The East

Film de Zal Batmanglij

États-Unis/Royaume-Uni, 2013, 116 minutes
avec Brit Marling, Alexander Skarsgård...
IMDB : http://www.imdb.com/title/tt1869716/

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Ancienne agent du FBI, Jane est la brillante employée d'une officine de renseignement privée protégeant les intérêts de grands groupes industriels et financiers, avec des méthodes dont ils ne pourraient se permettre d'user par eux-mêmes. Elle doit infiltrer The East, un groupe d'activistes qui s'en prend par la violence aux dirigeants de multinationales plus soucieux de leurs bénéfices que des conséquences sanitaires et environnementales de leurs activités. Les convictions du groupe et son mode de vie vont la troubler et provoquer chez elle une profonde remise en cause, jusqu'à l'amener à se retourner contre ses employeurs.

The East est l'une de ces productions dites « indépendantes » – on sourit en voyant parmi les producteurs Michael Costigan et les frères Scott – au budget néanmoins confortable (6,5 millions de dollars) qui cherchent à traiter un sujet complexe en gardant une cible large. L'intrigue n'est conventionnelle qu'en première approche. Si les thèmes de l'infiltration d'un groupe terroriste, du « passage à l'ennemi » et du cas de conscience posé à l’infiltré sont battus et rebattus, celui de l' « éco-terrorisme » est beaucoup moins abordé, de même que sont rarement convenablement étudiées les questions de la cohérence entre théorie et pratique militante et de la moralité du recours à la violence dans la défense d'une cause juste.

The East pose un problème aux grands patrons qui aimeraient le ranger dans une catégorie d'ennemis qu'ils comprennent et sur lesquels ils auraient prise, car il agit selon leur propre logique qu'il renverse en leur infligeant rigoureusement les mêmes peines que celles auxquelles ils condamnent les hommes et la nature. De ceux qui extraient le profit de la production au détriment de la santé et de l'environnement, il dégrade la santé particulière au profit de la santé publique et de l'environnement. On verra donc les membres du conseil d'administration et les cadres supérieurs d'une grande compagnie pharmaceutique, avec leurs alliés politiques et économiques, boire sans le savoir mélangé à leur champagne le médicament qu'il fabriquent, et dont les effets secondaires provoquent une dégénérescence nerveuse lente mais fatale. Ou le directeur d'une usine chimique et sa responsable de l'environnement forcés à prendre un bain dans la lagune de leur station d'épuration, à l'heure de la nuit où y sont rejetés en masse les composés toxiques auxquels ils nient avoir recours. Chaque action étant ensuite intelligemment médiatisée.

Le film a ce rare effet de provoquer dans la salle de cinéma un malaise palpable, qui s'exprime à mesure que l'on sent son refus de condamner les actions du groupe, vécues par le regard de l'héroïne dont on suit la progression intellectuelle. Une exécution pure et simple, de la torture, un rançonnement, voilà qui provoquerait une facile désapprobation. Mais The East montre aussi bien des patrons absolument conscients des conséquences morbides de la production industrielle capitaliste, que leur impunité devant une justice institutionnelle dont le ressort réel est de préserver les affaires et ceux qui les font. Alors le retournement contre eux des effets criminels de leur cynisme a une apparence troublante de véritable « justice » qui dérange autant ceux que le fonctionnement des lois illusionne encore que ceux qui s’interrogent depuis longtemps sur la différence entre légalité et légitimité. Une quinzaine de spectateurs sortira de la salle avant la fin de la projection, ce qu'on ne peut honnêtement pas imputer à un quelconque caractère ennuyeux du film... Pour ce qui est du large public, les producteurs en seront pour leur frais (le film n'a apporté en recettes que le tiers de son budget).

La fiction prend des allures de documentaire dans les longues scènes sur la vie du groupe et les liens qui unissent ses membres, et explore la difficulté de les maintenir en préservant une radicalité nécessairement malmenée par l’action et la confrontation à l' « autre monde ». Le qualificatif d' « anarchiste », relevé dans beaucoup de critiques, s'applique mal à ce groupe qui vit assez nettement sous le leadership d'un membre charismatique, Benji. Néanmoins, on y prend les décisions et on y effectue les tâches en commun. On chante et on joue aussi, on prend son temps. On se réapproprie une corporalité que la modernité nie. On ne cultive pas la terre, parce qu'on récupère la nourriture comestible gaspillée par la société de consommation, pour ne pas générer de production supplémentaire : le monde « extérieur » n'est pas occulté, il est le lieu dans lequel l'action prend place rationnellement. On voit plutôt ici en œuvre un vrai écologisme, qui sait que l'homme n'est homme que s'il façonne le monde, mais à qui importe la limite soutenable à son empreinte. Parmi les spectateurs impatientés, une partie a pu ne voir que naturalisme puéril dans ce qui cherche surtout à supprimer la séparation entre l'action de l'homme sur la nature et la façon dont il la vit.

Mais les certitudes que confère la cohérence, et d'abord celle d'être fondé à agir immoralement en un point pour combattre un ordre partout immoral, s'ébranlent au seul spectacle de la souffrance d’un homme (le père d’une des activistes) dont la soudaine et violente confrontation à ses actes rompt toutes les digues mentales... Ce chef d'entreprise, « capital personnifié », simple agent de la reproduction, est lui aussi une vie humaine, mais inversée, ayant refoulé l'horreur de ses décisions, et qui atteint son point de renversement en en faisant l'expérience réelle. Il n'y a donc pas deux mondes, ni deux types d'hommes, et la douleur du terroriste conscient de son immoralité est la même que celle de l'industriel qui retrouve la conscience de la sienne.

À cet écartèlement, que connaissent bien ceux qui militent pour une cause, entre le besoin de pureté théorique et l'efficacité de l'engagement, le film ne trouvera évidemment pas de solution, et certainement pas dans sa mièvre fin qui croit discerner une « middle way » entre l’action violente et la légalité. On regrettera aussi l'erreur de ne mettre en scène, hors le personnage de Jane/Sarah, que des militants à qui l'industrie, sa pollution et ses produits toxiques ont causé personnellement préjudice.

Pour autant, si on veut bien écarter quelques naïvetés, il faut reconnaître à The East le mérite de délivrer, pour une fois, une réflexion intéressante et poignante sur l'engagement radical, ainsi qu'une approche du véritable écologisme parmi les plus précises qu'ait offertes une œuvre de fiction.

Le 19 août 2013

Étienne Revelo

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