Je vous conseille de voir, si vous le pouvez, ce long documentaire (environ 2
heures). A Paris il se donne toujours dans une salle du Quartier Latin grâce à un
soutien de bouche à oreille. Je ne sais pas ce qu’il en est ailleurs dans
l’hexagone. Ce film montre, dans toute leur nudité, les rapports entre le capital et
le travail dans l’une des régions les plus riches de toute l’Afrique, tels
qu’ils sont façonnés par la mondialisation du capital dans la configuration
dont la Chine est maintenant un pivot et un agent actif.
Thierry Michel est un réalisateur belge. Il tourne des documentaires en République
démocratique du Congo, mieux connu comme le Zaïre, c’est-à-dire dans
l’ex-Congo belge, depuis bientôt vingt ans. Il a déjà montré
Zaïre, Le cycle du serpent, 1992, Les Derniers Colons, 1995, Mobutu, roi du
Zaïre, 1999 (que beaucoup de gens ont vu) et Congo River, 2006.
Le Katanga est convoité par les puissances industrielles en particulier pour son cobalt, son
cuivre et son uranium (il est question seulement des deux premiers dans le film). Le Katanga fait
partie de l’immense État du Zaïre, c’est-à-dire de l’ex-Congo
belge, qui a commencé par être la propriété personnelle du roi
Léopold II de Belgique jusqu’en 1908, avant de devenir une colonie administré
par la Belgique. Le Congo belge a toujours été un peu différent du
modèle colonial « classique », celui de la France, de la Grande Bretagne ou du
Portugal, en raison du degré de concentration particulièrement élevé de
la propriété et des droits d’exploitation entre les mains de la
Société Générale de Belgique, le plus grand groupe industriel et
financier du pays. Elle contrôlait environ 70 % de l'économie du Congo et
possédait notamment l'Union minière du Haut Katanga, dont la fondation date de 1906
après une fusion entre la compagnie créée par Léopold II et un groupe
britannique fondé par Cecil Rhodes (le même dont Lénine parle dans
L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme. (Cecil Rhodes prospecta le Katanga
à partir de 1899 et obtint des concessions en 1900). La propriété de
l’Union minière est passée de la Belgique au Zaïre lors de
l’indépendance sous le nom Société générale des
carrières et des mines, mieux connue comme la Gécamines. Il est constamment question
dans le film d’usines ou de sites appartenant ou ayant appartenu à la
Gécamines.
Katanga Business est construit sur un va-et-vient entre ceux qui détiennent les ficelles du
pouvoir et ceux qui subissent l’exploitation. Le réalisateur procède par
strates en contrepoint, introduisant progressivement à la fois de nouvelles figures
personnifiant la domination et des nouvelles situations d’exploitation, de répression
mais aussi de résistance coûte que coûte des travailleurs. Il nous offre un
entremêlement très maîtrisé de situations et d’individus les
incarnant qui rappellent le passé colonial du Zaïre et qui en marquent même une
continuité profonde, avec d’autres qui expriment la nouveauté de certaines
formes de propriété et d’exploitation. Le film commence par les
déplacements en hélicoptère d’un avocat d’affaire canadien Paul
Fortin, nommé par la Banque mondiale pour organiser la restructuration et la modernisation
d’une immense usine appartenant à la Gécamines qui a servi de « vache
à lait » aux régimes successifs, notamment celui de Mobutu. L’usine date
de l’Union minière et aucun investissement n’y a été fait avant
celui en cours. Ensuite, toujours en survolant le pays minier en hélicoptère on fait
la connaissance de Georges Forrest, chef d’une famille belge qui est restée au
Zaïre lors de l’indépendance et qui a continué à accumuler sans
interruption. La société qu’il dirige est en train faire un immense
investissement nouveau. Forrest a comme actionnaires des fonds de pension anglo-saxons dont les
représentants viennent inspecter l’avancement du projet où ils ont placé
leur argent. Un ingénieur belge René Nollevaux dirige les travaux.
Les formes nouvelles de propriété et d’exploitation sont incarnées
d’une part par un « enfant du pays », Moïse Katumbi, et de l’autre par
Mr Min, homme d’affaire chinois.
Moïse Katumbi est le gouverneur du Haut-Katanga. C’est un personnage haut en couleur
dont l’une des prises de vue avec un chapeau très élégant a servi pour
l’affiche et la publicité. Il est gouverneur, mais aussi un capitaliste. Au volant de
son 4 × 4, il dit à Thierry Michel "j'ai 60 millions de dollars", 60 millions
qu'il a empochés en achetant et exploitant une autre des dépouilles de la
Gécamines. Comme tous les politiciens africains, il se déplace les poches pleines de
billets. Ils lui servent à huiler des rapports qui relèvent moins du
clientélisme que de la forme de « bonapartisme » propre aux pays sous domination
impérialiste. On le voit prendre à partie les cadres chinois d'une mine, qui laissent
leurs ouvriers aller pieds nus, et tancer sévèrement le directeur de la douane,
arrivé en retard à son bureau, qu’il soupçonne surtout de corruption en
faveur des entreprises chinoises. Il a la capacité de se transformer instantanément
en tribun, d’haranguer des grévistes, de désamorcer une émeute qui
monte. Il distribue évidemment ses billets aux pauvres comme aux riches. Après une
victoire il donnera des milliers aux joueurs du club de football de Lubumbashi, qu'il
possède et dirige. Le film laisse entendre que le gouverneur-propriétaire est adepte
du double discours. Les ouvriers restent exposés à la violence des milices des
sociétés minières ou de la police qui n’hésite pas à tirer
sur une manifestation pacifique.
On sait que les multinationales américaines et européennes subissent en Afrique la
concurrence des groupes chinois. Ce film passionnant donne vie à cette lutte pour le
contrôle des richesses africaines. Le quatrième personnage de la sorte de «
casting » non-fictionnel qui a quand même l’épaisseur de la fiction est
donc Mr Min. C’est un businessman dans tous ses réflexes, mais vers la fin il rappelle
qu’il est aussi représentant de l'État qui financera les opérations
choisies lors de sa mission. Il s'apprête à racheter encore un autre des débris
de la Gécamines. Il va assécher un gigantesque lac qui s'est formé sur le site
d'une ancienne mine à ciel ouvert, relancer l’exploitation et construire une route qui
emmènera le minerai jusqu'à la frontière avec la Zambie. Il expose les
contreparties offertes au Zaïre pour obtenir le marché : hôpitaux, routes et
chemins de fer permettant d’exporter le minerai.
Dans le film, il y a aussi d’autres chinois. D’abord des intermédiaires qui
contrôlent l’achat de minerai aux « creuseurs » katangais (j’en parle
plus loin). Mais aussi des travailleurs chinois clandestins. Il y a ainsi une séquence
où le ministre des mines du Katanga arrive devant un enclos de tôle. Derrière
se cache une mine clandestine, parce que le Katanga est assez grand pour qu'on creuse une
carrière à ciel ouvert où travaillent d'énormes engins de chantier,
sans rien en faire savoir aux autorités. Les ouvriers sont chinois. Le ministre veut parler
au responsable. Il parle seulement quelques mots d'anglais. Il est rudoyé par les policiers
qui escortent le ministre. On ne saura pas la suite.
Arrivé à ce point, je n’ai encore seulement parlé que des quatre
personnifications de la domination et de l’exploitation. Il est difficile de faire autrement
car c’est autour d’eux que le film est organisé. Pourtant les travailleurs et
les exploités sont très fortement présents. Dans leur peine, mais aussi
à de nombreux moments dans la défense de leurs conditions d’existence et dans
leur dignité de travailleurs se dressant face au capital. La condition la plus
pénible est celle des creuseurs qui occupent des terrains illégalement à la
périphérie des grandes mines. Ils creusent de petites galeries très
dangereuses, extraient le cuivre à la pioche et le transportent sur des bicyclettes. Le film
montre longuement l’âpreté de leur condition tout autant que leur
précarité face aux attributions de concessions aux grands groupes multinationaux ou
chinois. Il revient constamment ensuite au point de vue ouvrier : défense de revendications
salariales face aux dirigeants des groupes ; délégations chez le gouverneur ;
manifestations dont celle où un ouvrier est tué. Les travailleurs sont
auto-organisés. Ils ont des portes parole qui risquent leur emploi, voire leur vie pour
avoir exprimé, au nom de tous, les revendications. C’est autour des figures de la
domination que Katanga Business est construit, mais ce sont les travailleurs qui font de ce
film tout le contraire d’un film misérabiliste, un film éclatant de vie.
Le 24 mai 2009
François Chesnais
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