Ancienne agent du FBI, Jane est la brillante
employée d'une officine de renseignement privée
protégeant les intérêts de grands groupes
industriels et financiers, avec des méthodes dont ils ne
pourraient se permettre d'user par eux-mêmes. Elle doit
infiltrer The East, un groupe d'activistes qui s'en prend
par la violence aux dirigeants de multinationales plus soucieux
de leurs bénéfices que des conséquences
sanitaires et environnementales de leurs activités. Les
convictions du groupe et son mode de vie vont la troubler et
provoquer chez elle une profonde remise en cause, jusqu'à
l'amener à se retourner contre ses employeurs.
The East est l'une de ces productions dites
« indépendantes » – on sourit en voyant
parmi les producteurs Michael Costigan et les frères Scott
– au budget néanmoins confortable (6,5 millions de
dollars) qui cherchent à traiter un sujet complexe en
gardant une cible large. L'intrigue n'est conventionnelle qu'en
première approche. Si les thèmes de l'infiltration
d'un groupe terroriste, du « passage à
l'ennemi » et du cas de conscience posé à
l’infiltré sont battus et rebattus, celui de l'
« éco-terrorisme » est beaucoup moins
abordé, de même que sont rarement convenablement
étudiées les questions de la cohérence entre
théorie et pratique militante et de la moralité du
recours à la violence dans la défense d'une cause
juste.
The East pose un problème aux grands patrons qui
aimeraient le ranger dans une catégorie d'ennemis qu'ils
comprennent et sur lesquels ils auraient prise, car il agit selon
leur propre logique qu'il renverse en leur infligeant
rigoureusement les mêmes peines que celles auxquelles ils
condamnent les hommes et la nature. De ceux qui extraient le
profit de la production au détriment de la santé et
de l'environnement, il dégrade la santé
particulière au profit de la santé publique et de
l'environnement. On verra donc les membres du conseil
d'administration et les cadres supérieurs d'une grande
compagnie pharmaceutique, avec leurs alliés politiques et
économiques, boire sans le savoir mélangé
à leur champagne le médicament qu'il fabriquent, et
dont les effets secondaires provoquent une
dégénérescence nerveuse lente mais fatale.
Ou le directeur d'une usine chimique et sa responsable de
l'environnement forcés à prendre un bain dans la
lagune de leur station d'épuration, à l'heure de la
nuit où y sont rejetés en masse les composés
toxiques auxquels ils nient avoir recours. Chaque action
étant ensuite intelligemment médiatisée.
Le film a ce rare effet de provoquer dans la salle de
cinéma un malaise palpable, qui s'exprime à mesure
que l'on sent son refus de condamner les actions du groupe,
vécues par le regard de l'héroïne dont on suit
la progression intellectuelle. Une exécution pure et
simple, de la torture, un rançonnement, voilà qui
provoquerait une facile désapprobation. Mais The
East montre aussi bien des patrons absolument conscients des
conséquences morbides de la production industrielle
capitaliste, que leur impunité devant une justice
institutionnelle dont le ressort réel est de
préserver les affaires et ceux qui les font. Alors le
retournement contre eux des effets criminels de leur cynisme a
une apparence troublante de véritable
« justice » qui dérange autant ceux que le
fonctionnement des lois illusionne encore que ceux qui
s’interrogent depuis longtemps sur la différence
entre légalité et légitimité. Une
quinzaine de spectateurs sortira de la salle avant la fin de la
projection, ce qu'on ne peut honnêtement pas imputer
à un quelconque caractère ennuyeux du film... Pour
ce qui est du large public, les producteurs en seront pour leur
frais (le film n'a apporté en recettes que le tiers de son
budget).
La fiction prend des allures de documentaire dans les longues
scènes sur la vie du groupe et les liens qui unissent ses
membres, et explore la difficulté de les maintenir en
préservant une radicalité nécessairement
malmenée par l’action et la confrontation à
l' « autre monde ». Le qualificatif d'
« anarchiste », relevé dans beaucoup de
critiques, s'applique mal à ce groupe qui vit assez
nettement sous le leadership d'un membre charismatique, Benji.
Néanmoins, on y prend les décisions et on y
effectue les tâches en commun. On chante et on joue aussi,
on prend son temps. On se réapproprie une
corporalité que la modernité nie. On ne cultive pas
la terre, parce qu'on récupère la nourriture
comestible gaspillée par la société de
consommation, pour ne pas générer de production
supplémentaire : le monde « extérieur »
n'est pas occulté, il est le lieu dans lequel l'action
prend place rationnellement. On voit plutôt ici en
œuvre un vrai écologisme, qui sait que l'homme n'est
homme que s'il façonne le monde, mais à qui importe
la limite soutenable à son empreinte. Parmi les
spectateurs impatientés, une partie a pu ne voir que
naturalisme puéril dans ce qui cherche surtout à
supprimer la séparation entre l'action de l'homme sur la
nature et la façon dont il la vit.
Mais les certitudes que confère la cohérence, et
d'abord celle d'être fondé à agir
immoralement en un point pour combattre un ordre
partout immoral, s'ébranlent au seul spectacle de
la souffrance d’un homme (le père d’une des
activistes) dont la soudaine et violente confrontation à
ses actes rompt toutes les digues mentales... Ce chef
d'entreprise, « capital personnifié »,
simple agent de la reproduction, est lui aussi une vie humaine,
mais inversée, ayant refoulé l'horreur de ses
décisions, et qui atteint son point de renversement en en
faisant l'expérience réelle. Il n'y a donc pas deux
mondes, ni deux types d'hommes, et la douleur du terroriste
conscient de son immoralité est la même que celle de
l'industriel qui retrouve la conscience de la sienne.
À cet écartèlement, que connaissent bien
ceux qui militent pour une cause, entre le besoin de
pureté théorique et l'efficacité de
l'engagement, le film ne trouvera évidemment pas de
solution, et certainement pas dans sa mièvre fin qui croit
discerner une « middle way » entre l’action
violente et la légalité. On regrettera aussi
l'erreur de ne mettre en scène, hors le personnage de
Jane/Sarah, que des militants à qui l'industrie, sa
pollution et ses produits toxiques ont causé
personnellement préjudice.
Pour autant, si on veut bien écarter quelques
naïvetés, il faut reconnaître à The
East le mérite de délivrer, pour une fois, une
réflexion intéressante et poignante sur
l'engagement radical, ainsi qu'une approche du véritable
écologisme parmi les plus précises qu'ait offertes
une œuvre de fiction.
Le 19 août 2013
Étienne Revelo
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