Ce roman étonnant publié en 1909 est d’un style limpide et vif. Mais il
serait encore plus difficile à apprécier sans un minimum d’indications concernant son
auteur et son époque. Robert Walser, écrivain suisse de langue allemande, fut admiré de
son vivant par Franz Kafka, Robert Musil, Walter Benjamin et Thomas Mann. Sa renommée ne
dépassa guère le cercle de ces grands écrivains. C’était le lot commun
à bien des créateurs comme le relève l’historien Arno Mayer dans « La
Persistance de l’Ancien Régime L’Europe de 1848 à la Grande Guerre » :
« De toute manière les novateurs intellectuels d’après 1890 – tels que
Croce, Durkheim, Freud, Weber – n’avaient pas grande influence sur l’opinion. Comme la
plupart des artistes d’avant-garde, ils s’adressaient surtout à des confrères, ne
touchant jamais, ou presque, les publics des milieux dirigeants ou leurs proches. »
A la fin du 19e siècle et au début du 20e un monde se meurt et il ne le
sait pas encore, celui des aristocraties usées se croyant éternellement porteuses de valeurs
subtiles et héroïques et celui des bourgeoisies se croyant encore les vecteurs du
« progrès universel ». Chacun à leur façon, des écrivains comme
Walser, Kafka, Musil ou Benjamin furent les sismographes artistiques et philosophiques de
l’ébranlement des rapports sociaux qui survint avec l’impérialisme. Joie,
spontanéité, rêves et poésie y semblent devenus inutiles, évaporés.
Dressage, soumission et aliénation prolifèrent et gagnent en consistance. Les écrits de
Robert Walser se situent sur cette ligne de faille.
Né en 1878 à Bienne dans le canton de Berne, Robert Walser pérégrina à
Bâle, Stuttgart, Berlin, Tübingen, Zürich. Il collectionna les emplois modestes
d’employé aux écritures dans une banque, d’homme à tout faire auprès
d’un ingénieur, d’élève dans une école militaire, de domestique dans
un château, de bibliothécaire…On songe au personnage d’employé de bureau
lunaire et inclassable, Bartleby d’Herman Melville.
En 1929 il fut interné dans un hôpital psychiatrique à la suite d’une grave crise
personnelle. A cette même date, le krach de Wall Street fut le symptôme initial de la folie
d’une économie se déchaînant sur le monde entier jusqu’à la
Deuxième guerre mondiale.
1933 : les nazis accèdent au pouvoir en Allemagne et Robert Walser renonce définitivement
à écrire quoi que ce soit. Il se met en congé d’un monde basculant dans la
barbarie la plus sauvage. Il est interné dans un autre établissement, la clinique
d’Herisau en Suisse où il mourra en 1956.
Pénétrons à présent dans « L’Institut Benjamenta » qui commence
ainsi : « Nous apprenons très peu ici, on manque de personnel enseignant, et nous autres,
garçons de l’Institut Benjamenta, nous n’arriverons à rien,
c’est-à-dire que nous serons plus tard des gens très humbles et subalternes. »
Le jeune Jacob von Gunten apprend dans ce pensionnat à obéir sans discuter, à
rabâcher le règlement et à s’ennuyer en faisant bonne figure. On y cultive
l’art de la servitude volontaire qui comprend celui de savoir se tenir en société et
d’en imposer. Jacob peaufine l’art de la dérision : « Pendant la classe, nous
autres élèves nous nous tenons immobiles, le regard fixé droit devant nous. Je crois que
nous n’avons même pas le droit de moucher notre nez personnel. Nos mains sont posées sur
nos genoux et invisibles pendant la leçon. Les mains sont les preuves à cinq doigts de la
vanité et de la concupiscence humaines, c’est pourquoi elles restent gentiment cachées
sous la table. »
Quant au reste du programme, il ne faut pas déranger les professeurs qui dorment. Avec son
tempérament joyeux, à l’emporte pièce, Jacob ne se plaint de rien et
prétend que tout lui convient à merveille. Il rêve et se promène sur les sentiers
de son imagination. « Grâce à mes idées et sottises, je serai bientôt en
mesure de fonder une société anonyme pour la diffusion des idées charmantes et
douteuses. »
Il se moque de ses condisciples avec constance et entrain. Parfois il tient la dragée haute au
directeur, le terrible Mr Benjamenta qui a tout de l’ogre de certains contes. Et il se pâme
devant Mademoiselle Lise, la sœur du directeur qui enseigne avec une douce fermeté toutes les
arcanes de la sainte discipline. Révolté Jacob ? Non, à l’écart,
délicatement subversif comme un enfant qui n’aurait rien perdu de sa spontanéité
radicale ni de sa capacité à maintenir des rapports ludiques avec les choses et les
êtres. Ce qui ne veut pas dire qu’il est toujours gai : « L’âpre
réalité : quelle fripouille n’est-elle pas parfois ! Elle vole des choses dont elle ne
sait que faire ensuite. Il semble qu’elle s’amuse justement à répandre la
mélancolie. » (page 194) Jacob est persuadé qu’il ne peut devenir dans ce
monde qu’ « un ravissant zéro tout rond ».
Insidieusement le manque d’argent et la maladie de Mademoiselle accomplissent leur travail de sape.
Dominants et dominés partent à la dérive. Pas seulement ceux de l’Institut
Benjamenta semble suggérer Walser : « Du reste il y a beaucoup, beaucoup d’esclaves,
parmi nous autres hommes modernes orgueilleusement prêts à tout. Peut-être sommes-nous
tous quelque chose comme des esclaves, dominés par une idée universelle grossière,
irritante, toujours en train de brandir son fouet. » (page 123) L’option de Jacob pour
échapper à cette déchéance est : « Être insignifiant et le
rester ».
Dans un moment d’autodérision quant au statut de l’écrivain, Walser fait dire
à Jacob : « Je concède volontiers que je bavarde, car il faut bien remplir les lignes
avec quelque chose. » Ce quelque chose est si riche que la matière à
réflexion offerte par Robert Walser n’est pas prête de s’épuiser.
Le 4 avril 2005
Samuel Holder
URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/critiques/Robert_Walser-Institut_Benjamenta.html