ex-Secrétaire
à l’Administration du gouvernement Olivio Dutra. Publié dans le journal Esquerda
Socialista, n° 1 de janvier 2001.
6 Basilio Abramo, La gauche en débat, 9 juin
2001, http://www.clasecontraclase.cl/. Les propos cités
de la direction de la CRT ont été reproduits dans un article, titré
« Téléparticipation », publié le 23 décembre 2000 par le
grand quotidien Folha de São Paulo.
7 Texte cité ci-dessus. On doit également
mentionner, comme l’une des études critiques les plus sérieuses et
équilibrées ayant été utiles à la rédaction de cet article, le
texte de Mariucha Fontana et Julio Flores, deux responsables du PSTU du Brésil, titré
Budget participatif : dans les limites de l’ordre bourgeois (revue Marxismo Vivo
n° 3, mai 2001 ; http://www.marxismalive.org/). Et remercier
plusieurs membres du courant Cours Nouveau (notamment Dalmo au Brésil, Nora et Roberto en Argentine,
Chepa en Espagne) qui nous ont transmis sur ce sujet de fort nombreux textes et documents.
8 Ainsi que l’exprime une somme d’articles, textes
et documents publiés régulièrement par la revue Inprecor dans sa rubrique Brésil
(http://www.inprecor.org/). Les thèses de DS citées
juste après sont parues dans le numéro 443/444 de janvier 2000.
9 Ignacio Ramonet, éditoriaux du Monde
Diplomatique, respectivement de janvier et décembre 2001.
10 Voir le dossier publié le 14 mai 2001 par le
principal quotidien argentin, Clarin, sous le titre « Ils gouvernent de grandes villes et
veulent que les gens participent ». Son article principal commence par la phrase : « Le
concept est ancien, il s’en va et il revient selon les époques politiques. C’est la
démocratie participative, qui séduit du centre à la gauche et effraie du centre à
la droite… ». L’éditorial de cette même édition, « Les
défis des gouvernements locaux », apportait un franc soutien à cette
initiative.
URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/en_question/2002-01-20-Budget_participatif.html