L'auteur de ce roman, Sophie Kovalevskaïa, fut une mathématicienne de
renommée internationale. Elle fut la première femme à recevoir le titre de docteur en
mathématiques, à l'université de Tübingen, et la première femme au monde
à être nommée professeur d'université, à Stockholm. Fille d'un
lieutenant général de l'armée tsariste, elle avait contracté un mariage blanc
avec un jeune professeur d'université qui avait participé à l'insurrection
polonaise de 1863. Il fut aussi le fondateur de la paléontologie évolutive. D'autres jeunes
intellectuels russes menèrent à la fois un combat politique et des travaux scientifiques.
Sophie Kovalevskaïa et sa sœur aînée Anna furent liées de près au
mouvement populiste russe. Elles participèrent également à la Commune de Paris en 1871
et réussirent à échapper à la répression. Il y aurait d'autres
facettes de leur personnalité et de leur activité à mentionner pour rendre pleinement
justice à ces femmes exceptionnelles. Sophie est morte d'une pneumonie en 1891 à
l'âge de quarante et un ans. Un ministre de l'autocratie tsariste s'écria :
« On a beaucoup trop entendu parler de cette femme qui, en dernière analyse, était
une nihiliste. ». L'intéressée n'aurait certainement pas nié
être une « nihiliste ». Le terme avait été mis par Tourgueniev dans la bouche
d'un des personnages de son roman, Pères et fils, paru en 1862, l'année qui
suivit l'abrogation du servage en Russie. Le qualificatif dépréciatif de
nihilistes fut repris fièrement par des centaines de jeunes d'origine souvent noble qui avaient
décidé d'en finir avec l'injustice sociale et l'obscurantisme qui régnaient
en Russie.
Ce roman s'inspire largement de la propre jeunesse de Sophie Kovalevskaïa. Son héroïne
Vera végète dans une famille de la noblesse provinciale où les filles étaient
délibérément coupées de tout lien social jusqu'à leur mariage. Mais la
personnalité de Vera va se développer et prendre son envol dans le contexte de l'abolition
du servage en 1861 et des années tumultueuses qui suivirent. La romancière dresse un tableau
vivant des transformations humaines qui touchent les paysans partagés entre crainte et espoir, et les
nobles paniqués par la fin du servage. Cette situation nouvelle malmène leur léthargie
et menace leur fortune. La jeune Vera découvre ce qu'est l'injustice politique et sociale.
Elle aspire à vivre un grand amour et à se dévouer totalement à une grande cause.
Dans ce récit, l'évocation de la nature et des sentiments intimes a cette fraîcheur
que l'on trouve chez quelques grands écrivains russes du XIXe siècle, notamment
Tolstoï dans ses nouvelles.
Les lecteurs qui détestent qu'on leur raconte d'entrée de jeu jusqu'à la fin
l'intrigue d'un roman se garderont de lire en premier la présentation du traducteur, Michel
Niqueux. Ils la liront après le roman avec beaucoup d'intérêt car elle apporte des
informations très intéressantes sur Sophie Kovalevskaïa et sur le contexte historique.
Certaines des allégations de Michel Niqueux sur le mouvement populiste sont cependant discutables. Il
écrit page 32 : « Mieux que de gros ouvrages didactiques, le roman montre la marche
inexorable de la Russie vers une révolution qui dévorera ses enfants, à partir d'une
soif de justice et de sacrifice. Pourtant, en faisant de l'utilité à la
« cause » le critère éthique suprême, en subvertissant le christianisme,
réduit au temporel, on comprend que le nihilisme ouvre sans s'en douter la porte au dogmatisme
meurtrier. »
Il y a là une interprétation fataliste, dénigrante et tortueuse de l'histoire russe
et du sens de cette œuvre. Ce roman écrit en 1890 témoigne d'un moment du mouvement
démocratique incarné dans les années 1860 et 1870 presque exclusivement par des
étudiants et quelques intellectuels. Ce mouvement héroïque était chargé
d'illusions et d'une naïveté quasi mystique dont se moque d'ailleurs tendrement
Sophie Kovalevskaïa. Le mouvement contre le tsarisme connaîtra ensuite d'autres formes, subira
des revers, se chargera d'autres contenus sociaux et politiques, perdra ses illusions et sa
naïveté, se diversifiera… Bref, rien à voir avec une « marche
inexorable » ouvrant la porte à son insu à un « dogmatisme meurtrier. » Pour
échapper aux interprétations réductionnistes et réactionnaires, projetant
l'ombre du stalinisme sur toutes les générations d'hommes et de femmes qui combattirent
le tsarisme, il est recommandé de compléter la lecture de ce roman, par celle de La
jeunesse de Lénine de Léon Trotsky (PUF, 1970). Ce révolutionnaire, qui fut un
grand écrivain, y analyse de façon claire, nuancée et captivante, ce que furent les
différentes phases du mouvement populiste en Russie avant l'émergence d'un mouvement
ouvrier marxiste.
Le 9 septembre 2005
Samuel Holder
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