Women without men

Film de Shirin Neshat

Allemagne-Autriche, 2009, 95 minutes
avec Pegah Ferydoni, Shabnam Tolouei...
Lion d'argent à la Mostra de Venise 2009


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Tiré du célèbre roman Femmes sans hommes de Shahrnush Parsipur, romancière iranienne renommée qui a connu plusieurs années de prison, la misère et la maladie avant de fuir l'Iran, ce film, réalisé par une autre iranienne qui a aussi dû fuir le pays des ayatollahs, est « dédié à la mémoire de ceux qui ont perdu la vie en luttant pour la liberté et la démocratie en Iran, de la Révolution Constitutionnelle de 1906 au Mouvement Vert de 2009 ».
Il a été reconnu dans nombre de festivals, notamment par un Lion d'Argent 2009 à Venise.

Un film féministe, politique, poétique

L'action se déroule sur fond de la période 1951-1953 à Téhéran et des deux coups d'État orchestrés par le gouvernement britannique et la CIA contre le premier ministre iranien Mohammad Mossadegh en août 1953. Le film nous raconte le destin tragique de quatre femmes, qui, d'une manière ou d'une autre essayent de se libérer, se retrouvent seules et se croisent en un lieu et un point commun, un jardin pour le lieu et le refus viscéral de l'oppression au travers de la domination masculine; une prostituée qui s'échappe du bordel, la femme d'un général qui rompt avec son mari et cherche à mener une vie d'artiste indépendante, une jeune femme qui refuse le mariage forcé que veut lui imposer son frère et qui rentre au parti Toudeh (Parti communiste iranien) et, enfin, une autre jeune femme, plus naïve, qui fuit son fiancé qui veut lui imposer un mariage polygame.

C'est un film artistique, mais aussi un film politique qui marie l'art, la magie, la poésie, une sorte de conte à la manière iranienne, qui peut surprendre un public qui aime le cinéma réaliste ou la comédie sociale. Cela inquiétait la réalisatrice qui se demandait comment son film serait reçu aux USA ou en Europe où les spectateurs sont majoritairement marqués par cette mythologie occidentale dite réaliste. Ce qui est mon cas. Mais je dois dire que malgré cette éducation ou cette addiction à la messe cathodique des infos télévisées, bien que le film mélange les moments hyperréalistes à d'autres, métaphoriques, allégoriques ou poétiques - car la poésie est une grande tradition en Iran - et que les codes qui permettent de les apprécier me soient le plus souvent étrangers, comme je suppose à la plupart des spectateurs occidentaux, ce film est profondément poignant et nous fait partager de manière diablement efficace et bouleversante l'horreur de la condition féminine en Iran, quelle que soit la classe sociale. Cette condition féminine dans les années 1950 et les ravages de l'intégrisme en disent d'autant plus long sur ce qu'elles subissent aujourd'hui. La répudiation et les mutilations sexuelles malheureusement si courantes, la polygamie et l'endogamie si "normales", l'enfermement, l'exclusion de la vie publique, la peur et la folie qui rodent, y sont dites symboliquement, métaphoriquement ou de manière hyperréaliste.
On est saisis...

Il y a fort à parier que ceux qui auront vu ce film garderont longtemps en eux certaines de ses scènes. Par exemple celle de la prostituée au hammam... Parler de la violence et de la crudité des images, du choc qu'elles provoquent, peut se résumer par le fait qu'il est interdit en Iran (comme toutes les œuvres de Shahrnush Parsipur), qu'il n'y est vu que sous le manteau, mais aussi, que You Tube s'est cru obligé de censurer les extraits qui lui avaient été envoyés et que le site du Los Angeles Times qui en montre quelques-uns précise que ces images ne sont pas à mettre sous le regard des personnes sensibles et des enfants. Ce film est fort, très fort, malgré cette mise en scène si particulière.

Mais encore plus qu'un électrochoc salutaire sur la condition féminine dans une société dominée par l'intégrisme musulman (mais ce pourrait être la même chose pour les intégrismes chrétiens ou hébraïques - il suffit de penser à "Kadosh" d'Amos Gitaï), ce film arrive à lier la condition de ces femmes à la trajectoire personnelle de ses héroïnes ainsi qu'à la situation historique.

Le film nous fait rencontrer des êtres humains en rupture qui cherchent à demeurer humains sous les coups les plus terribles et y arrivent. C'est une histoire où le besoin d'amour et de solidarité éclatent dans ce jardin, cette maison, cette vie communautaire, où elles se retrouvent ensemble et heureuses un court moment. C'est une histoire de liberté où dans ce même lieu où le temps semble flotter sans règles et sans espaces comme dans l'art, le chant, la musique en opposition au monde réglementé de l'intégrisme qui fixe, prescrit et enferme chaque instant, chaque geste de la vie quotidienne dans des dogmes et rituels absurdes comme une prison de tous les instants. C'est un film sur la compassion féminine qu'éprouvent l'une pour l'autre chacune de ces femmes enfermées dans les geôles de leur condition et de leur communauté puisque "dehors", les femmes sont leurs propres geôliers. C'est un film sur la liberté, au centre du propos, suffocante, vibrante tel un hymne à la vie. Liberté qui est paradoxalement bridée pour être mieux élevée comme aspiration, accentuée par les mises en rupture, la condamnation, l'isolement, la répudiation, la réclusion, la folie ou le suicide. Cela comme pour rappeler que le combat pour la liberté est plus fort que la vie elle-même montrant, dans un tableau d'une extraordinaire crudité, les mécaniques psychiques de la souffrance mais aussi ceux de la résistance à l'intolérance en marche. La Liberté est partout dans Women without men, liberté pour soi, pour les autres, pleine d'espoirs et de rêves.

C'est enfin une histoire de femmes qui vivent des situations d'oppression, qui sont très courageuses et veulent prendre leur destin en main pour ne pas faire oublier qu'en Iran, il y avait alors, et il y a toujours bien sûr, de nombreux problèmes, mais le peuple, et surtout les femmes, se battent.

Mais l'émergence des femmes dans un espace public dominé par les hommes en ce début des années 1950 amène celles-ci à remettre en question les rôles et l'image qui leur étaient jusqu'ici attribués. Elles en porteront, comme la romancière et la cinéaste, la responsabilité, en subiront les chocs, en connaîtront les humiliations, les violences, mais aussi les victoires que leur courage remporte sur les forces de l'obscurantisme.

Ce film nous montre des femmes oscillant entre des réalités sociopolitiques, religieuses et historiques complexes, c'est pourquoi il montre aussi la haute société iranienne au moment de l'arrivée au pouvoir du Shah dans les années 1950 comme les militants communistes du Toudeh, un des partis qui eut l'héritage le plus riche et fut parmi les plus anciens et les plus influents de tout le Moyen Orient.

En Amérique et en Europe, on connaît le régime dictatorial de Khomeiny et ses successeurs qu'on critique allègrement en l'associant plus ou moins consciemment à une espèce d'arriération culturelle inscrite dans les gènes du monde musulman. On parle facilement du "régime des ayatollahs" mais aurait-on qualifié le gouvernement américain de Bush de "régime des évangélistes" ? Et que dire des chrétiens coptes à l'obscurantisme encore plus profond, aux règles encore plus strictes, dans ces pays, que celles des musulmans ? Et puis, surtout, on a trop tendance à oublier que ce sont les gouvernements américains et européens qui ont commencé à renverser la démocratie, à détruire les libertés et à appuyer l'intégrisme religieux, en Iran comme d'ailleurs dans tout le Moyen Orient. Un peu comme on oublie que Ben Laden ou les islamistes furent d'abord des employés du régime américain et de la CIA avant de prendre leur autonomie. Comme on oublie que le Hamas fut instrumentalisé par Israël...

Le film montre donc un Iran des années 1950 avant le coup d'État du Shah; un monde cosmopolite aux origines perses, turques, tatares, indiennes les plus raffinées, un monde élégant, cultivé qui connaît la pensée philosophique grecque comme Shahrnush Parsipur, intellectuelle familière de Sartre et Simone de Beauvoir, un monde politisé très au fait de la pensée marxiste et une population iranienne, tout au moins pour le film, la plus aisée ou la plus militante, qui n'a rien de l'image d'un peuple ou d'une civilisation arriérée, destinée à la dictature ou à l'arriération moyenâgeuse qu'il subit depuis 1953 puis 1979 et dans laquelle les armées des impérialismes et leurs services secrets, puis, une pensée occidentale commode et paresseuse dans ses bagages, voudraient les enfermer.

Comme les héroïnes du film, c'est dans ces années 1951-1953 que l'Iran va basculer.

Avec les premiers jours de l'arrivée au pouvoir de Mossadegh, la mobilisation dans la rue et l'espoir qui en naît, ces personnages féminins, de manière consciente ou entraînés par la situation, cherchent à s'émanciper chacune à leur manière de ce qui les entrave le plus, leur condition féminine. Car, trait commun, aucune ne travaille - une différence importante avec aujourd'hui - sinon celle qui se prostitue, mais justement dans le cadre même de cette condition. Et c'est avec le coup d'État qui fit chuter Mossadegh, la capitulation du Toudeh, qu'elles échouent elles aussi dans leur libération personnelle, mourant de maladie, se suicidant ou reprenant le carcan de leurs anciennes vies.

Bien des éléments du film peuvent paraître nébuleux ou guère compréhensibles notamment tous ceux qui ont rapport au traitement métaphorique des événements, ce qui, d'après la réalisatrice, n'en fait pas un film "noir" comme pourrait en avoir l'impression un spectateur européen, mais aussi les moments politiques car l'histoire iranienne est souvent tout aussi peu connue que la riche culture perse.

Et si nous ne pouvons pas remédier à cette dernière lacune en ce qui concerne le domaine trop vaste de la culture perse, tout au moins pouvons-nous ici dire quelques mots sur l'histoire récente de l'Iran (ancienne Perse, baptisée Iran par l'Occident) qui aboutit au coup d'État contre Mossadegh ainsi qu'aux origines du féminisme dans ce pays, un des plus anciens et des plus importants de la planète, les deux arrières fonds politiques du film.

On connaît parfois le mouvement des femmes de 1978, qui conduisit plus de 100 000 d'entre elles dans les rues de Téhéran, tout à la fois contre le Shah mais aussi contre l'ayatollah Khomeiny. Elles étaient encore 20 000 en mars 1980 à manifester dans les rues de la capitale contre la dictature islamique. Et aujourd'hui le militantisme féminin reste fort et a imposé de fait bien des reculs au pouvoir dans le domaine matrimonial, (âge du mariage, divorce, polygamie, héritage...) malgré la farouche hostilité de ce dernier à l'émancipation féminine. Cela laisse encore augurer de substantielles modifications de la condition des femmes iraniennes, et fait, paradoxalement, de la République islamique d'Iran un des pays musulmans où les femmes sont les plus émancipées du Moyen Orient, même si cette révolution matrimoniale souterraine a touché bien d'autres pays de cette région.

C'est de cette révolution matrimoniale dont témoigne aujourd'hui le cinéma des réalisatrices Tahmineh Milani, Samina Makhmalhaf, Hana Makhmalbhaf, Raksham Bani-Etemad, Puran Derakhshandeh, Niki Karimi, Mehrad Orkanei, Sepideh Farsi, Maryam Keshavaz, Yasman Malek-Nasr, Sara Rastegur et bien sûr Shirin Neshat... pour ne parler que celles-là, de même que l'activité des 1300 écrivaines actuelles ou des nombreuses universitaires.

Malgré l'obligation de porter le voile en public et le maintien officiel du statut traditionnel d'infériorité pour la femme, l'Iran est probablement un pays islamique où la révolution féministe est en marche. Les femmes voilées sortent seules, fondent des associations, votent, manifestent, travaillent ou étudient. Le combat des militantes reste dur en zones rurales et dans les petites villes, mais le phénomène est massif.

L'accès massif des femmes à l'éducation (60 % des étudiants d'université), leur part de plus en plus active dans la population active, l'importance de leur rôle dans le développement du pays, laissent penser que le fossé qui existe entre la société iranienne et l'État iranien rend une crise des genres inévitable et que leur émancipation n'est qu'une question de temps, ce dont témoignent le prix Nobel attribué en 2003 attribué à Shirin Ebadi ou la notoriété en France de Chadortt Djavann pour son livre "Bas les voiles"... Et qui explique probablement la crispation particulière autour de la condition féminine en Iran et au Moyen Orient, et son vague écho ici autour de la question du voile.

Mais il y a d'autres raisons, encore plus profondes, à cette hostilité grandissante des autorités à l'émancipation des femmes qui tiennent au fait qu'on ne peut guère imaginer une émancipation des femmes dans ces pays, étant donné la place qu'elles y ont acquise, sans un bouleversement social de grande importance touchant aux fondements de la société. L'histoire passée du mouvement féministe ne peut que confirmer ce point de vue.

On comprend d'autant mieux les enjeux actuels de l'émancipation des femmes en Iran et au Moyen Orient quand on sait combien ce mouvement fut radical et intimement lié à la révolution sociale dans le passé. On ne connaît guère d'où vient ce mouvement mais encore moins qu'il y eut des "soviets" de femmes qui jouèrent un rôle important dans la quasi république soviétique de Tabriz autour de 1910 et de celle du Gilan (région d'Iran aux bords de la mer Caspienne) en 1920-21.

Un film hommage aux combattants de la liberté et la démocratie

La réalisatrice veut rendre hommage à tous ceux qui sont morts pour la liberté et la démocratie, en commençant par les auteurs de la révolution Constitutionnelle de 1905-1906.

Durant la révolution de 1978-79, les femmes militantes avaient aussi ressenti le besoin de rappeler que le mouvement des femmes trouvait ses origines dans la Révolution constitutionnelle.

Dans les deux cas, le mouvement des femmes était issu du mouvement révolutionnaire. Mais une fois atteint le but immédiat de la révolution - la Constitution et le Majlis dans le premier cas, et la chute du Shah, dans le cas de la Révolution de 1978-79 - les femmes qui avaient participé à ces mouvements lancèrent une nouvelle lutte pour accéder à leurs droits en tant que femmes.
Dés lors, alors que le soutien des femmes au haut clergé avait été crucial dans les premières étapes du mouvement, après la révolution, dans les deux cas, une aile conservatrice de religieux avait émergé pour se révéler l'ennemi le plus déterminé des activités des femmes.

Tout comme Khomeiny réimposa le voile aux femmes, de même, 70 ans auparavant, les religieux conservateurs s'étaient opposés à leur émancipation et avaient averti que si les femmes accédaient à l'éducation, il en résulterait qu'elles se dévoileraient et que la nation perdrait ainsi son "honneur".
Cependant, lors des deux révolutions, le mouvement des femmes refusa de rester silencieux.

Elles n'attendaient pas des hommes qu'ils initient la réforme sociale mais devinrent elles-mêmes, presque du jour au lendemain, des pionnières du prolongement de la révolution démocratique par la révolution sociale en passant notamment par le biais de l'éducation.

Elles devinrent ainsi des oratrices, des journalistes et des agitatrices politiques posant clairement qu'il n'y avait pas de liberté et de démocratie sans justice sociale. Ce faisant, elles contestèrent non seulement les religieux contre-révolutionnaires, mais aussi les libéraux et les radicaux laïcs voire le Toudeh (parti communiste stalinien) "plus éclairés" qui faisaient des compromis, hésitaient ou s'opposaient à ce que la révolution démocratique aborde des questions sociales aussi fondamentales que la nature des relations hommes/femmes. C'est pourquoi on trouve ainsi des féministes dans la création du Parti communiste ouvrier d'Iran à la gauche du Toudeh en 1993.

Que fut donc cette révolution Constitutionnelle de 1905-1911 ?

On ne peut séparer cette révolution de celles de 1789 en France mais aussi de 1905 dans l'empire russe auxquelles elle est profondément liée et dont on découvre seulement depuis quelques années combien elle fut profonde en Iran, tout à la fois sociale et féministe, ne se situant pas seulement sur le terrain des libertés démocratiques comme l'histoire jusqu'à présent en avait seulement fait porter l'accent.

Cette révolution qui se voulait "constitutionnaliste" et qui mit fin au moyen âge était une gageure et l'est probablement toujours aujourd'hui. Comment accorder des libertés de réunion, d'expression et d'organisation à des hommes et des femmes excessivement pauvres, privés de tout et même du minimum vital, sans accorder en même temps les bases matérielles de cette liberté, c'est-à-dire, un travail et un revenu décent, un logement, une protection sociale, santé et retraite ? Comment accorder cela sans remettre en cause les termes de la propriété des grands bien de production et d'échange ?

Trotsky baptisait ce problème "révolution permanente". Toute révolution commencée aujourd'hui, à l'âge de l'industrie, sur le terrain des libertés ne peut que se poursuivre sur celui de la propriété. Ou, dit autrement, on ne peut imaginer aujourd'hui en Iran, comme dans tout le Moyen Orient, des libertés constitutionnelles, une réelle démocratie sans démocratie sociale, ce qui nous mène bien plus loin que le combat constitutionnel et pose la question de la propriété privée et du capitalisme.

C'est pourquoi ces femmes qui ont un rôle si important dans l'éducation des enfants et la famille, mais qui ont acquis aussi dans l'économie et la société une place importante depuis l'entrée de ces pays dans l'échange mondial, tout en ayant gardé un statut légal inférieur et humiliant, sont par définition un facteur explosif et un lien direct entre le social et le politique.

C'était déjà à ce problème que s'était heurtée la révolution constitutionnaliste de 1905, à une époque, où, pourtant, la place de la femme dans la société et l'économie était infiniment moins importante qu'aujourd'hui.

Et cette question est si importante aujourd'hui, qu'on peut se demander s'il peut y avoir une émancipation des femmes en Occident sans le caractère explosif de la lutte émancipatrice de leurs sœurs en Orient, et, même si l'émancipation des travailleurs d'Occident, hommes et femmes, ne peut se faire sans les explosions révolutionnaires d'Orient pour détruire le racisme qui empoisonne et divise les classes populaires occidentales.

Cette "révolution" constitutionnaliste de 1905-1911 qui se résuma dans une première phase à beaucoup d'interventions des minorités du "dessus", des notables, des intellectuels, appuyées par quelques émeutes populaires et dans une deuxième phase, à partir de 1907, par de véritables révolutions populaires avec parfois des structures de type soviets, fut, en partie pour le premier aspect, l'aboutissement d'un lent et profond enracinement des idéaux de la Révolution Française dans les mentalités de certaines classes bourgeoises et intellectuelles de l'époque et, pour le second, l'aboutissement du lien avec les idées de la social-démocratie russe et la révolution de 1905 dans ce pays.

En décembre 1905, le prix du sucre, importé, augmenta subitement en Iran. Ce qui provoqua émeutes et manifestations. Le gouverneur de Téhéran fit fouetter en public un commerçant pieux et respecté pour l'obliger à baisser ses prix. En réaction, les marchands décident de fermer le Bazar (qui est dans les pays moyen-orientaux le centre économique de la ville) et les fonctionnaires entament une grève générale... Tous exigent, en premier lieu, la démission du Premier Ministre et la création d'une "Maison de la Justice" car s'il existe un ministère de la justice civile, aucune loi ne garantit les citoyens contre l'arbitraire...

Le 12 janvier 1906, le shah promet la création d'une véritable cour de justice.

La situation s'améliore, puis se dégrade à nouveau en juin 1906: deux seyyeds (descendants du Prophète) sont tués au cours d'une manifestation. Devant la fureur populaire, le gouvernement décrète la loi martiale. Téhéran tout entier se voit alors paralysé. Des milliers de personne, entre 15 000 et 20 000, selon les estimations, envahissent l'immense parc de la Légation Anglaise (l'Angleterre est détestée). Elles y passeront toutes leurs journées. Plus rien ne fonctionne, et le vaste jardin des anglais est transformé en terrain de pique-nique géant !

Le 5 août 1906, le shah promet un Parlement, une constitution et les Délégués de la Nation auront un contrôle sur les dépenses du Palais et du gouvernement. Un comité de juristes partit alors en toute hâte vers la Belgique. Ce pays et la Perse avaient, en effet, noués des liens très étroits à la fin du XIXe siècle: tout le système administratif de la Perse avait été fondé et géré par des belges. Le régime de monarchie constitutionnelle prévalant en Belgique se rapprochait assez fort de ce qu'on recherchait en Perse...

Par régime constitutionnel, les intellectuels espéraient pouvoir limiter juridiquement, par au dessus, l'arbitraire du pouvoir royal avec une charte ou des textes fondamentaux communs à tous appelés "constitution ". Ce texte fondamental garantirait les bases d'un État de droit. La création de cet État de droit va de pair avec un changement du statut de l'homme gouverné qui passe de sujet soumis à la volonté du souverain au statut de citoyen pourvu de droits. Ces "citoyens" ne sont désormais plus définis par l' " Ordre " au sein duquel ils sont nés, mais deviennent des citoyens égaux en droit et en devoirs, et ceci indépendamment de leur nationalité, race, ou religion. Mais cette charte de papier ne peut avoir de garantie que dans la mobilisation des citoyens, c'est-à-dire des hommes et des femmes réels, qui ne peuvent se mobiliser pour des droits abstraits sans les revendiquer aussi concrètement dans leur vie quotidienne.

L'impact des idéaux de la Révolution Française en Iran ne fut pas immédiat et aussi important qu'il a pu l'être dans certains pays européens où les histoires nationales étaient plus étroitement imbriquées. Le développement réel de ces idéaux en Iran ne se fit qu'à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, et ce, notamment, par l'intermédiaire de pays comme la Turquie ou encore l'Inde et la Russie et surtout du fait que les étoffes et les tissus britanniques envahirent le pays y révolutionnant en profondeur les structures de la société, affaiblissant le lien séculaire entre le bazar et l'islam, entre l'économie marchande et son idéologie. (Qu'on imagine aujourd'hui avec les supermarchés combien ce lien a pu encore plus s'estomper).

Les décennies précédant la Révolution Constitutionnelle ont donc été les témoins de la création de nombreux cercles d'intellectuels opposant les principes de 1789 à la monarchie Qajare en place. Sauf que nous n'étions plus en 1789 mais déjà dans une société modelée par la révolution industrielle et commerciale britannique. Et surtout, déjà, une société mondialisée, puisqu'à ses portes, à Bakou, l'exploitation du pétrole avait fait de cette région d'Azerbaïdjan anciennement perse, la vitrine la plus moderne du "progrès" industriel.

Les idéaux de 1789 ont notamment été diffusés grâce à l'essor de la presse ainsi que par l'intermédiaire de nombreuses associations et loges maçonniques inspirées des loges occidentales imprégnées des idéaux de la Révolution. Rassemblant essentiellement des intellectuels et certaines grandes personnalités du monde politique et académique, ces loges, ligues, et cercles se firent les chantres de la défense du " progrès " et du " modernisme " ou encore des idées de " démocratie " et de " représentation " au sein de la société de l'époque. De plus, l'émigration d'une élite iranienne aisée en France - pour y effectuer des études ou pour des raisons politico-économiques - contribue à la création d'une élite occidentalisée et acquise aux idées de la révolution constitutionnelle.

La Constitution promulguée en 1906 affirme le droit du peuple à être représenté par un parlement (en persan, le Majlis). Elle dispose que le pouvoir émane désormais de la nation ; pouvoir exercé grâce au droit de vote à bulletin secret pour les hommes âgés de plus de 25 ans (pas les femmes !). Cependant, le concept de " nation " n'a encore à l'époque qu'une portée très limitée : les femmes ne peuvent participer à la vie politique et, bien souvent, la part des notables et des classes aisées votant aux élections est bien supérieure à celle du peuple dans son ensemble. L'établissement d'un système réellement représentatif ne peut se faire, selon ses instigateurs, que sur le long terme, une fois que la population sera alphabétisée et aura reçu un minimum d'éducation.

Toutefois, le mouvement d'élaboration de la Constitution de 1906, s'accompagna d'une peur du mouvement populaire, qui était, lui, fortement influencé par la révolution de 1904-1905 en Russie et sa zone pétrolière de Bakou très industrialisée à l'époque. Zone où les travailleurs iraniens qui y travaillaient pouvaient voir de près la cruauté et la violence du "progrès" et où sous l'influence" du 1905 russe s'étaient largement organisés en partis et syndicats. C'est par peur de cette organisation des ouvriers (la même qu'aujourd'hui en Égypte où la "démocratie" supprime le droit de grève et interdit tout parti des pauvres) que les Constitutionnalistes et laïcs purs se réfugièrent rapidement dans le bras... du clergé.

Ainsi la Constitution fut dès son origine le fruit d'un compromis entre les membres du clergé chiite et les intellectuels laïcs. Aucune disposition de cette Constitution ne put aller à l'encontre des principes fondamentaux de l'Islam. Les membres du clergé y disposent de prérogatives déterminantes puisqu'ils peuvent légalement rejeter toute loi qui irait à l'encontre de l'Islam. Ainsi encore, l'article 2 de la Constitution de 1906 interdit à l'Assemblée Nationale de voter des lois qui iraient à l'encontre des principes contenu dans la shariah. (Shariah que l'armée égyptienne actuelle ne veut pas abandonner dans son projet de constitution; conditions des femmes qu'elle ne peut changer sans ouvrir la porte à l'organisation ouvrière.)

Les lois électorales données par la nouvelle Constitution en Iran avaient accordé un droit de suffrage à la noblesse, aux religieux, aux propriétaires terriens, aux commerçants et aux corporations des classes moyennes, mais avaient expressément interdit aux femmes toute participation au processus politique, ce qui les mettait au rang des meurtriers, des voleurs et des criminels, qui en étaient également exclus.

Lorsque le Majlis des constitutionnalistes dit aux femmes qu'elles avaient le droit de revendiquer l'accès à l'éducation, mais uniquement à celles qui se préparaient à "élever les enfants" et à accomplir les tâches domestiques, cela signifiait, en termes "voilés", de rester à l'écart de la politique et des affaires du gouvernement, qui étaient considérés comme une prérogative des hommes. (On trouve la même histoire avec les constitutionnalistes du Wafd en Égypte dont Hoda Sharawi, pourtant une des fondatrices, démissionna spectaculairement, comme si les combats constitutionnalistes et féministes devait fatalement se heurter à un certain niveau). En même temps, comme dans un partage du travail, les oulémas attaquaient souvent violemment les jeunes élèves et leurs enseignants dans la rue, on les bousculait, leur crachait dessus et on les accusait d'avoir un comportement "peu chaste" et "immoral".
Les femmes ne se laissèrent pas faire.

Un mouvement féministe qui remonte à loin

Les Grecs de l'Antiquité pensaient que l'Azerbaïdjan et la région ouest proche de la mer Caspienne (le Gilan notamment) comptaient parmi les régions peuplées par la tribu mythique des combattantes amazones. Des échos de cette ancienne tradition matriarcale ont persisté jusqu'au XXème siècle (en Adyguée, république caucasienne au nord de l'Abkhazie, les femmes issues de cette tradition sont toujours, aujourd'hui encore, particulièrement estimées, femmes recherchées par ailleurs pour alimenter les harems princiers égyptiens au XIXème siècle, harems dont est issu en partie... le féminisme égyptien), et, comme pour perpétuer la légende, les femmes de l'Azerbaïdjan iranien formèrent leurs propres contingents de combattantes et luttèrent, parfois déguisées en hommes, aux côtés des partisans du constitutionnalisme. Les journaux de l'époque rapportèrent que l'on trouvait sur les champs de bataille des corps de femmes portant des vêtements d'hommes.

C'est toutefois le mouvement socialiste révolutionnaire qui fit naître dans la première décennie du XXème siècle le mouvement des femmes aux États-Unis et en Europe. C'était dans l'Internationale socialiste qu'en 1907, Clara Zetkin proposa d'organiser une journée mondiale pour les droits de la femme sans en fixer la date. En 1921 Lénine la fixa au 8 mars en souvenir du 8 mars 1917, premier jour de la révolution russe lorsque des milliers de femmes descendirent dans la rue pour réclamer du pain et la paix. Aux États-Unis, on fait remonter les origines de la Journée internationale des femmes à la grève des employées de l'industrie du vêtement de New York, en 1908. En Allemagne, Clara Zetkin dirigea l'organisation féminine de masse du Parti Social Démocrate Allemand, organisation à laquelle, Rosa Luxemburg contribua de façon significative. Mais, c'est véritablement de la Révolution russe de 1905, qu'émergea le mouvement des femmes, ainsi qu'un important mouvement des femmes socialistes, au sein duquel Alexandra Kollontai joua un rôle de premier plan. Or cette révolution "russe" avait un pied en Orient.

Car, ce qui est moins connu, au cours de la même décennie, et toujours après 1905, c'est la participation croissante des femmes à un certain nombre de soulèvements nationaux et sociaux en Amérique Latine, en Afrique et en Asie. Surtout au Japon, en Chine et en Iran, les femmes non seulement jouent un rôle spécifique dans les mouvements sociaux de cette période, mais encore expriment des revendications tout à la fois féministes et socialistes. Au Japon, après la guerre russo-japonaise de 1904-1905, qui se termina par la défaite de la Russie et mena à la Révolution russe de 1905, les femmes socialistes participant au mouvement pacifiste japonais se firent de plus en plus entendre en tant que féministes.

Mais c'est surtout en Iran qu'il y eut l'émergence, durant la Révolution constitutionnelle de 1906-1911, d'un mouvement radical des femmes, qui vit la marche de plusieurs centaines de femmes armées sur le parlement durant les derniers jours de la révolution jusqu'à la création de "soviets" (anjuman) de femmes.
Les femmes perses avaient effectué un grand bond et étaient presque devenues, depuis 1907 et jusqu'aux environ de 1929, les plus progressistes sinon les plus radicales au monde, à l'heure, où, par exemple en France, en 1920, on condamnait les femmes à mort pour avortement et les avorteuses à perpétuité.


Les femmes de l'Azerbaïdjan iranien, tout particulièrement, prirent donc les armes, s'organisèrent en conseils de type soviets et participèrent en tant que telles à l'espèce de république autonome soviétique dans la région de Tabriz, en 1908-1909. On retrouve ces "amazones" encore un peu plus tard toujours actives et bien présentes dans la république soviétique du Gilan iranien en 1920-1921. Sans support institutionnel, elles créèrent un réseau d'associations, d'écoles de filles, d'hôpitaux, et elles participèrent activement aux luttes et débats politiques du pays.

Au lieu d'attendre de la direction masculine du mouvement constitutionnaliste Majlis, un changement d'état d'esprit et un soutien, les femmes s'activèrent elles-mêmes. Une des premières réunions de femmes eut lieu en janvier 1907, et adopta 10 résolutions, dont celles concernant la revendication de l'accès des filles à l'éducation et l'abolition des dots onéreuses. En 1910, 50 écoles de filles furent ouvertes à Téhéran et un congrès de femmes sur l'éducation fut organisé dans cette ville. Au cours de la même année, un journal de femmes fut publié à Téhéran : Danish, (La Connaissance). L'ouverture de nouvelles écoles était étroitement liée à l'action des anjuman de femmes dont les premiers furent constitués au cours des années 1907 et 1908, ainsi que durant la Seconde période constitutionnelle de 1909 à 1911. En 1911, l'on comptait à Téhéran près d'une douzaine d'anjuman de femmes avec une coordination centrale.

Certaines des jeunes femmes des anjuman devinrent, par la suite, des féministes très en vue des années 1920 et 1930. Sadiqaya Dawlatabadi, secrétaire de l'Anjuman des "Dames de la nation", fut diplômée de la Sorbonne dans les années 20 et fut la première femme à apparaître habillée à l'occidentale, en 1927 à Téhéran et à se dévoiler en public à l'imitation de Hoda Sharawi en 1923 en Égypte, elle-même fille d'une mère du harem, originaire d'une tribu caucasienne à tradition matriarcale. Shams al-Muluk Javahir Kalam devait être, par la suite, la première iranienne à enseigner non voilée à Tiflis, en Géorgie, dans les années 20, à un moment où l'organisation des femmes russes, Zhnotdel (abréviation de Section des femmes du parti [communiste]), était très active parmi les Musulmanes du Caucase. Muhtatam Iskandare (1895-1924) fonda une importante organisation de femmes appelée la "Société des femmes patriotes" au début des années 20, avant sa mort prématurée.

Au début de la Révolution constitutionnelle, les femmes, sous influence musulmane, s'étaient constituées en partisanes ferventes des membres du clergé qui participaient aux grèves et aux sit-in et revendiquaient le constitutionnalisme. Cependant, après que les Ulémas eurent ouvertement exprimé leur hostilité à l'accès des femmes à l'éducation et à leur participation à la vie politique, les femmes commencèrent à contester l'autorité des religieux par différentes voies, au sein ou en dehors de l'islam. Certaines suivirent la voie de la "persuasion morale" en plaidant avec les religieux conservateurs et les étudiants en théologie pour qu'ils abandonnent leur opposition opiniâtre à l'accès des femmes à l'éducation et en citant des versets du Coran pour justifier leur position. D'autres furent beaucoup plus virulentes et attaquèrent ouvertement les religieux conservateurs et la religion elle-même.

Les attaques des femmes n'étaient pas exclusivement dirigées contre les ulémas et les étudiants en théologie. Le désenchantement général vis-à-vis du Majlis, particulièrement de la part des femmes, devint manifeste dès l'automne de 1907. L'Union secrète des femmes publia une lettre ouverte aux députés constitutionnalistes, pour exiger leur démission. Les illusions constitutionnalistes avait duré peu de temps. L'union proposait de prendre le pouvoir pendant une période limitée pour exécuter un programme radical qui dépasse très largement la question féminine :

"Nous nous chargerons d'organiser les lois, de coordonner la police, de nommer les gouverneurs, d'envoyer des réglementations dans les provinces, de déraciner la cruauté et l'autocratie et de détruire ceux qui n'ont pas de compassion. Nous ouvrirons de force les silos de blé et d'orge des riches et mettrons sur pied une organisation pour la distribution du pain ; nous entrerons de force dans les caveaux des ministres qui ont sucé le sang de la nation au lieu de créer la Banque Nationale. Nous repousserons les forces ottomanes, ramènerons à leurs foyers les paysannes de Quchan prises en esclavage, réglerons les affaires de la cité, rendrons l'eau potable pour les populations, nettoierons les rues et les ruelles, et après tout cela, nous donnerons notre démission et laisserons à d'autres le soin de poursuivre les réformes qui restent à entreprendre".
Les femmes posaient, de manière oh combien radicale, la question sociale.

Les anjuman, conseils ou soviets de type iraniens

La peur des constitutionnalistes iraniens de leur propre peuple, déclaré trop ignorant (mais le peuple français de 1789 l'était-il moins ?) mais surtout trop radical, est dû au fait comme nous l'avons vu plus haut que les idées des sociaux-démocrates russes (bolcheviks et mencheviks mais surtout "économistes" qui dominaient largement le comité de Bakou en Azerbaïdjan russe) avaient pénétré parmi les ouvriers caucasiens, persans, turcs, géorgiens, azéris, ou arméniens du pétrole au Caucase dans la période agitée de 1898-1905. Mais encore plus, cette peur venait de la démocratie, appliquée à la base: les anjuman.


La direction élitiste du Mouvement constitutionnel s'attribuait le mérite de s'être engagé dans la voie d'une démocratie de type européen, dont a vu la limite par la reconnaissance de la Shariah. Cependant, c'est dans les conseils à la base, appelés anjuman, qui s'étaient formés spontanément à travers le pays, que l'on retrouvait l'expression la plus significative et la plus active et directe de la démocratie, une démocratie sociale.

Le mot "anjuman" était un mot de vieux persan faisant référence à un lieu de rencontre pour des consultations. Juste après la période pré-révolutionnaire de 1905, quelques anjuman clandestins avaient vu le jour. Cependant, ils constituaient essentiellement de petits groupes d'études formés d'intellectuels qui se consacraient à la critique du régime absolutiste. Par contre, les anjuman révolutionnaires de la période 1907-1911 étaient des organisations de masse, ouvertes et actives qui devinrent bientôt des organes de démocratie directe.

Les Lois électorales de cette époque prévoyaient la constitution d'anjuman dans les villes pour superviser les élections locales (pensons ici aux comités de citoyens qui se sont créés dans le même but lors du référendum de mars 2011 en Égypte). Mais les anjuman dépassèrent de loin le rôle restreint qui leur avait été assigné. Outre les anjuman provinciaux et départementaux qui supervisaient la collecte des impôts et qui exerçaient leur autorité sur le gouverneur local, il y eut l'éclosion de centaines d'anjuman populaires à travers le pays à la fin de l'automne de 1906 et durant toute l'année 1907. Dans la seule ville de Téhéran, près de 200 anjuman furent constitués. Certains anjuman avaient une base corporative et ethnique, et furent ainsi à l'origine, pour les premiers, de l'activité syndicale dans le pays. D'autres avaient une orientation sociale et politique marquée. L'anjuman provincial le plus influent était celui de Tabriz, dans la province d'Azerbaïdjan, dont la section azerbaïdjanaise à Téhéran ne comptait pas moins près de 3 000 membres. Le développement de l'anjuman de Tabriz était tel qu'il fit figure de contre-gouvernement en Azerbaïdjan. Cet anjuman parvint à créer une presse libre, à faire baisser le prix du pain, à fixer le prix d'autres produits de base et à débuter un système d'enseignement laïc.

Il n'y a pas de liberté sans la capacité à la défendre. L'Anjuman de Tabriz jouissait du soutien d'une organisation armée, les anjumans révolutionnaires des Mujahidin. Les Mujahidin (littéralement, combattants de la guerre sainte du Jihad), dont le siège, Firqih Ijtima'iyun Amiyun (Comité des sociaux démocrates), se trouvait à Bakou, étaient essentiellement des travailleurs immigrés iraniens musulmans liés aux révolutionnaires bolcheviks et mencheviks russes. A cette époque il y avait des centaines de milliers de travailleurs iraniens qui passaient des années en Russie, surtout pour beaucoup d'entre eux, dans les champs de pétrole de Bakou. La plupart de ces travailleurs s'étaient radicalisés au contact de la première expérience de la Révolution russe de 1904-1905. Le Firqih Ijtima'iyun Amiyun, formé en 1905, gardait des liens étroits tant avec le Parti social démocrate Musulman Himmat qu'avec les Comités de Bakou et de Tiflis du Parti social démocrate russe.

La démocratie directe avait sa défense "directe". Des intellectuels de la social-démocratie iraniens et russes défendirent cette conception de la démocratie des conseils et devaient devenir très influents durant la Seconde période constitutionnelle de 1909-1911, en contribuant à la formation de l'important Parti démocrate au parlement qui participa au pouvoir en 1910.

Le phénomène des anjuman ne se limitait pas aux villes. A travers des grèves contre le loyer, les impôts, des sit-in et des révoltes persistantes, des anjuman de paysans et d'artisans se constituèrent, surtout en Azerbaidjan et au Gilan (région iranienne longeant la mer Caspienne), et exigèrent l'abrogation des régimes fonciers séculaires et semi-féodaux.

Comme nous l'avons vu, il y eut également des anjuman de femmes qui ont joué un rôle remarquable dans la transformation de la révolution essentiellement politique de 1906 en début de révolution sociale. Les femmes et les féministes firent donc le lien entre révolution démocratique et révolution sociale, entre féminisme et révolution sociale.

Peu après la constitution du Majlis en octobre 1906, et dans le but de réduire la dette de l'Iran et sa dépendance par ce biais vis-à-vis de l'emprunt étranger (déjà !), il fut proposé de créer une banque nationale. Les femmes, qui avaient soutenu activement la révolution, commencèrent à se mobiliser autour de ce projet. Les travailleuses apportèrent leurs salaires, d'autres, leurs bijoux (qui étaient souvent leurs seuls biens réels, le seul bien souvent dont elles sont libres au Moyen Orient de transmettre l'héritage) et certaines, leur héritage. Dans le même ordre d'idée, beaucoup de femmes à Téhéran et dans les provinces, participèrent au mouvement qui recommandait de boycotter le sucre importé ou de porter des tissus locaux et de cesser d'acheter des textiles importés d'Europe. C'était un mouvement similaire au mouvement Swadeshi des femmes indiennes de la même période, mouvement qui tendait au boycott des produits britanniques qui avaient détruit le petit artisanat indien et perse dans la première moitié du XIXème et à partir de là toute la société Indienne et Perse. Le boycott était perçu comme un moyen de libérer la nation de sa dépendance envers les importations européennes. Ainsi, à Tabriz, des réunions de femmes furent organisées autour de cette question. Elles plaidèrent pour que les femmes portent leurs vieux vêtements pendant un certain temps, dans l'espoir que la nation recommencerait à fabriquer ses propres textiles dans un avenir proche comme elle le faisait quelques décennies auparavant. C'est à partir de là que se créèrent des anjuman de femmes qui prirent rapidement une nouvelle dimension en abordant dès lors bien d'autres questions et pas seulement celles concernant les femmes, même si une des premières de leurs réalisations furent l'ouverture d'écoles de filles.

1904-1905 en Azerbaïdjan russe puis iranien

Les ouvriers liés à l'Iran représentaient plus de la moitié des effectifs des 500 000 ouvriers qui travaillaient au sud de la Russie en 1904-1905, surtout à Bakou, dans l'Azerbaïdjan indépendant actuel. Dans cette ville de Bakou, la plus en avance industriellement de son temps, plus qu'en Europe occidentale ou aux USA, le comité du Parti Social démocrate comptait plus de 4 300 membres dont des leaders prestigieux comme L. Krassine, alors que les bourgeois et intellectuels iraniens n'avaient pas de partis pour eux-mêmes, juste des associations.

Mais surtout, les ouvriers iraniens, azéris, perses, arméniens, géorgiens, turques et kurdes avaient ramené de la révolution russe de 1905 (1904 à Bakou) que l'idée de liberté ne peut qu'être associée à celle de justice sociale, idée qui trouvait une oreille particulièrement attentive chez les femmes. Le plus souvent les revendications des grévistes en 1905-1907 reflétaient aussi les besoins des travailleurs femmes. Il n'existe guère de tracts des grévistes dans les industries où travaillent les femmes qui ne revendiquent pas un congé de maternité payé (en général de dix semaines), des pauses pour l'allaitement des enfants, et la mise en place de crèches dans les usines.

Qu'on imagine bien. A Bakou, en décembre 1904 une grève générale très largement suivie est déclenchée par le courant dit "économiste" du Parti Social démocrate. Elle dure trois semaines avec des revendications politiques et économiques: abolition de l'autocratie, Constituante, suffrage universel, journée de 8 heures, semaine de 6 jours et repos du dimanche, liberté d'organisation et d'expression y compris au sein des usines, création de syndicats libres, augmentation des salaires, suppression des heures supplémentaires, paiement du salaire pendant les jours de chômage et de maladie, suppression du système de sanctions et d'amendes. La grève générale fut très largement majoritaire dans tous les secteurs. Elle n'hésita pas sur les moyens radicaux, plus d'une centaine de derricks furent incendiés...

Finalement, les ouvriers grévistes furent victorieux et obtinrent la première convention collective de l'histoire du mouvement ouvrier qui servit d'exemple au monde entier. Non seulement les ouvriers obtenaient des augmentations de salaires conséquentes, le paiement des jours de grève et la garantie qu'aucune sanction ne serait prise mais aussi le paiement d'un demi salaire pour les jours de chômage et de maladie et la gratuité des fournitures comme le pétrole ou l'eau.

On imagine combien cette lutte a eu d'effets sur l'Iran. Tout le sud de la Russie venait d'être conquis sur l'Iran. L'Azerbaïdjan a été partagé entre territoire russe et perse. Inversement, tout ce sud de la Russie, assez industrialisé autour du développement du pétrole et des ports, entraîné fortement par les idées marxistes dans le tourbillon des nombreuses luttes et grèves des dernières années du XIXème siècle et des premières années du XXème, pesa politiquement sur la situation en Iran. Il y eut la grève de 1904, mais déjà aussi en 1903 et de nombreuses luttes par exemple au port de Batoumi autour de 1900 et des manifestations pour le 1er mai et la journée de 8 h dés 1902 dans toute la région.

Cette influence politique russe dura jusqu'en 1953, année de la chute de Mossadegh, de la capitulation du Parti Communiste Iranien et de la mort du géorgien Staline.

Bien des militants célèbres de la révolution russe viennent de cette région. Certains d'entre eux partirent militer en Iran comme Ordjonikidzé, d'où ils étaient originaires, parfois. Mais, particularité locale, ils étaient tous engagés dans la lutte contre Staline et de ce fait ont été oubliés par l'historiographie officielle. Les plus célèbres viennent de Géorgie mais pas seulement.

Permettons-nous de corriger ici cet oubli et de citer Boubou Mdivani , le plus connu, ou encore Makharadzé, mais aussi des moins connus mais militants de la première heure dés avant 1900: Koté M. Tsintsadzé n'avait guère plus de vingt ans quand il a dû vivre pendant des mois à Tiflis dans la cave où les bolcheviks avaient installé leur imprimerie clandestine où il devint tuberculeux. Il a connu prisons et bagnes. Helena Tsulukidzé, « Lola », est, elle aussi, tuberculeuse. Lado Dumbadzé, autre bolchevik de l'époque héroïque, ancien président du soviet de Tiflis, grièvement blessé pendant la guerre civile, emprisonné par Staline dans l'isolement total où il perdit l'usage de ses deux bras. Mais on peut aussi compter Vasso Donadzé, ancien membre du C.C., Zivzitadzé, ancien adjoint de Tsintsadzé, les deux frères de ce dernier et des dizaines d'autres qui passèrent de nombreuses années dans les prisons de Staline où ils disparurent. Lado Enoukidzé, l'un des meilleurs cadres de l'Armée rouge, garde particulier de Trotsky neveu de son oncle Avelii, secrétaire de l'exécutif des soviets. Otto Khristianovitch Aussein, fils d'instituteur, membre du parti en 1899, longtemps responsable de l'organisation militaire clandestine, consul à Paris en 1924, et son frère Vladimir, ancien partisan en Ukraine, de vieux amis de Rakovsky, disparurent aussi sous la répression stalinienne. Et surtout les frères Sendrikov qui organisèrent et dirigèrent la grève générale de Bakou de 1904. On parle très peu d'eux. Mais ils marquèrent la vie de la région et celle de l'Iran.

En Azerbaïdjan iranien actuel ou dans le Gilan, lorsque les travailleurs se soulevèrent et organisèrent des Anjomans, le Parti social démocrate russe leur apporta son aide, tandis que le tsar apportait, lui, son aide militaire à la monarchie iranienne en place pour briser le mouvement.

Plus long qu'en Russie, le mouvement en Iran continua jusqu'en 1911. Puis la Révolution d'octobre 1917 le réveilla à nouveau. Elle abrogea le traité de 1907 qui avait partagé la Perse entre la Russie des tsars et la Grande-Bretagne. Des ouvriers travaillant en URSS fondèrent alors le groupe « Justice » devenu Parti Communiste d'Iran en 1919 et qui, s'implantant rapidement dans les régions du nord du pays, tint son premier congrès en 1920 sur les bords de la mer Caspienne. II comptait alors plusieurs milliers de membres et organisa le mouvement syndical. Au Congrès des Peuples d'Orient à Bakou en 1920, la délégation du PC d'Iran était forte de 192 délégués. Et en 1920-21 apparut une république de type soviétique dans la région de Gilan.

Mais ce tout jeune et prometteur Parti Communiste ne résista pas d'une part aux méthodes d'épuration de Staline (notamment son leader Sultanzadeh, convoqué à Moscou, y « disparut » mystérieusement au cours des purges) et, d'autre part, à la répression orchestrée après le coup d'État (1921) de Reza Khan, le premier des Pahlavi. II fut interdit et décimé après les luttes ouvrières de 1929 dans l'industrie pétrolière sous contrôle britannique.

Disparition du Parti communiste et permanence du mouvement féministe

Lorsque le PC d'Iran fut recréé sous le nom de Toudeh en 1941-1942, il n'avait plus grand chose à voir avec le parti de 1920 héritier des révolutions de la période 1905-1929. En fait, il fut reconstitué alors directement sous l'égide de la bureaucratie stalinienne, et avant tout comme un appendice de la diplomatie russe.

En effet, en 1941 comme en 1907, les armées russes d'une part, et britanniques d'autre part, occupèrent l'Iran, chacune s'attribuant une zone de contrôle, l'Armée Rouge au nord et les Britanniques au sud, notamment dans la région où ils exploitaient le pétrole. Staline de son côté convoitait l'obtention d'une concession pour l'exploitation du pétrole du nord, ce qui allait faire l'objet de vifs marchandages avec l'impérialisme.

Le Shah, suspect de sympathies pro-allemandes, avait été déposé par les Britanniques en 1941 et remplacé par son fils. II y eut alors un intermède durant lequel les prisonniers politiques furent libérés, les partis et syndicats réapparurent.

Le Toudeh dirigea alors un « Conseil Central Unifié des syndicats iraniens » qui rassembla jusqu'à 400 000 adhérents en 1946, notamment dans l'industrie du pétrole du Khouzestan. II gagna aussi de nombreux intellectuels. II était salué comme le parti le mieux organisé et le plus puissant du pays. II avait par ailleurs une organisation dans l'armée qui compta jusqu'à six ou sept cents officiers.

Mais, alors qu'il avait à peine entamé des tentatives d'alliance avec les nationalistes, le Toudeh les rompit pour soutenir les prétentions de la bureaucratie russe au contrôle de sa zone et les justifier au nom d'une nécessaire égalité de traitement avec l'impérialisme britannique... !

II suivit encore les bureaucrates du Kremlin lorsque, en 1944-1945, ceux-ci jouèrent sur les aspirations nationales en Azerbaïdjan et au Kurdistan en y impulsant des républiques autonomes pour appuyer leurs marchandages avec l'impérialisme sur cette question du pétrole pour laisser choir ces républiques appuyées par l'Armée rouge en 1946 lorsqu'ils parvinrent à un accord avec le gouvernement iranien sur les concessions des gisements pétroliers du nord.

Dans le contexte des débuts de la « guerre froide » en 1946, les États-Unis allaient augmenter crédits d'armement et missions militaires pour rétablir la monarchie comme pilier de l'ordre impérialiste dans la région. En décembre, l'armée du Shah entrait à Tabriz et à Mahabad, les capitales des deux Républiques autonomes, massacrait impunément les travailleurs, fusillait les militants et liquidait toute autonomie régionale.

Mais auparavant, toujours en 1946, le Toudeh avait rendu un service au gouvernement impérial de Téhéran, dans lequel il eut d'ailleurs trois ministres. Au mois de juillet, alors qu'une grève des ouvriers du pétrole s'était déclenchée sur des revendications hostiles à l'impérialisme et au gouvernement, il mit tout le poids de l'organisation syndicale qu'il dirigeait pour briser le mouvement. Il envoya des députés sur place pour faire reprendre le travail, après quoi l'armée ouvrit le feu sur les travailleurs, tuant 46 travailleurs et en blessant 170.

Ainsi le Toudeh, dès sa création, et dès qu'il a eu une existence réelle, s'est montré un parti fidèle à la diplomatie de l'URSS, ayant renoncé à toutes velléités révolutionnaires, n'ayant d'autre perspective que d'être accepté par les classes dirigeantes iraniennes, déjà prêt à sacrifier, non seulement la classe ouvrière, mais lui-même.

Lorsqu'en mai 1951 le gouvernement de Mossadegh, grand bourgeois anticommuniste, s'opposa à toutes les concessions sur le pétrole aussi bien aux Britanniques qu'aux Russes pour le récupérer pour la bourgeoisie iranienne, c'est lui qui capitalisa le ressentiment anti-impérialiste existant au sein des masses populaires qui se mobilisèrent largement dans cette bataille. Le Toudeh qui, bien qu'interdit depuis 1949 et pas officiellement légalisé par Mossadegh, conservait un certain poids, s'y opposa, expliquant que Mossadegh était un bourgeois, qu'il faisait le jeu des Américains, qu'il fallait d'abord un gouvernement anti-impérialiste pour ne poser qu'ensuite le problème du pétrole.

De fait, Mossadegh put ainsi canaliser le mouvement sous son seul contrôle, apparaissant comme le héros des aspirations nationales. Lors du coup d'État de 1953 organisé par la CIA, pour rétablir l'ordre en Iran et le Shah sur son trône, le Toudeh ne s'opposa en aucune manière. Il savait pourtant ce qui se préparait. On le voit d'ailleurs dans le film "Women without men" sans bien comprendre toutefois s'il n'absout pas le Toudeh de ses responsabilités. Certains officiers de son organisation dans l'armée proposaient d'organiser une résistance, ils en attendirent l'ordre dans leurs casernes, mais l'ordre ne vint jamais.

Certains leaders du Toudeh purent se réfugier en RDA, mais les travailleurs en Iran et ses militants parmi eux subirent une répression impitoyable qui fit des milliers de fusillés. L'ordre impérialiste allait régner en Iran pendant 25 ans, dans le démantèlement de l'opposition politique et syndicale et la terreur policière, jusqu'à la montée révolutionnaire de l'année 1978. Mais le Toudeh, déconsidéré, n'y a fait qu'une discrète réapparition, avec le retour d'exil de ses dirigeants, que sur la fin et n'a joué aucun rôle dans ces événements.

Puis, pour s'être précipité, pour s'accrocher aux basques de l'ayatollah, toute honte bue, dès lors que la victoire de celui-ci sur le Shah est apparue acquise, le Toudeh a abouti à un nouveau suicide.

Bien souvent, comme en Algérie ou comme en Égypte, les Partis communistes de ces pays se sont franchement dissous d'eux-mêmes. Mais souvent aussi, ils ont fini sous les coups de la répression et les massacres comme au Soudan, dans des défaites sans combat.

De leur passé d'allégeance à Staline, les partis communistes des pays sous-développés ont hérité l'incapacité de mener une politique révolutionnaire prolétarienne, mais même d'être autre chose qu'une force d'appoint aux nationalistes. Les seules exceptions où l'on ait vu des partis staliniens prendre eux-mêmes la tête des luttes nationalistes, en Chine ou au Vietnam par exemple, ces partis ont rompu avec Moscou. Mais par cette rupture, ils changeaient de nature et devenaient d'authentiques partis nationalistes parfois révolutionnaires mais... bourgeois.

Dans ce contexte d'effondrement des idées communistes, le mouvement féministe continua par contre jusqu'à l'explosion de 1978 puis, encore, malgré le pouvoir des ayatollahs, ce qui lui donne ses particularités actuelles, mouvement féministe inter-classes, mais aussi d'une certaine manière héritier du mouvement social bien que l'ignorant le plus souvent.

Cela donne aux haines et aux violences que le mouvement des femmes subit dans les révolutions arabes aujourd'hui et aux films ou romans féministes iraniens cette résonance si particulière.

Alors que Tunis puis Le Caire ont semé l'étincelle, les femmes de ces pays recevront-elles en retour l'aide de la révolution des femmes iraniennes venant donner l'enthousiasme à leurs sœurs d'Égypte et renforcer l'acquis tunisien, avant que l'Algérie, le Maroc, la Palestine et bien d'autres, avec toutes leurs particularités, ne rentrent à leur tour dans la danse, se renforçant les unes et les autres ?

Le 11 mai 2011

Jacques Chastaing

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