Nous partons de la lecture de textes de Freud dans lesquels il expose le plus longuement ses
vues sur le fonctionnement de la société. Nous voulons éviter un écueil : celui
de repérer systématiquement un Freud réactionnaire ou progressiste en matière
politique. Il semble au fil de ses écrits que la réalité soit plus complexe.
Freud ne s'est pas engagé vers un parti ou un courant d'idées, mais est resté
tout au long de sa vie à l'écoute de la situation politique et sociale de son
époque, sans que l'on puisse parler d'engagement.
Dans ses lettres de jeunesse, Freud alors étudiant âgé d'une vingtaine
d'années constate : " Il y a décidément bien des choses pourries dans cette
" prison " nommée la Terre, des choses que les institutions humaines pourraient
améliorer dans l'éducation, la répartition des biens, la forme du " struggle
for life " (" lutte pour la vie ").
Voici en germes les préoccupations de Freud concernant les imperfections de la société,
et l'idée que l'homme n'y est pas heureux.
Nos textes de référence seront principalement les suivants :
Ces écrits sont particulièrement marqués par le contexte de la
Première guerre mondiale. Il est certain que cette période a profondément
bouleversé Freud, en tant que penseur et en tant qu'homme dont les deux fils sont allés au
front.
Pendant les années vingt, se profilent d'autres conflits qui aboutiront à la
Deuxième guerre mondiale. C'est la montée en puissance des partis totalitaires. "
Pourquoi la guerre " 1933, entre dans le cadre d'une correspondance entre Einstein et
Freud, qui débuta en 1932 : La société des Nations ayant souhaité favoriser des
échanges de vues entre intellectuels de renom afin de servir la cause de la paix.
Dans un ouvrage tel que " L'avenir d'une illusion " se
dégage l'idée d'une influence pathogène de la civilisation sur l'individu,
civilisation qu'il définit comme suit, p.5, 6 :
" La civilisation présente deux faces : Elle englobe d'une part tout le savoir et tout le
savoir faire que les hommes ont acquis afin de dominer les forces de la Nature, et de gagner sur elle des
biens pour la satisfaction des besoins humains, et, d'autre part, tous les dispositifs qui sont
nécessaires pour régler les relations des hommes entre eux et en particulier la
répartition des biens accessibles."
Pour Freud, le développement de la civilisation va dans le sens d'une répression des
pulsions humaines, (essentiellement la sexualité et l'agressivité.)
Il s'agit de la sexualité au sens large du terme : Freud postule l'existence de "
pulsions de vie ". Celles-ci poussent les hommes à créer des liens entre eux, la
relation sexuelle ne représentant qu'une part des " pulsions de vie ".
" L'édifice de la civilisation repose sur le renoncement aux pulsions
instinctives." ( " Malaise dans la civilisation " p. 47 )
Les forces pulsionnelles sont détournées de leur réalisation, de leur but et mises au
service du travail.
Quand Freud définit la civilisation, il insiste sur la création des biens pour la satisfaction
des besoins. Il décrit dans " Malaise
" les origines du processus de
civilisation, et le fondement de la vie en commun, qui repose pour une part sur la " contrainte au
travail crée par la nécessité extérieure" (p. 50).
P. 291 de " Introduction à la psychanalyse ", 1917, il écrit : " La
base sur laquelle repose la société humaine est en dernière analyse de nature
économique : ne possédant pas assez de moyens de subsistance pour permettre à ses
membres de vivre sans travailler, la société est obligée de détourner leur
énergie de l'activité sexuelle vers le travail. Nous sommes là en présence de
l'éternel besoin vital qui, né en même temps que l'homme persiste
jusqu'à nos jours."
La civilisation interdit l'expression de l'agressivité entre les hommes, et ces interdits
trouvent leur expression dans les valeurs morales qu'elle tente d'imposer :
Le " Aime ton prochain comme toi-même " est un commandement
qu'intériorise l'individu. C'est un " surmoi " qui condamne
l'individu à se sentir angoissé et coupable, à vivre dans un " malaise
" , un mécontentement permanent.
Freud parle d'une " souffrance d'origine sociale " : "
L'humanité pourrait-elle devenir névrosée sous l'influence de la
civilisation. ? " ( " Malaise
", p. 32)
Par les sacrifices qu'elle impose, la civilisation s'attire " l'hostilité
radicale des hommes contre elle. " ( " L'avenir
", p. 12)
Pour lutter contre l'hostilité née des besoins non satisfaits, la société
propose à ses membres des " satisfactions substitutives ", et Freud en dresse ici
la liste, p. 18 :
" Telle qu'elle nous est imposée, notre vie est trop lourde, nous ne pouvons nous passer
de sédatifs. L'homme utilise des stupéfiants qui modifient le chimisme de notre organisme
et nous rendent insensibles à notre misère."
L'homme utilise sa libido à d'autres fins que la sexualité, et retire du plaisir de
l'activité de l'esprit (intellectuel, artiste).
Freud considère l'art comme une possible " satisfaction substitutive ".
C'est un domaine qui s'apparente à l'illusion, et se place en quelque sorte en dehors de
cette réalité qui fait souffrir.
Pour se dégager des exigences de la civilisation, un autre moyen serait de devenir ermite, une autre
échappatoire serait la fuite dans la maladie mentale.
Dans " L'inquiétante étrangeté ", Freud décrit "
la longue série des méthodes que la vie psychique de l'homme a déployées pour
échapper à la contrainte de la souffrance, série qui commence avec la névrose,
culmine dans la folie, et dans laquelle il faut inclure l'ivresse. "
Freud pose la religion comme un des moyens dont dispose la civilisation pour contraindre les
hommes à des renoncements aux satisfactions pulsionnelles. (" L'avenir
"
)
Il faut reprendre ici plus en détail l'origine du sentiment religieux selon Freud. Il part en
quelque sorte d'une fiction : celle d'un homme " totalement en détresse et sans
défense devant les puissances de la Nature. " (p.15)
Pour " humaniser la Nature " et maîtriser sa situation, l'homme invente des
Dieux.
Pour faire face à une réalité difficile, à une Nature hostile, les hommes se
réfugient dans l'illusion qu'il existe une Providence qui veille sur eux.
Les systèmes de croyance sont autant de consolations qui dédommagent des souffrances et
privations imposées à l'homme par la vie en commun dans la culture.
Les membres d'une société supportent les lois morales des cultures, s'ils sont conduits
à croire qu'elles viennent d'une instance supérieure, protectrice. Les croyances
deviennent sources de consolation et maintiennent la paix sociale.
Freud compare la religion à l'action d'un narcotique qui empêche les hommes de
comprendre la vraie nature oppressive de la civilisation.
Freud pense que l'équilibre de ces forces pourrait se rompre. Si une certaine éducation
apprend aux hommes que Dieu n'existe pas, c'est le risque d'une réalisation pulsionnelle
" sans frein ", le " chaos ", et pour le moins, des hommes
libérés de tout devoir d'obéissance aux prescriptions de la culture.
On peut se demander si Freud souhaite ou déplore ce chaos. Il pense que le désordre viendrait
des opprimés qui ont toutes les raisons d'être hostile à la civilisation.
Nous reviendrons plus longuement sur les conceptions de Freud à ce sujet.
" Des esclaves enchaînés portent le trône de la souveraine (la culture).
Malheur, si les pulsions sexuelles étaient libérées ; le trône serait
renversé, la maîtresse foulée aux pieds. La société le sait et ne veut pas
qu'on en parle. " (" Résistances à la psychanalyse. ", 1925,
p.131-2)
A travers cette métaphore qui postule l'existence de dominés, (" esclaves
") et de dominants, (La civilisation " souveraine ") Freud perçoit un ensemble
de forces contradictoires en jeu dans la société, et s'interroge sur l'issue d'un
tel affrontement.
Tout en développant ses vues sur la civilisation, Freud en passe par une
dénonciation explicite de la répression de la sexualité, répression source de
malaise, de névrose :
" C'est en matière de sexualité que la civilisation, l'éducation ont
causé le plus grand dommage. " (" De la psychothérapie ")
La civilisation menace l'amour de " douloureuses limitations. ", car elle s'est
construite sur la répression des pulsions. La sexualité ne peut s'exprimer qu'à
travers un cadre autorisé, le seul " ordre social Bourgeois ". (" Les
explications sexuelles données aux enfants. " in " La vie sexuelle ",
p.8)
Hétérosexualité et monogamie sont les règles, ce qui s'oppose à la
constitution pulsionnelle : multiplicité des buts et objets sexuels.
Dans ces textes, Freud relit clairement la répression sexuelle à l'éclosion des
névroses : Il repère notamment le rôle joué par la religion dans cette
répression.
" Il s'agit de retarder le développement sexuel, et hâter l'influence
religieuse. Ce sont les deux points principaux de la pédagogie aujourd'hui. " ("
L'avenir
", p.47)
Freud dénonce les conséquences néfastes de cet " interdit de penser "
développée par la religion en matière de sexualité, sur la santé psychique
des femmes de son époque. (" Nouvelles conférences sur la psychanalyse
")
En 1915, Freud rédige les " Essais de psychanalyse ". Cet
écrit sera marqué par le contexte de la guerre. Il y reviendra à de nombreuses reprises
dans sa correspondance.
Freud revient sur les " normes morales élevées ", le " renoncement
aux satisfactions pulsionnelles " censées garantir l'existence de la civilisation.
(p.10)
Des droits et des devoirs protègent l'individu en société contre la violence et la
" compétition sans frein. "
Or, ces lois sont bafouées par celui-là même qui les impose : "
L'état civilisé. " C'est la guerre qui sert de révélateur
à ce que Freud appelle " l'hypocrisie de la civilisation. " (p.14)
L'état interdit en temps de paix l'usage de la violence, de l'injustice, mais le masque
tombe : l'existence d'une communauté civilisée fait de plusieurs peuples qui
règlent leurs conflits grâce à des " normes morales " de respect
mutuel est une illusion.
Le conflit aboutit à la guerre entre les nations que l'on pensait reliées par des
intérêts communs : Culture, valeurs artistiques, scientifiques et techniques. L'État
montre au grand jour sa " rapacité et sa soif de puissance que l'individu doit alors
approuver par patriotisme. " (p.14)
Freud dénonce cette violence légale des États :
" L'État a interdit à l'individu, l'usage de l'injustice, non parce
qu'il veut l'abolir, mais parce qu'il veut en avoir le monopole, comme du sel et du tabac.
" (p.14)
Pourquoi des peuples dits civilisés peuvent se retourner l'un contre l'autre, " plein
de haine et d'horreur ", s'interroge Freud.
La civilisation peut régresser sous l'influence de la guerre, " revenir à un
état antérieur. " A bien des égards, " la société en
est à un stade primitif sur la voie de son organisation. " (" Les Essais
", p.25)
" Les terribles événements récents trouvent leur place en tant que simples
épisodes d'une organisation sociale encore très primitive. " (Jones, "
La vie et l'uvre de S. Freud ",vol n°3)
A travers d'autres textes, Freud poursuit sa réflexion sur l'état, sur l'origine et
les fondements de celui-ci.
Freud souligne les imperfections des systèmes destinés à régler les affaires
humaines, que ce soit au sein de la famille, l'état ou la société. " ("
Malaise
")
Freud propose ici une sorte de fiction, un peu à la manière de " Totem et Tabou
", ouvrage dans lequel Freud explique l'origine des névroses par un supposé meurtre du
Père de la horde, par des fils jaloux du pouvoir de celui-ci.
Freud imagine, met en scène de la même manière la naissance de l'État. ("
Pourquoi la guerre ", " Malaise
")
" Initialement dans une petite horde humaine, c'est la supériorité musculaire qui
décidait qui devait s'approprier quelque chose ou qui devait réaliser sa
volonté." (" Pourquoi la guerre ?", P204)
" C'est une sorte de droit du plus fort qui va s'instaurer, force qui
s'accroît avec la possession des outils détenus par les plus puissants physiquement et
intellectuellement. " suppose Freud.
" Or, l'évolution de la civilisation vise à empêcher
l'arbitraire d'une caste, d'une classe, au profit d'un intérêt de
regroupement plus vaste. "
" Le règne du plus fort s'efface, au profit de l'union de plusieurs faiblesses. La
violence est brisée par la réunion.(
) Un chemin a conduit de la violence au Droit.
" (p.205)
Cependant, le droit de la communauté recèle toujours une violence prête à se
retourner contre tout individu qui s'oppose à elle. (" Pourquoi la guerre ?
")
La communauté se dote d'organes de pouvoirs chargés " d'exécuter les
actes de violence légaux. "
Freud, de 1915 à 1933, poursuit et enrichit une réflexion sur l'État qui commence
par la destitution d'un idéal de civilisation " raisonnable " et
cultivé, qui montre son vrai visage de barbarie pendant la guerre de 1914, et va vers la prise de
conscience par Freud d'une société basée sur une violence originaire.
Freud décrit les étapes de constitution de cette communauté, aboutit à la
description de rapports de force régnant en son sein : " Les lois seront faites par et pour
les gouvernants, ménageront peu de droits aux sujets." (" Pourquoi la guerre ?
"
Freud aperçoit ici les conséquences d'un pouvoir d'état sur les individus, ce
qu'il avait commencé à formuler dans les " Essais. "
Il est certain que Freud perçoit dans la société des forces qui
s'opposent, et l'existence d'une classe " opprimée ". La traduction
Française propose à plusieurs reprises les mots " classe ", "
peuple ". Ces mots ont-ils les mêmes connotations en allemand ?
Nous notions par ailleurs l'hostilité des hommes contre la civilisation que Freud décrit
dans " L'avenir
" Les interdits et privations touchant les manifestations
pulsionnelles concernent surtout certains groupes ou classes, et ceux-ci développent une forte
hostilité à l'égard de la civilisation. La société se compose,
d'un côté de " privilégiés ", et de l'autre, de "
laissés pour compte. " De quoi ces derniers sont-ils privés ?
Freud n'est pas toujours très explicite à ce sujet, mais on peut penser à une
inégale répartition des richesses, lorsqu'il fait allusion " aux biens de la
culture auxquels les opprimés n'ont qu'une part trop minime, alors qu'ils rendent ces
biens possibles par leur travail. " (p.12)
Cette réflexion qui touche à l'économie, à la répartition des biens
est une des bases de la définition freudienne de la civilisation :
Le premier volet de cette définition comprend " le savoir-faire technique
développé par les hommes pour dominer la Nature, et en tirer des biens nécessaires
à la satisfaction des besoins humains." (p.6)
Les opprimés dont parle Freud seraient donc exclus du processus de civilisation, alors qu'ils
produisent les biens nécessaires à sa sauvegarde ?
Freud se montre critique vis à vis de cette civilisation menacée de " dangereuses
révoltes, mais qui ne mérite pas de se maintenir. "
Freud dénonce cette civilisation qui laisse " insatisfaits un si grand nombre. "
Mais il n'en appelle pas pour autant de ses vux un soulèvement des masses hostiles.
Freud a une vision assez péjorative des masses : Dans " L'avenir
", elles
sont victimes mais se maintiennent d'elles-mêmes dans la sujétion.
C'est à partir d'une question sur les progrès possibles ou non de la civilisation et la
recherche d'une " nouvelle " réglementation humaine " que Freud
montre assez clairement qu'il ne compte pas sur les masses pour être moteur de ce progrès
:
" On ne peut se dispenser de la domination de la masse par une minorité car la masse est
inerte et manque de discernement." (" Malaise...", p.8)
Il faut plutôt compter sur des " individus exemplaires ", une sorte
d'élite qui va guider le plus grand nombre vers le " travail culturel ", et le
renoncement qu'il implique.
Les masses sont-elles éducables dans le sens où elles pourraient se passer de cette contrainte
exercée par les meneurs, et adhérer d'elles-mêmes à ce processus de
civilisation ?
En 1933, (" Pourquoi la guerre ? "), Freud semble renoncer à cette "
éducabilité des masses " :
" La division des hommes en éléments dirigeants et dépendants fait partie
intégrante de leur inégalité congénitale inéluctable. "
" La masse a besoin d'une autorité qui tranche pour elle.(
) Les foules sont sans
autonomie. " (p.213)
Dans toute son uvre, Freud se persuade de cette inertie des masses, cherchant elle-même sa propre
servitude :
" Les faibles disparaissent dans la grande masse qui a coutume de suivre à contrecur
les impulsions données par les individus forts." (" La morale sexuelle
civilisée ", 1908).
" Il existe un besoin de trouver un soutien auprès d'une quelconque autorité. Le
monde se met à vaciller si cette autorité se trouve menacée. " (" Un
souvenir d'enfance de Léonard de Vinci. 1910. ", p.14)
Et enfin, dans " Moïse et la religion Monothéiste. 1939 ", Freud relie ce
besoin d'autorité à " la nostalgie du Père. " (p.207)
Freud a conscience des forces représentées par les " laissés pour compte
", mais craint également leur soulèvement. La civilisation est pathogène, porteuse
d'injustice et de destruction, mais Freud hésite à souhaiter son renversement.
Pourtant, et pour tempérer ce quasi mépris que Freud semble nourrir à l'égard
des " masses ", reprenons ces quelques lignes dans " Pourquoi la guerre ?
" :
Freud pense qu'il existe dans la communauté " deux sources de désordre mais aussi
d'évolution. Parmi elles, les efforts constants des opprimés pour se procurer plus de
pouvoir et progresser d'un droit inégal à un droit égal pour tous. "
(" Pourquoi la guerre ? ", p206)
Finalement, Freud prête aussi aux masses une combativité, une certaine conscience de sa
condition, et une volonté à faire plier en sa faveur cet État qui entretient les
inégalités.
Mais la " classe dirigeante n'est pas disposée à accorder de nouveaux droits
", et il existe dans la société un équilibre précaire et de "
constantes épreuves de force ", allant parfois jusqu'à " la guerre
civile ". (p.206)
Les opprimés savent qu'ils forment un groupe aux intérêts convergents : N'est-ce
pas ce que Freud laisse entendre dans une de ses lettres. (" Correspondance " 1873-1939.)
:
" Le peuple dont les malheurs sont dus à la Nature et à la société est
plus communautaire que le reste de la société. "
Nous retrouvons souvent sous la plume de Freud le mot " illusion " : il
qualifie ainsi la religion et y consacre son ouvrage " L'avenir d'une illusion.
"
Freud parle aussi d 'une " désillusion " dans le " Malaise...
", p35 :
" Le progrès technique rend l'homme fier de ses conquêtes, mais il n'a pas pour
autant le sentiment d'être devenu plus heureux.. "
Le mot " désillusion " apparaît aussi dans la première partie des
" Essais ", et " Considérations actuelles sur la guerre et sur la
mort. " (1915)
Le premier chapitre s'intitule : " La désillusion causée par la guerre.
"
La désillusion exprimée par Freud est radicale : elle porte sur la
civilisation elle-même et sur les espoirs qu'elle pouvait représenter.
D'après Freud, on pouvait s'attendre à la capacité des peuples à vivre
dans la paix et la concorde, grâce à des valeurs communes : progrès techniques, valeurs
artistiques et scientifiques.
Or, les prémisses, puis l'annonce de la guerre portent un coup terrible à cet idéal
de civilisation décrit par Freud. C'est aussi une certaine croyance en l'homme qui
disparaît pour longtemps avec la barbarie de la guerre.
Freud nous fait part ici de sa conception de l'homme civilisé, de l'intellectuel qui
entretient des échanges avec d'autres, au-delà des frontières, se créant
ainsi " une plus grande patrie ", où il s'enrichit de la diversité des
paysages, " de la mer bleue et de la mer grise. "
Freud voit le monde comme " vaste musée que les artistes de l'humanité ont
légué depuis des siècles. " (" Les essais
",
p.11)
Lorsque Freud évoque ce " citoyen de la civilisation ", on ne peut
s'empêcher de penser à Stefan Zweig et à son uvre. Nous pensons plus
particulièrement au " Monde d'hier, les mémoires d'un Européen.
" Cet écrivain était porté par le même idéal que Freud. Les deux
hommes ont d'ailleurs correspondu.
Chez Zweig, l'espoir en l'homme, englouti par la Seconde guerre de mondiale, aboutira à son
suicide en 1942.
Pendant la première guerre, Freud, à travers sa correspondance a parfois des propos que
l'on pourrait qualifier de nationaliste, sans trop de conviction semble-t-il
Freud cherche
à retrouver chez certaines nations quelques qualités de civilisation qui auraient
résisté aux massacres.
Par la suite, Freud se contente de souhaiter la fin de ce " sauvage affrontement ",
considère la guerre comme le sordide révélateur de la violence et de l'injustice
existant en temps de paix.
Pourtant, à partir de 1914, la guerre, et la destruction d'un certain idéal de civilisation
marqueront la pensée de Freud. Il ne devient pas pour autant amer, poursuit son uvre, mais
certaines convictions se renforcent : Freud se présentera lui-même comme " un
destructeur d'illusions
" (Lettre à Romain Rolland, 5 mars 1923.)
Nous allons à présent rechercher dans quelques textes toutes les formes de constructions
humaines que Freud qualifie d'illusion, à commencer par la religion. C'est en partie
l'objet de son ouvrage, " L'avenir d'une illusion " et le " Malaise
dans la civilisation. "
Les constructions religieuses sont bâties sur des illusions qui dérivent de
souhaits humains. L'homme demande à Dieu comme il demandait au Père de le protéger
contre l'angoisse ressentie face " aux forces de la Nature. " La religion fait croire
aux hommes qu'ils vivent dans un monde hostile certes, mais sous la protection d'un Dieu.. Ce que
Freud considère comme un déni de la réalité qui entretient les hommes dans une
" confusion hallucinatoire " proche de la maladie mentale.
" Les consolations religieuses " maintiennent l'homme dans un " interdit de
penser ", une " atrophie intellectuelle. " ("L'avenir
", p.47)
L'éducation religieuse présentée aux enfants va dans ce sens, et il est
nécessaire pour Freud que l'homme sorte de cet " infantilisme " et renonce au
réconfort de l'illusion religieuse.
Freud fait appel à la lucidité humaine : " L'homme devra reconnaître sa
détresse et son insignifiance par rapport à l'immensité du Monde. "
L'homme privé de consolations religieuses ne sera pas plus vulnérable, au contraire : Il en
ressort plus conscient, plus critique face à sa condition.
Les systèmes politiques sont impuissants à régler efficacement les
relations humaines, et sont également qualifiés d'illusions.
L'illusion religieuse est proche de l'illusion qui touche les groupes humains : Dans "
Psychologie des foules et analyse du moi ", Freud décrit " les foules
artificielles " que l'on appellerait aujourd'hui les institutions : il s'agit d'un
groupe humain durable, organisé, qui fonctionne avec une contrainte extérieure :
L'église, l'armée.
Pour Freud, les hommes, sous l'influence d'une certaine pulsion sociale, sont poussés à
se regrouper en cercles restreints, (familles), et en rassemblements plus vastes. Ce qui permet au groupe,
à l'institution de " tenir ", c'est la croyance en l'amour d'un
chef :
" Les foules artificielles, comme l'Église ou l'Armée fonctionnent avec le
mirage ou l'illusion qu'un chef est là et aime tous les individus. " (p.154)
Les hommes croient en l'amour d'un chef comme ils croient en l'amour d'un Dieu. Qu'il
s'agisse du domaine religieux ou politique, les humains recherchent protection et réassurance
auprès d'une autorité qui va diriger leur destinée.
Entre 1918 et 1933, Freud fait clairement référence à la Révolution russe et se
montre résolument critique. Il ne semble pas distinguer le bolchevisme du stalinisme.
L'illusion politique et l'illusion religieuse sont de même nature :
" C'est le lien socialiste qui remplace actuellement le lien religieux. " ("
Psychologie des foules et analyse du moi. " 1921, p.160).
" Exactement comme la religion, le Bolchevisme doit dédommager ses croyants des souffrances
et des privations de la vie actuelle par la promesse d'un au-delà meilleur, où il n'y
aura plus de besoin insatisfait. " (" Nouvelles conférences sur la
psychanalyse. " 1933.)
" Pour maintenir la cohésion de leurs partisans, les Bolcheviks utilisent la haine contre
tous ceux de l'extérieur. " (" Pourquoi la guerre ? "1933,
p.209).
On reconnaît ici la façon dont Freud décrit le fonctionnement des foules dans les "
Essais. " : comment les groupes se maintiennent en développant à la fois des
liens libidinaux à l'intérieur, et en rejetant l'hostilité à
l'extérieur du groupe.
Freud fait reposer ses doutes quant à la réussite de l'expérience russe sur des
données théoriques. Il pense que " les communistes qui croient supprimer
l'agression en supprimant la propriété s'illusionnent ". (p.209)
La structure pulsionnelle a deux faces : Agressivité / Amour. Cette structure est fondamentale, et
Freud ne croit pas à une suppression des manifestations de l'agressivité humaine. Il fait
sienne cette formule : " Homo homini lupus. " (L'homme est un loup pour l'homme)
et insiste, comme s'il voulait mettre fin à une croyance : " L'homme n'est pas
cet être débonnaire au cur assoiffé d'amour. " ("
Malaise
", p.65)
Freud fait le reproche aux socialistes de " s'illusionner sur la nature humaine. "
(" Malaise dans la civilisation ", " Pourquoi la guerre ? ")
Les doutes de Freud s'étendent à tout système politique quel qu'il soit : tout
se passe comme si toute expérience politique était condamnée à échouer. Il
existe en tout cas un " inévitable fossé séparant l'intention de la
réalisation. " " L'avenir d'une illusion. "
" Les expériences politiques, les tentatives de ces hommes nous causeront avant tout des
déceptions. " (" Correspondance 1873-1939 ")
Faut-il croire à la " force des idées ", se demande Freud. ("
Pourquoi la guerre ? ")
Les idées s'opposent à la " force musculaire ", à la "
violence " qui tendaient à s'imposer dans l'état originaire. Les
idées peuvent-elles rassembler le plus grand nombre et devenir unifiantes ? Mais, comme on le voit
actuellement, " les idéaux nationaux poussent à des actions antagonistes. "
(p.209)
Ainsi, il semble que toute tentative de substituer au pouvoir réel, exercé par la force, le
pouvoir des idées, est encore aujourd'hui vouée à l'échec. " Le
droit ne peut se passer du soutien de la violence. " Amer constat en
1933.
Si la religion, la politique sont des illusions, le scepticisme freudien va plus loin encore
et semble traquer toute forme d'imposture : " Les présupposés qui règlent
nos dispositifs étatiques ne doivent-ils pas être appelés illusions, ainsi que les
relations entre les sexes, le travail scientifique
? " (" L'avenir
d'une illusion. " 1927, p.34).
En effet, la vie sexuelle, soumises aux sacrifices imposés par la civilisation, est
nécessairement réduite, incomplète. C'est une illusion de penser qu'elle puisse
apporter le bonheur dans cette société :
Freud, dans son article " La morale civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes
" 1908, évoque les vicissitudes du mariage à son époque.
Les réalisations artistiques sont également des illusions, dans le sens où elles sortent
de la réalité et ont le pouvoir d'offrir des satisfactions substitutives pour supporter les
sacrifices inhérents à la culture. (" Malaise dans la civilisation. ")
La démarche de Freud fait penser à celle de Descartes, qui, au 17ème
siècle faisait table rase des savoirs constitués, et recherchait quelque chose de tangible pour
fonder sa pensée. Elle fait encore davantage penser à celle de Spinoza, un autre penseur du
17ème siècle. Freud n'a pas pu être indifférent à son
analyse des illusions et des diverses causalités qui échappent à la conscience de
l'homme (" L'Ethique "). Même si Freud ne se cherchait aucune filiation du
côté de la philosophie pour fonder ses travaux qui, pour lui relevait strictement de la science,
il a lui-même reconnu l'importance de Spinoza pour lui. " Tout au long de ma longue vie,
j'ai (timidement) éprouvé un respect extraordinairement élevé pour la
personne aussi bien que pour les résultats de la pensée du grand philosophe Spinoza.
" (lettre à Hessing, 1932)
Si Freud entrevoit une perfectibilité de la civilisation, des améliorations
possibles, ce serait en dehors des doctrines constituées et des systèmes politiques ou
religieux qu'il repousse résolument.
Au sujet de l'avenir, Freud reste vague, ou avoue son impuissance. Dans le contexte de la première
guerre mondiale, il écrit :
" Pourquoi les individus-peuples se méprisent-ils ? Nous est-il permis d'espérer
? " Freud parle " d'énigme " : " Je ne sais pas
répondre à cette question. " (" Considérations actuelles sur la
guerre et sur la mort ", 1915, p.23, 24)
Pour comprendre la façon dont Freud imagine un progrès dans la " régulation des
affaires humaines ", -progrès qu'il juge bien plus difficile à accomplir que le
progrès de la domination des forces de la Nature-, il faut tenir compte de sa théorie des
pulsions humaines, de la dualité fondamentale entre Éros qui pousse les hommes à
se réunir, à créer des liens, et Thanatos qui uvre dans le sens de la
destruction et de la Mort.
Freud s'appuie sur une conception de la Nature Humaine qui limite nécessairement l'horizon des
changements possibles :
" Le processus de civilisation serait au service de l'Éros (
) Mais la pulsion
agressive s'oppose à ce programme de civilisation. " (" Malaise dans la
civilisation. ", p.74, 75)
Peut-on " détourner ce penchant à l'agression vers d'autres fins que la guerre
? ", s'interroge Freud en 1933.
Il s'agit d'établir entre les hommes " des points communs significatifs, des liens
affectifs, de développer ces sentiments communautaires.(
) Ce qui promeut le développement
culturel uvre contre la guerre
" ( " Pourquoi la guerre ? ", p.212,
215)
Pour atteindre une " civilisation meilleure ", et peut-être les
générations à venir atteindront-elles ce but, les hommes devront admettre que toute
culture repose sur " la contrainte au travail et le renoncement pulsionnel. " ("
L'avenir d'une illusion ", 1927.)
Pour le moment, la contrainte vient de l'extérieur et repose quasiment sur la force, sur la "
domination de la masse par une minorité. "
Les hommes peuvent-ils " se passer de la contrainte et consentir d'eux-mêmes aux
sacrifices en travail et en satisfactions pulsionnelles nécessaires au maintien de la
civilisation ? " (p.7, 8)
La contrainte extérieure s'efface, au profit d'une contrainte interne au sujet, librement
consentie. Il faut pour cela s'appuyer sur " l'influence d'individus exemplaires
" qui aident les masses à atteindre cette discipline intérieure.
Pour Freud, il s'agit de venir à bout " du caractère indomptable de
l'homme ", du fait de sa constitution pulsionnelle.
La dualité pulsionnelle est " l'ultime obstacle " aux progrès de la vie
sociale, ce qui " l'empêche de se plier à toute espèce de communauté
sociale. " (" Nouvelles conférences sur la psychanalyse. " 1933,
p.233)
Dans sa correspondance avec le pasteur Pfister, Freud demeure réservé : " L'issue
de la lutte continuelle entre Éros et Thanatos me paraît impossible à
déterminer. "
Pour penser une " civilisation meilleure ", Freud peut paraître
réservé, voire pessimiste.
Or, il est un domaine où Freud se montre offensif, déterminé : les possibilités
d'amélioration du sort des masses humaines se situent sans conteste sur le terrain de la lutte
contre les illusions, et tout d'abord l'illusion religieuse.
Au chapitre 5 de " l'avenir d'une illusion ", Freud fustige " les
dogmes " qui maintiennent les hommes et en particulier les enfants dans un " interdit de
penser ", " une atrophie intellectuelle. " (p.46, 47)
Freud propose " une éducation irréligieuse ", " une éducation
à la réalité. " C'est d'abord une attitude intellectuelle, un refus
" de croire sans comprendre " : les dogmes n'ont pas à être soustraits
aux revendications de la Raison. (p.49)
Freud est ici clairement influencé par l'esprit et la pensée du 18ème
siècle, même si cette référence n'est pas explicitement revendiquée
dans le texte de " L'avenir d'une illusion. "
L'abandon de la religion, c'est la " condition sine qua non du progrès "
:
" Se détourner de la religion doit s'effectuer avec la fatale inexorabilité
d'un processus de croissance. "
Les doctrines religieuses sont essentiellement basées sur le souhait de l'homme de se rassurer
quant à sa cruelle condition. Ces doctrines sont " indémontrables, donc
irréfutables. "
Or, " seul le travail scientifique peut dévoiler lentement les énigmes du Monde. Les
sciences de la Nature montrent les erreurs des dogmes religieux. " (p.55) Ainsi, la religion perd
de son influence au fur et à mesure que l'esprit scientifique progresse.
Freud se projette dans un avenir où " la Science continuera à accroître la
puissance de l'homme. "
En conclusion de " L'avenir d'une illusion ", il cite le poète Heine :
" Le Ciel nous le laissons
aux anges et aux moineaux. "
Freud a effleuré l'idée que la Science elle-même pouvait être qualifiée
d'illusion. Ce doute apparaît au chapitre 7 de " L'avenir
", alors
qu'il affirme de façon quasi lyrique le triomphe de la Science. Dans un même mouvement, il
s'oppose à la déification de la Raison. Il prend l'exemple de la Révolution
Française, l'expérience où la Raison a remplacé la Religion. La Raison est
devenue un dogme : " Ce fut un misérable échec ", commente Freud, p.46.
Quoiqu'il en soit, c'est sur la Science qu'il faut compter pour qu'advienne " une
civilisation meilleure. "
Cette certitude n'en rend pas moins la tâche difficile :
" Se soumettre aux lois de la Raison et de l'esprit scientifique est incomparablement exigeant
et difficile que de se laisser bercer par les chimères et autres consolations religieuses.
"
Là encore, l'homme peut-il faire " le saut du Beau,(du consolant, de l'exaltant..),
au Vrai, à la Raison, à la recherche d'une correspondance de nos perceptions avec la
Réalité. " (" Nouvelles conférences sur la psychanalyse
",1933, p.229)
Freud entrevoit les conséquences sociales de ce remplacement des dogmes religieux par le Savoir :
" C'est notre meilleur espoir pour l'avenir que l'intellect, l'esprit scientifique,
la Raison, parvienne avec le temps à la dictature dans la vie psychique de l'homme. La Raison est
une des puissances dont nous pouvons le plus attendre l'influence unificatrice sur les êtres
humains, ces êtres qu'il est si difficile de maintenir ensemble, et qui sont pour cela presque
ingouvernables. " (" Nouvelles conférences sur la psychanalyse. " 1933,
p.229)
C'est le caractère " indomptable " de l'homme qui surgit encore comme un
obstacle au Progrès.
Dans " Pourquoi la guerre ? ", l'articulation entre le triomphe de la
Raison, prôné par Freud et la chose Politique s'affirme. Freud revient à
l'idée d'une " couche d'hommes capables de soumettre leur vie pulsionnelle
à la dictature de la Raison. " (p.213)
Parce qu'ils contrôlent leurs besoins pulsionnels, ces hommes sont porteurs des exigences de la
Civilisation et deviennent des " meneurs " qui dominent la masse.
Ces " individus exemplaires " rappellent un peu le personnage du " Monarque
éclairé " sur lequel souhaite s'appuyer Voltaire :
La dénonciation des dogmes, l'appel à une Raison censée guider les hommes sont
autant de thèmes " voltairiens " chez Freud !
" L'état idéal " est formé de ces " hommes
raisonnables ". Là encore, le scepticisme freudien n'est pas loin : " Cet
état n'est-il pas une expérience utopique ? " (" Pourquoi la guerre
? ",1933, p.213).
Freud a auparavant émis des doutes sur le pouvoir des idées : seraient-elles assez puissantes
pour s'opposer à l'exercice de la force dans la réalité ?
Nous avons insisté sur les critiques de Freud concernant les systèmes politiques
constitués, qui prennent, telle une religion, un caractère systématique et
irréfutable :
" Les uvres de Marx ont pris la place de la Bible et du Coran comme source de
révélation(
) Un examen critique est interdit, des doutes quant à son exactitude
sont punis de la même manière que l'Église Catholique punissait jadis
l'hérésie. " (" Nouvelles conférences
", 1933,
p.240)
Si Freud refuse la référence au marxisme en temps que dogme, il n'en poursuit pas moins un
examen critique des idées et se présente comme lecteur de Marx et Engels. Il est attentif
à repérer dans la théorie marxiste quelques points de convergence avec la
psychanalyse.
Freud reproche aux socialistes de " penser tout résoudre en modifiant le rapport des hommes
à la propriété ".
Pourtant, il affirme, contre " l'Éthique Religieuse et les valeurs morales, qu'un
changement réel de l'attitude des hommes à l'égard de la propriété
peut être à l'origine de changement, d'amélioration du sort de
l'humanité ". (" Malaise dans la civilisation.", p.105).
Plus précisément encore, dans " L'avenir d'une illusion ", il
affirme :
" L'essentiel en celle-ci (la culture humaine) est de dominer la Nature pour se
procurer des biens vitaux, et que les dangers qui la menacent pourraient s'éliminer par une
répartition appropriée de ces biens entre les hommes. ". (p.6)
Freud se rapproche des conceptions marxistes de la propriété, et accepte les
conséquences sur les constructions humaines :
" La force du Marxisme réside dans la démonstration perspicace de l'influence
contraignante que les rapports économiques des hommes exercent sur leurs positions intellectuelles,
éthiques et artistiques. "
Freud admet le poids des facteurs économiques, mais c'est aussi l'occasion pour lui, dans ce
passage, de rappeler l'influence prépondérante de la dimension psychologique et
pulsionnelle. (" Nouvelles conférences
", page 238).
Néanmoins, la référence aux facteurs économiques, à la répartition
des biens est très présente dans les textes : Revenons à la description des classes
opprimées hostiles à la civilisation :
" Il faut s'attendre à ce que les classes laissées pour compte envient aux
privilégiés leurs prérogatives et fassent tout pour se débarrasser de
l'excédent de privations qui est le leur... " (" L'avenir d'une
illusion ", p.12)
Freud pose donc l'existence de deux classes aux intérêts antagonistes, et le rapprochement
avec une analyse marxiste est possible.
Cependant, Freud ne pousse pas au delà le raisonnement. Il perçoit bien le côté
inéluctable d'une " révolte, d'une guerre civile ", étant
à ce point conscient de l'état de la société. C'est un constat, mais
à aucun moment Freud ne fait le choix d'un camp politique qui irait dans le sens de cette
révolte.
Pour approfondir la question, il conviendrait de reprendre la correspondance de Freud : comment se
définit-il politiquement au fil des évènements de son époque ?
Il est peut-être illusoire de rattacher Freud à des options politiques précises. Il
s'agit plutôt d'une attitude lucide et exigeante face aux problèmes humains, et une
certaine forme d'engagement malgré tout..
La conclusion des " Nouvelles conférences " est éclairante sur ce point :
Freud réaffirme " le refus des illusions, la soumission à la
vérité. " (p.243)
Cependant, sous la pression des évènements, peut-on dire, Freud semble parfois se contraindre
à un choix :
" A une époque où de grandes nations proclament qu'elles n'attendent leur
salut qu'à leur attachement à la piété Chrétienne, le bouleversement
qui a lieu en Russie malgré tous ses traits peu réjouissants- nous paraît quand
même le message d'un avenir meilleur ". (" Nouvelles
conférences
",1933, p.242)
" Le Bolchevisme a après tout adopté les idéaux révolutionnaires, alors
que ceux de l'hitlérisme sont purement médiévaux et réactionnaires
". (" La vie et l'uvre de Freud ", d'Ernest Jones, volume 3)
Est-ce le bon moment ?, s'interroge Freud :
" L'avenir peut-être montrera que la tentative a été entreprise
prématurément, qu'un changement radical de l'ordre social a peu de chances de
succès tant que de nouvelles découvertes n'auront pas accru notre maîtrise des forces
de la Nature et facilite ainsi la satisfaction de nos besoins. Ce n'est qu' alors qu'il pourra
être possible qu'une nouvelle organisation de la société bannisse la misère
matérielle des masses, mais aussi exauce les exigences culturelles de l'individu. "
(" Nouvelles conférences
" 1933, p.242 )
Le progrès politique est donc soumis au progrès économique : la capacité
technique à soumettre la Nature a des conséquences dans le champ des régulations des
affaires humaines, et Freud s'en remet là encore à la Science, comme moteur du
changement.
Ce passage renvoi aussi aux vues de Freud sur la société : celle-ci en serait encore à
un mode d'organisation très primitif.
Au fil des textes, Freud compare souvent la société à un individu, (il parle "
d'individu-peuple "), voire à un enfant, susceptible de quitter ce stade très
primitif pour aller " sur la voie de l'organisation. " (" Les
Essais
", p.24)
Le 13 novembre 2000
Sandra Courry
URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/en_question/2000-11-13-Freud.html