Il y a des pays plus lointains et que tout le monde connaît… Mais
qui, sans hésiter, est capable de situer le Kirghizistan et l'Abkhazie ? Noms aussi
difficiles à prononcer qu'à écrire, pays dont on réalise qu'on sait
fort peu de choses lorsque soudainement les médias nous font part des drames qui s'y
déroulent. En 1992/93 une guerre a opposé les Géorgiens et les
séparatistes Abkhazes soutenus par les Russes, des conflits ont éclaté encore
en 2004 et 2008. Récemment, en avril 2010, c'est le gouvernement kirghize qui a
été déchu à la suite de violents affrontements entre manifestants et
forces de l'ordre et plus récemment encore, en juin, c'est la communauté
ouzbèke qui a été victime de véritables pogroms perpétués
par des bandes de jeunes Kirghiz. Force est de reconnaître que ces évènements
ont peu mobilisé l'attention dans les pays occidentaux et les regards s'attardent peu sur
ces régions particulièrement défavorisées par la nature et l'histoire.
Cela explique peut-être aussi, en partie, que les deux films n'ont
bénéficié que d'une diffusion très confidentielle : 19 salles ont
projeté, début juin 2010, Tengri, le bleu du ciel ; 8 salles seulement pour l'Autre
rive (source : le site Evène.fr). Quand on connaît les difficultés actuelles
des cinémas Art et Essai, on réalise combien il est nécessaire de les
défendre : sans eux, comment aurons-nous accès à ces films venus d'ailleurs
?
Pourtant voilà deux films magnifiques et profondément émouvants. Le
cinéma, comme la littérature, nous permet souvent de mieux saisir les situations
auxquelles sont confrontés les êtres humains.
Quels sont les points communs entre ces deux films ?
Le premier c'est qu'ils nous parlent de pays issus de l'ex-URSS, pays dont la chape de plomb
stalinienne a masqué pendant des décennies que l'adhésion à la
république soviétique n'avait pas été véritablement issue d'une
volonté populaire, que le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes y avait
été bafoué et que, loin d'aller dans le sens du « vivre ensemble
», les haines inter ethniques n'y avaient pas disparu. La violence des rapports humains
imprègne ces deux films, violence essentiellement masculine : hommes qui se regroupent en
bandes armées, dont la guerre est la raison d'être, qui font régner leurs
propres lois et pour qui donner la mort ne semble pas poser le moindre cas de conscience. Les
femmes sont dominées, prostituées, soumises, abandonnées et battues, comme les
enfants : pourtant, dans les deux films, c'est d'eux surtout dont viennent les rares lueurs
d'espoir. Deux films donc très durs, qui montrent des pays en déshérence, des
sociétés à la dérive dans lesquels les traditions de groupes ethniques
repliés sur eux-mêmes se trouvent confrontés aux nouvelles
réalités issues de la pénétration des « progrès »
venus de l'occident.
« L'Autre Rive » est le premier long métrage du cinéaste
géorgien George Ovashvili, inspiré d'une histoire vraie racontée par
l'écrivain géorgien Nugzar Shataidze. Il nous plonge dans les ravages de la guerre au
travers du regard du petit Tedo, regard d'autant plus émouvant que l'enfant est atteint de
strabisme, défaut qui ne l'empêche pas de voir le monde qui l'entoure dans toute sa
cruauté, sa mère qui a perdu toute dignité, le viol d'une jeune fille par des
truands, les villes éventrées et abandonnées… Il quitte Tbilissi pour
retrouver son père en Abkazie où il est né mais qui est devenue pour lui terre
interdite. Il ne parle plus que le géorgien alors pour éviter la haine de ceux qui le
voient comme l'ennemi, il n'a d'autres ressources que de se faire passer pour muet et, lorsque les
images deviennent trop insupportables, de fermer les yeux pour s'enfermer dans ses rêves et
voir courir des zèbres et des girafes dans la savane. Son odyssée laisse peu de place
à l'espoir. Si au cours de son périple il fait quelques rencontres qui lui apportent
un peu de chaleur humaine, ces instants de brève fraternité laissent vite place
à la violence, la haine raciale, l'exclusion. Petit bonhomme courageux, Tedo encaisse les
coups, il a en lui une force morale qui lui fait refuser de s'aligner sur les brutes qu'il
côtoie mais il reste avant tout une victime d'un monde malade.
« Tengri, le bleu du ciel » est un film kirghiz, français,
allemand de Marie-Jaoul de Poncheville, une cinéaste française qui, après
avoir été journaliste à Bayard Presse, a créé avec
François Truffaud la maison d'édition 5 continents. Elle a déjà
tourné plusieurs longs et moyens-métrages documentaires et de fiction au Mali, en
Mongolie, en Sibérie. Elle nous raconte ici une belle histoire d'amour qui a pour cadre les
magnifiques paysages des steppes montagneuses d'Asie centrale et qui fait se rencontrer deux
êtres malmenés par la vie : un pêcheur kazakh, marin sans mer depuis la
disparition de la mer d'Aral et dont la femme et le fils sont morts des suites de la pollution de
cette région, et une jeune femme qui vit dans une tribu semi-nomade des montagnes kirghizes
et souffre d'avoir été mariée à un mercenaire islamiste alcoolique et
fanatique. Tous deux s'enfuient. Un jeune garçon fait un bout de chemin avec eux, il tente
lui aussi de ne pas devenir ce que les traditions ancestrales pourraient faire de lui : « le
mâle dominant »… car dans ces lointaines montagnes hommes et femmes ne se
mélangent pas, même pendant les fêtes. Il vient de voir sa mère battue
à mort par son père et rêve d'aller à la ville pour surfer sur Internet.
Mais le personnage le plus fort et le plus attachant est celui d'Amira, cette jeune femme pleine de
gaieté et d'énergie qui ose braver les interdits, qui veut échapper à
son triste destin et sa condition de victime. C'est elle la porteuse d'espoir qui fait que le film
a un côté lumineux que suggère son titre, le bleu du ciel, beaucoup moins
sombre que le film géorgien. Hélas, cette petite lueur d'espérance vient se
briser sur les évènements actuels, ces massacres ethniques qui ensanglantent le sud
du Kirghizistan et poussent des milliers de femmes, d'enfants et de vieillards à fuir, non
pas pour vivre leur histoire d'amour, mais pour échapper à ces bandes d'hommes ivres
de haine et armés jusqu'aux dents, pour survivre tout simplement.
Le 24 juin 2010
Nadine Floury
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