Juillet 2000, il y a à peine un an, le conflit des Cellatex commençait. Une
fraction de la classe des salariés de ce pays, ex ou futurs licenciés, jeunes ou vieux,
solidaires, allait s'identifier à cette lutte. Mieux : la détermination des Cellatex, que
traduisaient leurs modes d'action, allait faire de la lutte de cette petite entreprise de l'Est de la
France un porte-drapeau pour nombre de travailleurs, qui pendant l'été dernier, devaient
lutter pour conserver leur emploi (Adelshoffen, Bertrand Faure...). Mais si on recourait à des formes
d'action similaires, ce fut une fois encore les uns après les autres.
9 juin 2001 : ce sont plusieurs entreprises victimes de « plans sociaux » qui cette fois, par
l'intermédiaire de délégations plus ou moins fournies, sont venues dire
« toutes ensembles » non aux licenciements. La lutte des travailleurs de Cellatex, plus
généralement les luttes de l'été dernier, ne sont pas
étrangères à cette évolution. Mais il faut y voir aussi l'effet de
maturations politiques plus profondes. D'une part, l'émergence d'une conscience des enjeux
du capitalisme mondialisé : délocalisations, licenciements au nom d'une rentabilité
jugée trop faible par les actionnaires, ou bien au nom des pertes financières due à la
concurrence ne peuvent se réduire au « cynisme » ou à l'incompétence
individuelle de tel ou tel patron, mais s'expliquent plutôt comme le résultat d'un
système économique global.
Cela peut entraîner le fatalisme ou bien la conscience de la nécessité d'une lutte
d'ensemble. Le travail du mouvement anti-mondialisation n'est pas étranger à cette
prise de conscience. Millau 2000 et la lute des Cellatex s'étaient tutoyés dans le temps
sans avoir conscience de leur intimité. Le sommet de Nice en décembre 2000 a vu les rangs des
anti-mondialisation rejoints par celui de cortèges syndicaux importants, sur le mode
néo-réformiste des appareils syndicaux de la C.E.S. certes, mais ceux-ci ont conforté
malgré eux ce qui semble être un acquis : la participation des éléments les plus
militants du mouvement syndical à la lutte anti-libérale.
C'est dans ce mouvement global que s'inscrit le 9 juin qui a enfin vu la rencontre entre des
travailleurs victimes de plans de licenciements et les militants qui combattent soit le libéralisme,
soit le capitalisme mondialisé, et parmi eux, les militants d'extrême gauche. La perception
d'enjeux mondiaux a trouvé son expression politique dans la volonté de lutter contre TOUS
les licenciements, et non pas contre tel ou tel plan particulier et sa force sociale : le « tous
ensembles ».
Ces propos d'un militant syndical de Lu-Danone, proche des révolutionnaires, semblent maintenant une évidence pour de nombreux salariés en lutte. D'abord parce ce que « ça nous sort de notre isolement »3 comme le dit une ouvrière de DIM et parce que la lutte contre les licenciements concerne « toute la société »4.
La question de chaque plan de licenciement pose aux salariés concernés et
à l'ensemble des travailleurs une question sociale et politique qui les dépasse : c'est
ce qui fut à l'origine de la popularité non recherchée du conflit des Cellatex. Elle
pose aussi la question des outils organisationnels pour mettre la question des licenciements sur la place
publique. La mise en avant du boycott des produits Danone par une partie des salariés a
été la réponse spontanée pour susciter cette fois de manière
assumée, une large adhésion populaire à la cause des licenciés. Une fois
dépassées ces limites de l'entreprise « où l'on perd chacun dans son coin
les uns après les autres », restaient à franchir les obstacles pour traduire le premier
élan de solidarité autour du boycott en mouvement social. La rafale de plans sociaux en a
fourni le contexte, le nouvel air du temps de ce printemps 2001 en a favorisé l'initiative.
Élément important de cette mobilisation, les salariés de Lu-Danone, de Marks et Spencer
et dans une moindre mesure, d'A.O.M., se sont substitués aux confédérations
syndicales défaillantes. Le PCF, après Calais, envisageait alors une initiative nationale. LO
et la LCR avaient répondu Banco. Le créneau était favorable... Restait tout à
faire. Tout à été fait, malgré et contre le boycott des directions
confédérales de la CFDT, de la CGT et de FO, malgré la FSU qui n'a pas
mobilisé à la hauteur de ses possibilités.
Et c'est cela le premier succès des intersyndicales à l'initiative du 9 juin : avoir
réussi pour la première fois en France une manif à Paris regroupant près de 30000
personnes qui n'était à l'initiative ni des partis de gauche traditionnels, ni des
grandes confédérations syndicales.
Un ancien « mouvement ouvrier » était en grande partie absent de la mobilisation pour le
9 juin et des rangs des manifestants. Ce sont des forces nouvelles qui ont pris le relais. C'est un
acquis important qui est inscrit dans la conscience de milliers de militants.
Le PC, tout en ne faisant pas le maximum, a fait fonctionner ses réseaux, mobilisant
suffisamment pour ne pas être noyé par l'extrême gauche, répondre à
l'appel du pied de Jospin, qui en décalant le vote du projet de loi Guigou, a tenté de
faire du 9 juin une mobilisation en faveur des propositions d'amendements du PCF. Lutte Ouvrière a
mobilisé ce qu'elle appelle « son » milieu, fournissant le plus gros cortège
après le PC (5 à 6000 manifestants). Cette mobilisation était à l'image de
celle du PCF : une mobilisation de boutique dont le but essentiel était de permettre à la
direction LO de gonfler ses muscles vis-à-vis du PC et de la LCR, mais absolument pas d'ancrer la
discussion sur le 9 juin dans les entreprises ou à tout le moins, dans les sections syndicales.
L'attitude de la direction de LO défendant publiquement que sans le PCF, point de salut, marque
une étape de son évolution.
C'est donc pour l'essentiel à la LCR, à la fraction de LO, à bien des militants
révolutionnaires « non organisés », à des ex-militants, à des
proches, mais aussi à des militants de SUD ou d'AC !, que l'on doit le travail politique pour
donner un ancrage à cette mobilisation du 9 juin.
D'abord dans l'initiative de cette manifestation nationale, auxquels ils ne sont pas
étrangers. Ensuite dans la campagne d'opinion en faveur de cette manif, plus large par son ampleur
que le nombre des manifestants. Pendant 4 semaines, un travail important a été mené pour
l'information en direction des salariés et des jeunes, l'organisation matérielle des
transports en Province, l'animation des structures collectives de mobilisation, la vente de bons de
soutien pour financer les départs, mais surtout, la lutte politique pour engager des sections
syndicales à reprendre l'appel unitaire des Lu, Marks et Spencer, A.O.M. La participation
syndicale ou associative au 9 juin est à la fois le produit d'une maturation des consciences et le
résultat du travail syndical mené par les révolutionnaires ou les syndicalistes de
la gauche critique non gouvernementale depuis des années voire des décennies dans les syndicats
et dans les luttes partielles : si la manif a eu lieu, si les syndicats SUD étaient nombreux, s'il
y a eu bon nombre de syndicats d'entreprise signataires de l'appel unitaire, c'est une
première et c'est le produit de notre travail.
Le 9 juin, c'est le début d'une force autonome des révolutionnaires dans l'action
au niveau national. Les cortèges animés par des militants révolutionnaires, ceux des
anti-libéraux ou des militants syndicaux dont ils ont été l'aile marchante
représentaient sans doute pas loin de la moitié de la manifestation, chiffre proche de la
proportion des effectifs ramenés de province
Un produit encore modeste en termes numériques. Mais pour un manifestant, combien de syndiqués
au courant de l'initiative, la soutenant, politiquement, financièrement, ayant distribué
des tracts d'information , c'est à dire qui ont participé au mouvement d'ensemble,
plus profond que la manifestation lui même.
C'est notamment pourquoi le 9 juin peut constituer un maillon de plus vers la reconstruction d'une
identité sociale et politique indépendante du camp des salariés. A condition que ceux
qui ont contribué à en façonné le succès surmontent les limites de leur
propre intervention.
Les cortèges d'entreprises étaient peut-être nombreux (30 ?), mais
peu fournis, allant de délégations d'une dizaine de personnes à 50 voire 100
personnes et au-delà (Lu-Danone, DIM). Mais à titre d'exemple, on n'a pas
retrouvé les chiffres de manifestants des défilés d'A.O.M. (2000 personnes), de
Lu-Danone, de Marks et Spencer des dernières semaines. Les travailleurs qui étaient là
étaient ceux qui voulaient faire connaître leur lutte au-delà de leur ville ou de leur
région, qui voulaient de pas se battre tous seuls. C'étaient ceux « qui attendaient
ça depuis des années », ou ceux, moins nombreux, qui pensent que la lutte contre leur
licenciement passe par la lutte contre les licenciements en général.
Faire en sorte que ceux-là soient toujours plus nombreux revient à trouver les moyens
politiques pratiques pour rendre effectif, immédiat le mot d'ordre d'interdiction des
licenciements, non pas pour un horizon qui peut apparaître lointain et hypothétique mais comme
un levier pour lutter dès maintenant contre les licenciements d'aujourd'hui, c'est
l'étape suivante qui permettra à ce mot d'ordre de devenir plus qu'un mot
d'ordre : une perspective pour le camp des salariés...
Et c'est à ce niveau-là sans doute que la rencontre entre des fractions
déterminées de salariés et les révolutionnaire a été
manquée le 9 juin.
Car s'ils ont prêté l'oreille aux mots d'ordre des révolutionnaires,
qu'ont entendu les salariés qui manifestaient ? LO et la LCR intimant au députés
PCF de ne pas voter la Loi Guigou. Les uns ou les autres réclamant l'interdiction des
licenciements (mais comment au fait ? Par une loi ? Votée par qui ? ), ou scandant de manière
évidemment juste mais forcément un peu incantatoire des mots d'ordre qui remettent en cause
le pouvoir patronal. La question n'est pas d'avoir les bons mots d'ordre bien sûr. Mais il
est quand même significatif qu'ayant fait jeu égal dans la rue avec le PCF, les
organisations révolutionnaires n'ait eu comme suite concrète et immédiate à
proposer au 9 juin... que la pression sur le vote PC du 135!
Il est paradoxal de mesurer une rupture des classes populaires avec les partis de la gauche plurielle, et la
classe politique en général, et de ne pas en tirer les conséquences politiques. Il ne
s'agit pas simplement de favoriser l'auto organisation des travailleurs, mais de lui donner une
traduction politique qui ne se limite pas à recoller à des députés de gauche
déphasés.
LO dans l'éditorial de son hebdomadaire en vente sur le parcours de la manif, parle d'un plan
de mobilisation à préparer dès maintenant. Ce qui est pour la direction de LO une figure
de style est en fait la question de l'heure :
Oui, il faut rendre tangible la perspective d'une loi interdisant les licenciements, et
donc des organes qui pourraient la mettre en œuvre : non seulement un gouvernement des travailleurs
issus des urnes l'an prochain, mais issu surtout des mobilisations qui en seraient dès maintenant
un pouvoir exécutif local.
L'interdiction des licenciements peut être la résultante de l'interdiction pratique
dès maintenant des licenciements chez Lu, AOM, Marks et Spencer, DIM, etc.
Les luttes des salariés élaborent une méthode que nous devons collectiviser : quelque
chose qui se situe entre la détermination des Cellatex et l'ouverture sur l'extérieur
des Lu-Danone. Sans liens avec les autres salariés mobilisés, une lutte à la Cellatex
peut se transformer en Fort Alamo : c'est ce que tous les licenciés veulent maintenant
éviter, tout en ayant recours au moyen de pression que constitue l'occupation des locaux.
Très ouverte sur l'extérieur, une lutte comme celle des Lu s'attire une forte
sympathie, mais de manifs en manifs à Calais, Alençon, Londres, Paris, peut prendre le risque
de ne concerner qu'une minorité très déterminée et manquer l'enracinement
dans l'entreprise et son tissu local, social, qui est déterminant. Pourtant, c'est la voie
ouverte par les Lu-Danone qu'il nous faut explorer.
L'appel au boycott de Danone partant d'une partie du personnel, la constitution d'une
association de défense de l'emploi ont quasiment été des réflexes
immédiats.
C'est que la question économique est devenue sociale, et la question sociale est devenue
politique. C'est d'ailleurs ainsi que la gèrent les patrons.
Repliés sur leur entreprise, même importante quand bien même ils lutteraient pied
à pied pendant des mois, des travailleurs ne pourraient pas interdire des licenciements. Par contre,
un ancrage très fort sur une entreprise, qui, façon Cellatex, n'aurait non seulement aucun
respect sacré pour l'outil de travail, si ce n'est celui de le revendiquer comme
propriété collective du travail ouvrier, qui se servirait de sa force physique comme instrument
de confiscation-réquisition du capital machines, des laboratoires, des directeurs, des possessions
immobilières, mais qui à la fois susciterait toutes les aides extérieures, les
solidarités, les complicités, les moments de chaleur humaine, de discussions et de
débats qu'une lutte peut générer, ouverte à tous ceux, familles, élus,
associations, intellectuels, jeunes, artistes ... une telle lutte serait peut être plus en mesure de
rendre effective l'interdiction des plans de licenciements par les salariés et ceux qui les
soutiennent, en générant autour des îlots de résistance les germes contagieux de
la lutte sociale et politique.
Dans les syndicats, les associations, dans la jeunesse, les solidarités ne demandent qu'à
s'exprimer comme en a témoigné le phénomène boycott de Danone. Et c'est
là que les révolutionnaires peuvent jouer un rôle irremplaçable.
La mobilisation pour le 9 juin a généré dans de nombreuses villes de
province des collectifs unitaires de mobilisation. Ils sont parfois embryonnaires, inexistants. Quoi
qu'il en soit, ils sont à étoffer, à poursuivre, à populariser et
s'inscrivent dans une reconstruction plus large du mouvement ouvrier. Quelle agglomération peut
être certaine que demain, surtout avec le ralentissement économique prévu, elle ne
connaîtra pas son phénomène Moulinex ou Péchiney ?
C'est pour anticiper de telles menaces, voire les combattre dès maintenant que nous devons
poursuivre donner, vie et chair politique aux structures collectives qui se sont ébauchées
avant le 9 juin.
L'initiative peut en être d'ailleurs tant locale que nationale. Dans la foulée du 9
juin et à l'exemple de l'Association des Lu-Danone pour la défense de leur emploi, les
initiateurs de la manifestation du 9 juin, les syndicalistes qui les ont soutenus et les 200
personnalités qui se sont ralliées à leur appel, pourraient très bien lancer un
appel sous forme de conférences de presse ou d'une pleine page dans Le Monde ou Le Monde
diplomatique à la constitution d'une Association de lutte contre les licenciements, une sorte
d'ATTAC version populaire qui intégrerait la démarche novatrice des intersyndicales de
vouloir intégrer au combat contre le capital « toute la société » :
syndicats, associations, partis politiques. L'intersyndicale de Lu-Danone parle déjà de
prendre d'autres initiatives6. On parle
« d'États-Généraux contre les licenciements7 ».
Des comités locaux de lutte contre les licenciements ou des sections locales d'une telle
association seraient à même de tisser les liens profonds avec la population locale, en premier
lieu les syndicats d'entreprise, pour éviter le « chacun dans son coin », faire
connaître chaque plan de licenciements ou de suppressions d'emplois, informer les travailleurs de
leurs droits, susciter la solidarité, engager les mairies de gauche dans le soutien aux travailleurs
en lutte, leur apporter aide matérielle et morale dans leurs actions, engager la discussion autour des
moyens de lutte contre les licenciements... bref, assumer de façon moderne le rôle que les
bourses du travail ne jouent plus et non seulement multiplier les 9 juin, mais surtout apporter le soutien
nécessaire aux occupations, réquisitions pour faire passer dans les faits l'interdiction de
chaque licenciement et préparer dans les têtes, la force politique qui en fera force de loi.
Le 12 juin 2001
Laurent Cavelier, François Calaret
1 cette expression est empruntée à l'article de Samuel Holder dont Yves Bonin a cité de larges extraits dans le dernier numéro de Carré Rouge, et qui est disponible sur le site : culture.revolution.free.fr
2 Jean Caillou au débat organisé par les Lu-Danone à la fête de Lutte Ouvrière, le 3 juin 2001.
3 Libération, 11 juin 2001.
4 Jean Caillou, Le Monde, dimanche 10 et lundi 11 juin 2001.
5 L'Humanité, 11 juin 2001 et éditorial des tracts LCR, 11 juin 2001.
6 Libération, 11 juin 2001.
7 communiqué de presse de l'intersyndicale Lu-Danone de Ris-Orangis, 11 juin 2001.
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