Il faut se réjouir de la réédition de ce roman plein de sève publié en 1920 sous le titre « Poor White ». Sherwood Anderson fait partie de ces écrivains américains méconnus ou sous-estimés, comme Theodore Dreiser ou Upton Sinclair. Tous les trois sont nés dans les années 1870. Ils sont les témoins critiques et passionnés des transformations humaines entraînées par l'essor impétueux du capitalisme industriel aux États-Unis, de la fin du XIXe siècle jusqu'à la crise de 1929. Ils sont aussi l'expression littéraire du dynamisme américain, qui emporte les lecteurs de la première à la dernière page, sans répit.
Sherwood Anderson (1876-1941) a emmagasiné une riche expérience sociale avant de devenir
écrivain. Il est né dans une famille rurale pauvre, déménageant
fréquemment. Sa mère était d'origine italienne. Son père était un
conteur impénitent d'histoires imaginaires sur sa propre vie. Le jeune Sherwood a du interrompre
ses études peu après l'âge de quatorze ans. Il fut combattant à Cuba dans la
guerre hispano-américaine. Après sa démobilisation, il fut administrateur d'une
usine de vernis dans une petite ville de l'Ohio. Il abandonna cette situation sans prévenir pour
aller travailler dans une agence de publicité. Sa vocation littéraire fut la plus forte. Il
quitta tout, femme, enfants et situation bien rémunérée, pour rejoindre à Chicago
un groupe de journalistes et d'écrivains radicaux dont Theodore Dreiser. Le succès vint en
1919 grâce à ses nouvelles, même si plus tard sa carrière connut des hauts et des
bas.
Sherwood Anderson eut une influence décisive sur la jeune génération des Faulkner et des
Hemingway. Son art de nouvelliste chaleureux, amusé et incisif fait merveille dans les recueils
« Winesburg-Ohio » et « Le triomphe de l'oeuf ».
Le « pauvre blanc » de cette histoire est Hugh Mc Vey, « né dans un trou
perdu, une petite ville accrochée tant bien que mal sur un banc marécageux de la rive droite du
Mississipi, dans l'État du Missouri. C'était, pour venir au monde, un endroit
lamentable. » Son père d'origine sudiste est valet de ferme puis ouvrier dans une
tannerie. Après son licenciement, il sombre dans l'alcoolisme. Le jeune Hugh ne sort de son
hébétude que grâce à la femme d'un cheminot, Sarah Shepard. Originaire de
Nouvelle-Angleterre, elle se sent « invaincue et invincible », « au sein de la
communauté des sans-espoir » dont est issue le jeune Hugh. Elle prend donc en mains son
éducation d'une poigne énergique et généreuse. La transformation du jeune
campagnard en inventeur de machines s'opère dans les années 1890 où les petites
villes du Middle West deviennent des mégapoles.
L'intrusion du capitalisme industriel donne la fièvre à tout le monde dans la petite ville
de Bidwell, Ohio. « Le cri de guerre : réussir dans la vie. » Les gens de toutes
les conditions sociales sont bousculés, brisés ou entraînés dans le mouvement.
Partout dans le pays, les magnats tels que les Morgan, les Gould, les Carnegie, les Vanderbilt,
« serviteurs du nouveau roi » se donnent « des airs de
créateurs » note ironiquement le romancier ; alors qu'ils ne font que profiter des
inventions et du travail des autres. « La pensée et la poésie moururent ou
passèrent pour archaïques aux yeux d'hommes serviles et faibles qui embrassaient la nouvelle
religion. » (page 52) Des jeunes gens sans talent sont payés pour porter aux nues les
mérites des nouveaux milliardaires « comme des marques de biscottes ou d'aliments pour
le petit déjeuner que l'on veut promouvoir. » (page 79) Une propagande, qui continue
à sévir aux États-Unis, est lancée et martelée « dans le dessein
de créer l'illusion qui veut que grandeur d'âme soit synonyme de
richesse. »
Hugh est à la fois un acteur et un instrument de l'industrialisation. « ...pratiquement
tout brevet devenait un point aimanté autour duquel se formait une société
industrielle. » Comme beaucoup d'hommes et de femmes de sa génération qui
n'ont pas basculé dans le cynisme recuit des hommes d'affaires, la sensibilité
d'Hugh Mc Veigh est déchirée. Elle ne parvient pas à s'adapter à ce
mouvement économique brutal et trépidant.
Sherwood Anderson exprime avec délicatesse les mouvements psychologiques complexes de ses nombreux
personnages. Avec une belle audace tranquille pour son époque, il met à mal le puritanisme en
traduisant avec tact les émois sexuels des jeunes hommes et des jeunes femmes dans ce contexte
tumultueux.
Le 20 décembre 2005
Samuel Holder
Extrait de ce roman, page 148 :« C'étaient d'importants hommes d'affaires, mentors des temps modernes, appartenant à cette race d'hommes qui, à l'avenir, en Amérique et peut-être dans le monde entier, allaient participer à la composition des gouvernements, former l'opinion publique, diriger la presse, éditer les livres, patronner les arts et qui parfois, dans leur grandeur d'âme, allaient subvenir aux besoins d'un poète à moitié mort de faim et insouciant de l'avenir, vivant dans un autre univers. »
URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/critiques/Sherwood_Anderson-Pauvre_Blanc.html