Les Thibault

de Roger Martin du Gard

Roman, trois tomes (tome 1 : 875 pages, tome 2 : 862 pages, tome 3 : 639 pages)
Éditions Folio

À la mémoire de mon grand-père qui, en dépit d'idées et de conceptions radicalement différentes, m'a initié à la culture, aux plaisirs de la lecture et à un certain amour de la vie

Le texte qui suit développe dans un premier temps les différents aspects du roman. Dans un second temps, j'ai écrit un bref résumé de l'ensemble du cycle. Enfin, pour terminer, j'ai choisi quelques extraits de l'oeuvre qui permettent de se rendre compte de l'écriture de Roger Martin du Gard et de quelques moments du cycle.

Celui qui tente de porter l'attention ou d'intéresser sur une oeuvre littéraire ou cinématographique se trouve toujours devant un problème insoluble : révéler trop ou rester superficiel, ne pas se trouver à la hauteur de la tâche fixée. Les impressions et appréciations personnelles peuvent aussi être un obstacle à l'accès de l'oeuvre. Rendre compte d'une oeuvre si ample, implique inévitablement de laisser des personnages et des situations de côté et donc de relever quelques points au détriment d'autres. Je ne sors pas de ces problématiques. Le lecteur qui ne serait intéressé que par l'un ou l'autre point se portera là où il pense trouver ce qu'il souhaite. 

Un monument littéraire aux lectures multiples

Les Thibault constitue un vaste ensemble, un monument même : huit romans écrits de 1920 à 1940, environ 2 300 pages dans l'édition que j'ai lue. Son ampleur peut rebuter plus d'une personne. Disons-le d'emblée : sa lecture n'est pas une perte de temps. Je peux le confesser : pour le bibliophage que je suis ce roman prend place dans le panthéon des quelques lectures, trop rares, que je reprendrai un jour avec un plaisir renouvelé, avec de nouvelles découvertes, d'autres angles de lecture. L'écriture de Roger Martin du Gard est limpide, elle coule sous nos yeux et nous conduit, soir après soir, à en achever la lecture. Avec toujours, à la fin, ces mêmes sentiments mêlés : une fois la dernière page tournée il nous reste des impressions, des phrases, des idées et des réflexions ; nous étions impatients d'en arriver au bout, d'en connaître l'ensemble ; mais nous le regrettons aussi : nous quittons un monde, des personnages et des lieux qui, au fil des pages, nous sont devenus familiers.

Bien que parlant d'un monde qui a disparu en août 1914 – s'il fallait une seule formule pour décrire ce livre ce serait celle-ci – ce livre est d'un très grand intérêt. Pour comprendre cette Atlantide, cette société « Belle-Epoque », empreinte de confiance en soi et en son « progrès » continu. Elle nous semble bien éloignée aujourd'hui, elle a souvent été présentée comme un temps heureux, oubliant ainsi qu'elle portait en elle-même les germes de sa disparition. Est-ce la seule raison qui pousserait à sa lecture ? Non. Et c'est sans doute l'une des marques les plus certaines d'un bon roman : il peut se lire à plusieurs degrés, sous plusieurs angles, en privilégiant l'un ou l'autre personnage, l'un ou l'autre aspect. Ce qui signifie que ce cycle a plusieurs lectures possibles

On peut lire ce cycle comme un roman d'amours (au pluriel : par la richesse inépuisable que produit non seulement la découverte de ce sentiment, mais aussi son immense différenciation d'un individu à l'autre ainsi que chez un même individu tout au long de sa vie). On peut le lire aussi comme un roman d'amitiés. Ou comme une description vue de l'intérieur d'une certaine bourgeoise parisienne. Comme un appel à la révolte contre la guerre ou même pour l'émergence d'une société nouvelle. Comme une réflexion sur le désespoir et sur l'espérance. Nous pourrions continuer, longtemps. Ces lectures s'entremêlent et sont à la discrétion de chacun : certains points parlent plus au lecteur selon son âge, ses intérêts, ses interrogations et ses angoisses.  

Nous assistons à la mort terrible d'un vieillard vaniteux, convaincu et presque sans faille, de son bon droit, représentant rigide d'une époque passée se survivant et qui, pour la première fois, est saisi par le doute. Nous sommes les témoins de réflexions théologiques et existentielles, menées de façon passionnée et intelligente, entre un médecin athée, positiviste pourrait-on dire, et un prêtre. Nous voyons les graves conflits intérieurs qui tourmentent un médecin confronté à l'euthanasie. C'est aussi la fresque, au jour le jour, du grand renoncement du socialisme, du syndicalisme révolutionnaire et de l'anarchisme français qui se rallient à la guerre et participent à l'Union sacrée, durant les mois de juillet et d'août 1914, et de l'incompréhension jusqu'à la révolte d'un individu, Jacques, devant ce moment qui va marquer de son empreinte indélébile tout le siècle qui débute en cet instant.

Enfin cette oeuvre est également une extraordinaire galerie de personnages. Tous aussi attachants les uns que les autres (que nous les aimions ou que nous les haïssions). Ils s'offrent à nous avec leurs doutes, leurs contradictions, leurs désirs et leurs lâchetés ; leurs ambivalences. Ils nous parlent, ils nous émeuvent. Ils sont complexes, inachevés et pleins de possibilités comme tout être humain l'est, jusqu'à sa fin. Il n'y a pas de « héros » ou « d'anti-héros », de modèle « sur »-humain auquel nous sommes invités à nous conformer ou à condamner. Il n'y a pas de jugements dans ces romans, mais plutôt une peinture remarquable des sentiments intérieurs des individus qui insufflent vie à ces pages.

Un cycle aux temporalités nombreuses

Ce cycle romanesque puise également son intérêt dans les différents choix de temporalités que l'auteur a utilisés. Les huit romans qui forment Les Thibault sont tous liés entre eux – certains peuvent se lire séparément, mais le lecteur pressé qui adopterait ce mode de lecture perdrait beaucoup : comme un voyageur pressé qui passerait rapidement dans une vaste cathédrale, s'arrêtant dans une seule partie – mais de longueur très différentes. Plus encore, les temporalités qui délimitent ces romans sont très changeantes. Ainsi, entre Le pénitencier et La belle saison cinq ans se passent sur lesquels nous n'apprenons que fort peu; La consultation occupe une journée d'un personnage et L'été 1914 couvre à peu près deux mois et demi.

L'intensité, la densité même, est aussi variable selon le « mode temporel » employé au sein d'un roman. Le lecteur est, à au moins deux moments clés du cycle, soumis à une forte pression : les longues pages qui nous font vivre les derniers jours du père Thibault et celles qui décrivent l'ambiance très tendue qui précède les déclarations de guerre, aboutissant au déclenchement de la Première Guerre Mondiale. Nous savons que cette guerre a éclaté, nous en connaissons les conséquences et l'importance fondatrice pour les décennies qui ont suivi. Mais l'auteur dépeint admirablement bien, par de longues pages, la réception – dans l'indifférence initiale – de l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand à Sarajevo au début de l'été, puis le climat de militarisation des esprits qui s'installe d'abord peu à peu et qui s'accélère ensuite aussi brutalement que rapidement. Il décrit ces semaines de façon saisissante, rythmées par les longs moments de doutes – accusations, affirmations, démentis –  engendrés par les cabinets européens. Au point de nous faire perdre de vue le dénouement des événements. Et ce n'est pas le moindre mérite de ce roman en particulier que de nous restituer  l'ambiance parisienne de ces jours, à travers les réflexions et les actions de personnalités très différentes, confrontés à ce cataclysme qui surgit au milieu de leurs existences. Le récit se concentre autour des deux frères Thibault mais s'étend à chacune des personnes qu'ils rencontrent, ensemble ou séparément, que ce soit un jeune médecin de l'Action française de Maurras, un diplomate du Ministère des Affaires étrangères, les milieux socialistes et libertaires de Paris ou encore un patriarche du monde médical.

La lecture de L'été 1914, nous invite à lire ou à relire les premiers chapitres de l'excellent ouvrage d'Alfred Rosmer Le mouvement ouvrier pendant la guerre. Cela dit malgré les erreurs, les oublis ou les arrangements littéraires amenés par Martin du Gard, que des historiens attentifs n'auront pas manqués de pointer, ce qui n'ôte en rien à l'importance du texte.

Nous nous trouvons ici à un moment crucial du roman. Mais, nous risquons de produire l'impression qu'il domine tout l'ouvrage, alors qu'il n'en constitue qu'une seconde partie. En effet, il y a une coupure nette entre les six romans qui précèdent et L'été 1914. Elle correspond à la fissure sans retour que représentent ces événements dans la vie des personnages. Un monde s'effondre. L'optimisme, la confiance en soi et en son époque domine dans la première partie, elle fait place ensuite au doute, au questionnement. Cette partie renvoie, en jouant sur une brutale accélération des événements, à la première : les projets et les espérances que les jeunes personnages construisent se trouvent face à la guerre.

Le tout se conclut admirablement, avec un changement de style, plus intimiste. Nouveau saut temporel. Nous parcourons la deuxième partie de l'année 1918 à travers le journal du médecin Antoine, le frère aîné. Gazé, se croyant en convalescence, il découvre subitement le caractère fatal de son état après une visite à son vieux maître. À partir de ce moment-là, il décide de tenir deux journaux : l'un à caractère médical, où il décrit les différentes étapes de sa maladie et les effets des différents traitements, afin que ces notes servent à la recherche médicale ; le second, celui qui nous est donné à lire, est son journal intime, auquel il confie ses réflexions, ses doutes, ses espoirs et désespoirs. Mois après mois, jour après jour, nous assistons à la fin de ce jeune médecin terrassé par la guerre, en pleine jeunesse, remettant en cause ce qu'il était et perdant son ancienne et alors inébranlable confiance en lui et en la société. Un profond changement s'opère chez Antoine, ouvrant sur d'innombrables possibles qui cependant s'abîment dans la mort.

Cet usage de temporalités très différentes conduit-il à un morcellement du cycle ? Absolument pas. L'unité est conservée par les principaux personnages qui ne s'enferment pas dans les bornes de ces différents moments, car ils vivent en dehors des romans.

Ambiances et décors

Les Thibault se centrent autour des rapports entre deux frères et leur père ou sous la marque qu'il aura laissée sur eux. Une seconde famille, les Fontanin, fait contraste avec la première. Famille aisée mais sur le déclin, protestante, marquée par la présence d'une mère forte et par l'absence d'un père libertin. Les deux enfants entretiendront des relations qui vont évoluer de façon notables avec les deux frères Thibault. Autour de ces deux familles, le cours du récit croise les destinées de plusieurs bourgeois et des personnes (domestiques, patients, employés,...) qu'ils sont amenés à rencontrer régulièrement ou incidemment.

La plus grande partie des romans se déroulent dans le Paris « belle époque » des années qui précèdent la Première Guerre Mondiale. D'autres endroits, au gré des trajectoires des deux personnages principaux, Antoine et Jacques, apparaissent (Lausanne, Genève, Le Havre  principalement). Lorsque l'auteur s'attarde sur ces incursions vers d'autres lieux, il marque ainsi des moments de séparations ou de décisions. L'unité de lieu est forte, Paris, ses rues, constituent une toile de fond omniprésente, vivante, dans laquelle les personnages évoluent. Le second pôle géographique vers lequel le récit se déplace régulièrement est Maisons-Laffitte, lieu de villégiature où les Thibault passent à diverses reprises l'été.

La maison parisienne des Thibault, comme la villa de Maisons-Laffitte, symbolisent différents moments importants. La maison est marquée par l'emprise du père qui façonne l'espace et qui sera totalement modifié après sa mort par Antoine. L'appartement d'Antoine, au rez-de-chaussée, lieu d'autonomie dans lequel se retrouvent et se confrontent les deux frères. Le cabinet attenant, dans lequel le jeune médecin exerce son métier et où transitent de nombreux patients. Enfin, le lieu de villégiature où la rencontre avec les Fontanin a débuté et où se retissent et se modifient les liens qui unissent les deux familles. 

Je ne mentionnerai pas les autres endroits dans lesquels évoluent les personnages, au risque de trop en dire.

Les lignes précédentes ont déjà, autour des semaines qui précèdent la guerre principalement, donné quelques impressions sur l'ambiance d'un moment clé. J'y ai insisté, par choix. Pour ne pas donner une image biaisée du cycle, je dois rééquilibrer quelque peu.

Ce que l'on appelle l'amour est présent à plusieurs reprises dans le cycle. La découverte du sentiment amoureux ou/et des plaisirs charnels et les rapports que les personnages entretiennent avec l'un et l'autre constituent des moments forts. Cela se fera, pour tous, de différentes manières. Antoine, qui rencontre épisodiquement et de façon superficielle plusieurs femmes, deviendra amoureux sur le tard, en rencontrant Rachel (lire l'extrait ci-dessous). Daniel découvre la sexualité, que l'auteur nous décrit de façon allusive et pudique, lors de sa fugue avec Jacques à Marseille et cela entraîne une distanciation avec son ami, car il vit pour la première fois une expérience forte en l'absence de son ami, et qu'il ne peut lui expliquer. Jacques est le personnage qui a le rapport le plus complexe avec le sentiment amoureux. Ses nombreuses contradictions et son sentiment d'être différent lui font rechercher un idéal qu'il atteindra après un cheminement tortueux. Mais les pages qui racontent les embrassades et les caresses qu'il échange avec la petite alsacienne, nièce de la concierge de la maison, sur le canapé ne laisseront pas sans émotion le lecteur ! A la mort du père Thibault, nous apprenons, ce qui le rend plus humain, qu'il a échangé une correspondance, née des petites annonces, avec une femme pour rompre la longue solitude engendrée par le décès de sa femme.

Nous suivons à diverses reprises le médecin Antoine. Un roman entier, La consultation, est consacré à une seule de ces journées. Opérations médicales difficiles, réflexions devant l'euthanasie, réussite médicale et échanges avec des confrères  sont  des thèmes omniprésents.

L'ambiance que l'on lit au début de L'Été 1914 sera familière aux militants de gauche. À Genève, dans les milieux de socialistes émigrés, des discussions infinies se tissent et se défont dans un lieu dont le nom suffit à comprendre de quoi il s'agit: La Parlote. Ces socialistes privés d'action, très divers et d'horizons différents, débattent de questions dont le lecteur connaisseur remarquera, sans doute avec ironie, pour certaines d'entre elles, la permanence et la similitude d'arguments...

Je termine avec un bémol. À différents moments, dans le traitement littéraire que Roger Martin du Gard fait d'un personnage, j'ai été troublé. Il s'agit du personnage de « Gise ». Fille métisse d'un officier d'une famille alliée aux Thibault et d'une malgache, légèrement plus jeune que Jacques, elle sera élevée au domicile de la famille. À plusieurs reprises, la manière dont est présentée ce personnage nous fait entrevoir la force des préjugés racistes que le colonialisme français à développé, y compris donc chez un auteur aussi fin que Martin du Gard. Par exemple : « «Mais Gise est comme elle est, n'est-ce pas ? Chacun sa nature...Gise a d'immenses qualités. Gise a aussi ses défauts... » Après une nouvelle hésitation, elle déclara : «Par exemple, Gise n'est pas très franche.

– Gise ? Avec son regard si droit !»

Le premier mouvement d'Antoine avait été de protester. À la réflexion, il entrevoyait maintenant ce que Jenny voulait dire. Sans être fausse, Gise, en effet, gardait volontiers certaines pensées secrètes ; elle évitait d'affirmer ses préférences ou ses antipathies ; elle redoutait les explications ; elle savait taire un ressentiment, et se montrer sans effort souriante, serviable, avec ceux qu'elle aimait le moins. Timidité ? Pudeur ? Dissimulation ? Ou plutôt, instinctive duplicité de ces noirs dont un peu de sang coulait dans ses veines – défense naturelle des races longtemps asservies ? « L'esclave-née... » » (Les Thibault III, Épilogue, pp. 415-416). Passage parmi les plus explicites. Paradoxalement, nous pouvons penser que c'est ainsi que des personnes de cette époque auraient appréhendé Gise. Mais c'est sans doute la façon dont est conçu le personnage, en tant que tel, qui me trouble. Une analyse littéraire approfondie du personnage de Rachel, qui a beaucoup plus de relief, femme juive, aboutirait sans doute à révéler, de façon là plus subtile, des stéréotypes assez classiques.

Mais ce bémol n'enlève rien à la valeur du roman, c'est aussi par cela qu'une époque porte son témoignage.


Résumé de l'oeuvre

Chacun à sa guise pourra lire le résumé qui suit ou s'en abstenir. Résumer c'est se risquer à appauvrir et à affadir. Un seul moyen d'y remédier : lire l'oeuvre...

Le cycle débute par le roman intitulé Le cahier gris. Ce cahier est celui de Jacques Thibault, 14 ans, fils révolté d'Oscar Thibault, prospère bourgeois catholique, veuf, établi à Paris depuis de nombreuses années. Jacques s'essaie à l'écriture de poèmes dans un cahier qu'il utilise aussi pour correspondre avec son ami, Daniel Fontanin, avec lequel il noue une relation intense. La découverte de ce cahier par l'abbé de l'école de Jacques, dont la lecture lui laisse entendre que la relation entre les deux amis est, sans jamais utiliser le terme, de caractère homosexuel, va conduire Jacques et Daniel à fuguer. De retour à Paris au bout de quelques heures suite à l'échec de leur entreprise, les deux amis sont séparés. Jacques est conduit devant son père qui lui intime de faire acte de contrition et lui interdit de revoir Daniel. Jugeant l'attitude de son fils cadet frondeuse et indisciplinée, contrastant avec la réussite de son fils aîné, Antoine, étudiant en médecine, il se résout à l'envoyer dans l'Institution « de préservation sociale » qu'il a fondée, sur les bords de l'Oise. En d'autres termes, c'est un espace fermé dans lequel des enfants et de jeunes adolescents « rebelles », rétifs aux « bienfaits » de l'éducation et de la famille, sont envoyés aux fins de « redressement ».

La deuxième partie débute dans ce lieu, Le pénitencier. Le séjour de Jacques, le premier fils de bourgeois à y être détenu – bien qu'un espace pour les fils de bonne famille est prévu depuis longtemps en ce lieu mais, à l'étonnement d'Oscar Thibault, il n'a jamais été utilisé, ce qui rend la punition infligée à son fils d'autant plus exemplaire auprès de ses pairs. Antoine, qui ne se soucie que peu de son frère, décide après une année de lui rendre visite. Il prend alors conscience du caractère du lieu et se résout à demander à son père de s'occuper de Jacques en l'installant dans un appartement-cabinet sis au rez du bâtiment de la famille Thibault. Après un refus initial, le père Thibault se laisse finalement convaincre par l'action conjuguée de son fils et de son confesseur.

La belle saisondébute cinq ans plus tard, à la veille des vacances d'été, avec l'annonce des résultats de Jacques aux examens d'admission à l'École Normale. Jacques part à Maisons-Laffitte , lieu de villégiature bourgeoise où les Thibault possèdent une maison. Les Fontanin disposent d'une petite villa dans ce village. Or cette famille, et particulièrement Daniel, est toujours l'objet d'un interdit de visite prononcé par le père Thibault – qui voit dans cette famille de protestants l'une des causes du comportement et de la fugue passés de Jacques.  Mais les deux Thibault passent outre les exigences paternelles. Durant l'été, Jacques se partage entre deux affections. D'un côté Gise, jeune métis vivant au domicile du patriarche ; de l'autre Jenny Fontanin, soeur cadette de Daniel qui voue à Jacques un mépris trouvant son origine dans la fugue, mais dont l'attitude à son égard n'est pas exempte d'ambivalence. Les pages décrivant les rapports,  obstacles, quiproquos, maladresses, reculs et avancées entre Jacques et ces deux femmes sont dignes du meilleur Stendhal. Cet été-là – véritable croisée des chemins – dont la fin devrait mener Jacques à l'Ecole Normale, sera décisif. Sans rien annoncer à personne Jacques disparaît. Son frère Antoine vit, lui aussi, un été particulier, mais tout différent. Il se coupe plus ou moins de son monde habituel pour se consacrer à une liaison intense, totalement extraordinaire chez lui, avec Rachel, jeune femme qu'il a rencontrée alors qu'il avait sauvé un enfant de la mort.

La consultation, le quatrième roman, décrit une journée de la vie d'Antoine quelques mois après ces événements. Nous suivons les différentes rencontres du jeune médecin récemment établi, dans son cabinet et dans son quotidien.

La sorellinaest le titre d'une nouvelle que Jacques a publié sous un pseudonyme à Genève et qui, par divers détours, parvient à la connaissance d'Antoine. La lecture de cette nouvelle lui permet de retrouver les traces de son frère, que tout le monde croit mort – avec une certaine complaisance d'ailleurs –, à Lausanne, en Suisse. Ce roman est aussi le cadre du début de la lente maladie finale d'Oscar Thibault, que son entourage masque en longue convalescence. Antoine se décide, vu la situation, d'aller chercher son frère en Suisse. Là-bas, d'intenses conversations se tiennent entre les deux frères. Pendant les longs mois de l'absence de Jacques beaucoup de choses se sont passées, il a beaucoup changé. De retour à Paris, les deux frères sont confrontés à la brusque aggravation de l'état de santé du père qui sait désormais qu'il est perdu. Assailli de graves crises d'angoisse et de doutes, cet homme profondément catholique, qui semblait fait d'un bloc, vient à nier l'existence de Dieu. Son confesseur et ami, l'abbé Vécard, à la façon d'un brillant avocat plaidant sa cause, parvient à le ramener dans la foi et, par là même, à lui faire accepter sa fin charnelle.

L'agonie – La mort du père – débute avec une lutte sans merci contre les progrès de la maladie. Finalement la mort du père apparaît comme une vaste délivrance. Antoine découvre différents papiers dans le bureau de son père, qui le conduisent à revoir les jugements qu'il porte sur le défunt. Il organise seul l'ensevelissement, Jacques se cachant (il fera encore, avant de retourner en Suisse, un détour près du pénitencier où il a séjourné plusieurs mois dans le passé).

L'été 1914, sept mois après la mort du père – qui n'est donc pas seulement la mort d'un individu, mais à travers lui celle d'une époque – décrit, de juin à août 1914, presque au jour le jour, l'ambiance de plus en plus tendue et insupportable qui précède les déclarations de guerre. D'abord dans les milieux de révolutionnaires et de socialistes immigrés à Genève, puis dans différents cercles à Paris. Ce long roman, qui se lit fébrilement, dépeint les différents comportements, personnels et politiques, d'un grand nombre de personnages face aux déchirements qu'annonce l'entrée en guerre. Antoine qui s'est plongé corps et âme dans la médecine et la rénovation intégrale de la maison des Thibault dans laquelle fond une part importante de l'héritage familial, ne réalise que peu à peu ce que signifie la guerre. Jacques est devenu socialiste à la suite de la rupture avec sa famille et dans la foulée d'un tour en Europe qui l'a profondément transformé. Dans L'Été 1914, Jacques vit deux tremblements de terre, sur les plans personnel et politique.  Il trouve l'amour auprès de Jenny et il se trouve confronté à la débâcle du socialisme européen qui, dans sa plus grande partie, se rallie à la guerre. Ralliement qui concerne également les socialistes qu'il connaît et qui, jusqu'ici, regardaient de haut ce jeune bourgeois individualiste. Il va alors accomplir un geste à la fois héroïque, absurde et fatal. Je n'en dirai pas plus.

Dans ce roman, des personnages fictifs, tel le suisse Meynestrel, et réels, comme la figure omniprésente de Jaurès se mélangent, de même que les événements historiques s'associent aux personnages du cycle.

L'Épilogue qui clôt le tout à déjà été évoqué plus haut. Il termine pianissimo cette vaste fresque par le journal des derniers mois d'Antoine. Médecin au front, marqué à vif par plus de trois ans de guerre, sa mort fait miroir avec celle du père. Il se croit sur le chemin de la guérison, avant qu'une conversation avec son ancien maître, le docteur Philip, ne le confronte à la brutale et fatale réalité : il ne lui reste que quelques mois à vivre. L'écriture de son journal – qui devient la conscience de sa propre fin – est précédée par une permission que ses médecins, qui lui masquent la profondeur de son mal, lui accordent. À cette occasion, il retourne à Paris, où se tiendra la rencontre avec son maître, et à Maisons-Laffitte, où la villa de la famille a été transformée en hôpital auxiliaire tenue par Jenny, Gise et d'autres femmes sous la direction ferme de Mme de Fontanin. C'est ici qu'il rencontrera un nouveau personnage, qui occupera de nombreuses pages de son ultime journal.

Septembre 2007 

Sébastien Abbet

Extraits

On trouvera, ci-dessous, afin de se rendre compte de quelques moments et de l'écriture de Roger Martin du Gard, quelques extraits, très différents les uns des autres et qui constituent, de ce fait, un échantillon. Il me semble inutile de replacer ces extraits, par quelques phrases, dans l'oeuvre. Mon résumé devrait y suffire.

« Jacques ! s'écria-t-il, écoute-moi, ne m'interromps pas ! Ou plutôt, réponds : si nous nous trouvions tout à coup, toi et moi, seuls au monde, est-ce que tu ne voudrais pas venir auprès de moi, vivre avec moi ? »
L'enfant ne comprit pas tout de suite.
« Ah ! Antoine, fit-il enfin, comment veux-tu ? Il y a papa ?... »
Le père se dressait en travers de l'avenir. Une même idée les effleura : « Comme tout s'arrangerait, si subitement... » Antoine eut honte de sa propre pensée, dès qu'il en eut surpris le reflet dans le regard de son frère ; il détourna les yeux.
« Ah ! bien sûr, disait Jacques, si j'avais pu être avec toi, rien qu'avec toi, je serais devenu tout autre ! J'aurais travaillé... Je travaillerais, je deviendrais peut-être un poète... un vrai... »
Antoine l'arrêta d'un geste :
«Eh bien, écoute : si je te donnais ma parole que personne d'autre que moi ne s'occupera de toi, est-ce que tu accepterais de sortir d'ici ?
– Ou...i... » C'était par besoin d'affection et pour ne pas contrarier son frère, qu'il acquiesçait.
« Mais t'engagerais-tu à me laisser organiser ta vie, tes études, et te surveiller en tout, comme si tu étais mon fils ?
– Oui.
– Bon », fit Antoine, et il se tut. Il réfléchissait. Ses désirs étaient toujours si impérieux qu'il ne doutait jamais de leur exécution ; et, en fait, il avait jusqu'à présent mené à bout tout ce qu'il avait ainsi voulu avec opiniâtreté. Il se tourna vers son cadet et sourit :
 « Je ne rêve pas, reprit-il, sans cesser de sourire, mais d'une voix résolue. Je sais à quoi je m'engage. Avant quinze jours, tu m'entends, avant quinze jours... Aie confiance ! Tu vas rentrer dans ta boîte courageusement, sans avoir l'air de rien. Et avant quinze jours, je te le jure, tu seras libre ! »

(Les Thibault, I, Le pénitencier, pp. 185-186)


Ils se turent.
« Elle est donc capable de me mentir ? » se dit Antoine.
Les yeux de Rachel devinrent rêveurs, puis brillèrent à nouveau, mais d'une lueur  haineuse qui s'éteignit très vite :
« Il s'imaginait que je le suivrais partout et toujours. Il se trompait. »
Antoine éprouvait une satisfaction trouble, chaque fois qu'elle lançait vers son passé ce regard de rancune. Il avait envie de lui dire : « Reste avec moi. Toujours. » Il mit sa joue contre la cicatrice et s'y attarda. Son oreille, professionnelle malgré lui, suivait au fond de la poitrine sonore le moelleux va-et-vient vésiculaire, et percevait, lointain mais net, le tic-tac généreux du coeur. Ses narines palpitèrent. Dans la chaleur du lit, le corps entier de Rachel exhalait la même senteur que sa chevelure, mais plus discrète et comme nuancée : une odeur enivrante et fade, avec des pointes poivrées ; un relent de moiteur, qui faisant songer aux arôme les plus disparates, au beurre fin, à la feuille de noyer, au bouis blanc, aux pralines à la vanille ; moins une odeur, à tout prendre, qu'un effluve, ou même qu'une saveur ; car il en restait comme un goût d'épices sur les lèvres.
« Ne me parle plus de tout cela, reprit-elle, et passe-moi une cigarette... Non : les nouvelles, sur la petite table... C'est une amie qui me les fabrique : il y a un peu de thé vert mêlé au maryland ; ça sent le feu de feuilles, le campement dehors, je ne sais quoi, l'automne et la chasse ; tu sais, ce parfum de la poudre, quand on a tiré sous bois, et que la fumée se dissipe mal dans le brouillard ? »
Il s'étendit de nouveau le long d'elle, dans les spirales du tabac. Ses mains caressaient le ventre de Rachel, lisse et d'une blancheur presque phosphorescente, à peine rosée ; un ventre spacieux, comme une vasque creusée au tour. Elle avait conservé, de ses voyages sans doute, l'habitude des onguents orientaux, et cette chair de femme gardait la fraîcheur, la netteté impubère d'un corps d'enfant.
«  Umbilicus sicut crater eburneus », murmura-t-il, citant de mémoire et tant bien que mal un passage de ce Cantique des Cantiques qui l'avait si fort troublé vers sa seizième année. «  Venter tuus sicut... euh... sicut cupa !
– Qu'est-ce que ça veut dire ? » demanda-t-elle, se relevant à demi. « Attends, laisse-moi deviner. Culpa, je sais : mea culpa ; ça veut dire faute, péché. Hein ? Ton ventre est un péché ? »
Il éclata de rire. Depuis qu'il vivait près d'elle, il ne refoulait plus sa gaieté.
« Non : cupa... Ton ventre est pareil à une coupe », rectifia-t-il, en appuyant la tête sur le flanc de Rachel. Et continuant ses citations approximatives : « Quam pulchrae sunt mammae tuae, soror mea ! Qu'ils sont beaux tes seins, ô ma soeur ! Sicut duo (je ne sais plus quoi) gemelli qui pascuntur in liliis ! Comme deux petites chèvres broutant parmi les lis ! »

(Les Thibault, I, La belle saison, pp. 514-516)


À dix heures du soir, les crises, qui se succédaient maintenant sans arrêt, semblaient avoir atteint leur paroxysme.
Antoine sentait autour de lui les courages faiblir, l'endurance fondre, les soins devenir plus lents, moins précautionneux. En général rien n'était mieux fait pour galvaniser son ardeur que la délivrance des autres. Mais il était parvenu au point où sa résistance morale ne pouvait plus se défendre contre l'épuisement physique. Depuis son départ pour Lausanne, c'était le quatrième soir qu'il ne se couchait pas. Il ne se nourrissait plus : à peine si, en se forçant, il avait pu avaler aujourd'hui un peu de lait ; il ne se soutenait qu'à l'aide de thé froid, dont il se versait, de temps à autre, une rasade. Sa nervosité, qui allait s'aggravant, lui prêtait une apparence d'énergie, mais factice. En réalité, ce qu'une telle situation demandait de lui, cette patience, cette attente, cette fausse activité que paralysait le sentiment d'une impuissance totale, c'était bien ce qui répugnait plus foncièrement à son tempérament, ce qui exigeait de lui le plus insoutenable effort. Et, cependant, il fallait persévérer, coûte que coûte, et s'épuiser aux mêmes luttes, puisqu'elles se renouvelaient sans trêve !
Vers onze heures, à la fin d'une crise, comme ils étaient tous quatre courbés, surveillant les dernières convulsions, Antoine se redressa vivement, et laissa échapper un geste de dépit : une nouvelle tache humide s'étalait sur le drap : le rein, encore une fois, s'était remis à fonctionner, abondamment.
Jacques ne put retenir un mouvement de rage, et lâcha le bras de son père. C'en était trop. Seule, la pensée d'une fin imminente, l'aidait à tenir debout. Maintenant, quoi ? On ne savait plus. C'était comme si, depuis deux jours, sous ses yeux, la mort se fût patiemment acharnée à tendre son piège : et, chaque fois que le ressort commençait à être bien bandé, crac, il échappait au cran d'arrêt : tout était à recommencer !
De ce moment-là, il n'essaya même plus de dissimuler son accablement. Entre les convulsions, il s'abattait sur le siège le plus proche, harassé, hargneux, et il s'assoupissait trois minutes, les coudes sur les genoux, les poings dans les yeux. À chaque nouvel accès, il fallait l'appeler, lui toucher l'épaule, l'éveiller en sursaut.

(Les Thibault, II, La mort du père, pp. 64-65)


Le docteur Philip fit entendre son petit rire nasillard.
« Vous n'êtes pas de cet avis, Monsieur le Professeur ? fit Rumelles, sur un ton de surprise polie.
– Si fait... Si fait..., murmura Philip sur un ton bonasse. Mais je me demande si ce n'est pas là...une vue de l'esprit ? »
Antoine ne put s'empêcher de sourire. Il connaissait de longue date cette expression du patron : « C'est une vue de l'esprit » était une manière de dire : « C'est idiot. »
« Ce que je vous expose là, poursuivit Rumelles, avec assurance, est confirmé par tous les experts. Même les économistes allemands reconnaissent que le problème du ravitaillement en temps de guerre est insoluble pour leur pays. »
Roy intervint avec vivacité :
« Aussi l'état-major allemand professe-t-il que la seule chance pour l'Allemagne est dans une victoire immédiate, foudroyante : pour peu que cette victoire tarde seulement quelques semaines, l'Allemagne – c'est connu – sera forcée de capituler.
– Si encore elle était sûre de ses alliances ! grasseya le docteur Thérivier, en riant malicieusement dans sa barbe. Mais l'Italie... !
– L'Italie, en effet, semble fermement résolue à rester neutre, confirma Rumelles.
– Et quant à l'armée autrichienne... ! lança Roy avec une moue méprisante, en faisant de la main un geste ironique par-dessus son épaule.
– Non, non, Messieurs, repris alors Rumelles, satisfait de ces diverses interventions, je vous le répète : ne nous exagérons pas le danger... Tenez : sans divulguer un secret d'État, je crois encore pouvoir vous annoncer ceci : en ce moment même, à Pétersbourg, se poursuit, entre le ministre des Affaires étrangères, Son Excellence M. Sazonov, et l'ambassadeur d'Autriche, un entretien dont on attend beaucoup. Eh bien ! le seul fait que cette conversation directe ait été acceptée de part et d'autre n'indique-t-il pas un désir commun d'éviter toute démonstration de force ?... Nous savons, d'autre part, que de nouvelles interventions pacifiques sont imminentes... Celle des États-Unis... Celle du pape...

(Les Thibault, II, L'été 1914, pp. 628-629)


Le vacarme provincial des cloches de Saint-Eustache, qui s'engouffrait dans la cour de l'immeuble, éveilla Jacques de bonne heure. Sa première pensée fut pour Jenny. Vingt fois déjà, la veille, au cours de la soirée et jusqu'au moment où il s'était endormi, il s'était remémoré sa visite avenue de l'Observatoire, il trouvait toujours de nouveaux détails à tirer de son souvenir. Il demeura quelques minutes, allongé sur son lit, promenant un regard indifférent sur le décor de son nouveau logis. Les murs étaient salpêtrés, le plafond s'écaillait ; des hardes inconnues pendaient aux patères ; des paquets de brochures, de tracts, s'empilaient sur l'armoire ; au-dessus de la cuvette de zinc, luisait un miroir de bazar, taché d'éclaboussures. Quelle avait pu être la vie du camarade qui habitait là ?
La fenêtre était restée, toute la nuit, ouverte ; mais, malgré l'heure matinale, l'air qui montait de la cour était fétide, étouffant.
« Lundi 27 », se dit-il, en consultant son carnet de poche, déposé sur la table de nuit. « Ce matin, dix heures, les types de la C.G.T... Ensuite, il faudra m'occuper de cet argent, voir le notaire, l'agent de change... Mais, à une heure, je serai chez elle, avec elle !... Après, à quatre heures et demie, j'ai cette réunion qu'on a organisée à Vaugirard, pour Kniperdinck... A six heures, je passerai au Libertaire... Et, ce soir, la manifestation... Il y avait de la bagarre dans l'air, cette nuit. Aujourd'hui, il pourrait bien se passer des choses... Les boulevards ne seront pas toujours aux jeunes patriotes ! La manifestation de ce soir s'annonce bien. Des affiches partout... La Fédération du Bâtiment a fait appel aux syndicats... Important, ça, que le mouvement syndicaliste soit bien en liaison avec celui du Parti... »

(Les Thibault, II, L'été 1914, pp. 662-663)


(Pour Jean-Paul :
Ne pas trop redouter les contradictions. Elles sont inconfortables, mais salubres. C'est toujours aux instants où mon esprit s'est vu prisonnier de contradictions inextricables, que je me suis en même temps senti le plus proche de cette Vérité avec majuscule, qui se dérobe toujours.
Si je devais « revivre », je voudrais que ce soit sous le signe du doute)
Point de vue biologique.
Pendant mes premières années de guerre, j'ai cédé – rageusement, mais j'ai cédé – à la tentation de penser les problèmes moraux et sociaux à la seule lumière simpliste de la biologie. (Réflexions de ce genre : « L'homme, brute sanguinaire, spécifiquement, etc. Limiter ses dégâts par une organisation sociale inflexible. Et ne rien espérer de mieux. ») Traînais même dans ma cantine un volume du père Fabre, déniché à Compiègne. Me complaisais à ne plus considérer les hommes, et moi-même, que comme de grands insectes armés pour le combat, l'agression et la défense, la conquête, l'entremangement, etc. Me répétais hargneusement : « Que cette guerre t'ouvre au moins les yeux, imbécile. Voir le monde tel qu'il est. L'univers : un ensemble de forces aveugles, qui s'équilibrent par la destruction des moins résistants. La nature : un champ de carnage où s'entre-dévorent les êtres, les races, opposés par leurs instincts. Ni bien ni mal. Pas plus l'homme que pour la fouine, ou l'épervier, etc. »
Comment nier que la force prime le droit, du fond d'une cave ambulance de blessés ? (Quelques souvenirs précis : Soir du Cateau. Attaque de Péronne, derrière le petit mur. Poste de secours de Nantueil-le-Haudoin. Agonie des deux petits chasseurs, dans la grange, entre Verdun et Calonne.) Me souviens de certaines heures où je me suis saoulé, désespérément, de cette vue zoologique du monde.
Courte vue... Le pessimisme mortel où j'avais sombré aurait dû m'avertir que ça mène à des bas-fonds où l'air n'est plus respirable.
Vais éteindre, pour essayer de m'assoupir.

(Les Thibault, III, Épilogue, pp. 563-564)

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