L'espoir guidait leurs pas

Les volontaires français dans les Brigades internationales 1936-1939

de Rémy Skoultelsky

Éditions Grasset (1998)

Cet ouvrage est issu d'une thèse de doctorat, allégée pour publication. Antoine Prost, qui en fut le directeur de thèse, en précise, dans sa préface, l'ambition et les limites : « abandonnant les vastes synthèses pour des monographies plus pointues, qui feront progresser nos connaissances sur des fronts limités mais décisifs [...] ce livre fait entrer dans l'histoire les volontaires français en Espagne républicaine qui, jusqu'ici, appartenaient plutôt à une légende héroïque ou sinistre. »

La masse d'archives et de documents étudiés et pris en compte par Rémy Skoutelsky (sans parler des témoignages écrits et oraux) est impressionnante. Résumons :

en France : archives du ministère des affaires étrangères, de la Préfecture de Police de Paris, archives départementales à Foix, Carcassonne, Lille, Arras, Pau, Perpignan, Rouen.

En Espagne : archives de la section « guerre civile » de Salamanque, du service historique militaire de Madrid, ainsi que celles du P.S.O.E.

En Suisse : archives de la Société des Nations à Genève.

En Russie : archives du CRCEDHC, organisme qui a hérité de l'Institut Marx-Lénine. L'auteur est le premier historien qui ait pu consulter et utiliser cette mine, en 1992 et 1993. Notamment plusieurs milliers de dossiers de brigadistes français comportant la fameuse « bio » (65 questions) ainsi que le formulaire de démobilisation établi en automne 1938 (85 questions).

Y ajouter les archives du Comité exécutif de l'I.C. et de son secrétariat, le fonds personnel d'André Marty, sa correspondance avec la direction du PCF, etc

En fin, le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (1914-1939) publié sous la direction de Jean Maitron et Claude Pennetier, a permis à l'auteur d'étoffer les biographies de militants, souvent inconnus, qu'on retrouve au fil des pages, qui donnent chair et vie à ce livre, les fait sortir de l'oubli et réintégrer la mémoire collective du mouvement ouvrier.

Le choix du sujet, ainsi que celui du titre, laissaient entrevoir la sympathie de Rémy Skoutelsky pour les brigadistes et leur engagement. Dans son « Prologue », il précise aussi certaines antipathies :

« Contrairement à la majorité (la totalité ?) des historiens qui tracent aujourd'hui un signe d'égalité entre fascisme et communisme – quand ils ne cherchent pas à relativiser les crimes du premier pour mieux faire ressortir ceux du second - ; je n'ai jamais appartenu au Parti communiste (ou à une organisation maoïste)... Il n'en reste pas moins que je n'ai toujours pas le moindre doute sur le camp dans lequel il fallait se trouver à Stalingrad en 1943. A Madrid en 1936. »

Ainsi épinglés, Stéphane Courtois, ses acolytes et leur maître à penser François Furet se retrouvent en compagnie d'Annie Kriegel, dont l'auteur cite un article du  Figaro du 29.12.1992. Cette stalinienne des années 50, reconvertie, y écrivait, à propos d'un projet de loi visant à attribuer la carte de combattant aux anciens des B.I. d'Espagne : « L'antifascisme était un concept à l'abri duquel les communistes se faisaient fort de déployer la classique stratégie léniniste de conquête révolutionnaire du pouvoir. »

Pour les 32 000 volontaires des Brigades internationales, dont les 9 000 français qui sont au cœur de cette étude, l'antifascisme était bien autre chose qu'un concept. L'analyse sociologique qui nous est livrée se base sur un « échantillon » de 3 910 noms. 92% sont des salariés, principalement ouvriers ou manœuvres, issus des départements fortement urbanisés et industrialisés (région parisienne, Nord - Pas de Calais, triangle Lyon – Saint Etienne – Grenoble, région de Marseille). Très peu de fonctionnaires. Encore moins d'intellectuels. Plus de la moitié sont des hommes mûrs, entre 26 et 34 ans, ayant donc une vie familiale et professionnelle. Plus de la moitié sont membres du PCF ou des JCF. Si l'on y ajoute les militants socialistes, anarchistes, trotskystes et les syndicalistes, on dépasse les 80%.

Le chapitre intitulé « Pourquoi partir en Espagne » s'attache à démêler leurs motivations profondes du flou des souvenirs et des falsifications politiques intéressées. La difficulté est double :

  1. les volontaires survivants interviewés ont le même « avantage » que les historiens : ils connaissent la fin de l'histoire ! D'où le risque, pour certains d'entre eux, d' « antidater » une interprétation du conflit. »
  2. La ligne de l'Internationale communiste (l'I.C.), depuis 1934, est celle des Fronts populaires. L'indépendance nationale passera donc au premier plan, les aspects sociaux seront gommés. Les brigades internationales devront être mises au service de cette ligne patriotique. Un comble ! En février 1937, Maurice Thorez déclare dans un meeting à Barcelone : « Les véritables nationaux, c'est vous, le peuple qui lutta dix siècles contre les Arabes, qui lutta contre César-Napoléon, et qui mène actuellement une lutte héroïque d'indépendance nationale... »

Mais la tâche s'avère difficile, car c'est bien une révolution qui poursuit son cours en Espagne. L'auteur en rappelle, dans sa préface, la chronologie et les antécédents :

« Dès le lendemain des élections (16 février 1936), des manifestations de masse ont ouvert les prisons et libéré les ouvriers incarcérés depuis 1934. Des grèves aux revendications multiples éclatent dans tout le pays. La situation à la campagne est révolutionnaire... Les paysans, dans plusieurs régions, occupent les domaines des grands propriétaires et commencent à les cultiver pour leur propre compte, provoquant de nombreux et sanglants affrontements. » (Sur la Commune asturienne de 1934, voir L'insurrection des Asturies de Manuel Grossi, EDI 1972. Franco en dirigea, déjà, la terrible répression. Le mot d'ordre U.H.P.- Unios, Hermanos Proletarios, Union, frères prolétaires – fut largement repris en 1936)

Le coup d'Etat militaire des 17 et 18 juillet 1936 n'est donc nullement un coup de tonnerre dans un ciel serein. Il est attendu de tous. Et s'il échoue, dans la plupart des grandes villes, c'est parce que des centaines de milliers d'ouvriers se rassemblent, notamment à Madrid et Barcelone, pour réclamer des armes. Ils ne les obtiendront que le 19, après deux refus gouvernementaux.

Comme articles et discours ne suffisent pas, ce sera par la force armée que les représentants de l'I.C. devront briser l'élan révolutionnaire. Ce sera fait du 2 mai au 6 mai 1937 à Barcelone. Après l'interdiction du POUM (Parti Ouvrier d'Unification Marxiste), il leur restera à pourchasser puis à calomnier ses militants, requalifiés de trotskystes, ainsi que les anarchistes qui s'opposent à la « normalisation ». Documents à l'appui, l'auteur estime que, pour l'essentiel, les victimes de la répression furent exécutées par les « conseillers » soviétiques (baptisés « mexicains » dans les documents) et que le surnom d'André Marty, « boucher d'Albacete » serait donc, en quelque sorte, usurpé.

Deux textes permettent de comparer la Barcelone révolutionnaire et celle qui a suivi la répression contre-révolutionnaire de mai 1937. Le premier est de George Orwell, militant de l'I.L.P.(Independent Labour Party), engagé dans les milices du POUM à son arrivée à Barcelone en décembre 1936. Dans son Hommage à la Catalogne (éd.10/18, cité par Rémy Skoutelsky), il raconte : « C'était bien la première fois de ma vie que je me trouvais dans une ville où la classe ouvrière avait pris le dessus. A peu près tous les immeubles de quelque importance avaient été saisis par les ouvriers et sur tous flottaient des drapeaux rouges ou des drapeaux rouge et noir des anarchistes [...] Tout le monde se tutoyait, on s'appelait « camarade » et l'on disait Salud au lieu de Buenas dias... »

En juillet 1937, la vision de l'écrivain cévenol André Chamson, compagnon de route du PCF, est bien différente (Retour d'Espagne, rien qu'un témoignage, éd. Grasset, 1937). Il n'est pas cité dans le livre, mais le contrepoint avec l'extrait d'Orwell est si manifeste qu'il a sa place ici : « Cet ordre des sentiments, cette mesure dans la vie intérieure répond parfaitement à l'ordre qui règne dans tout le pays. Car, je le répète, le pays est en ordre. Le pays est en ordre en ce mois de juillet, qui marquait l'anniversaire du déchaînement de la violence. Le décor héroïque et tumultueux des premiers mois de la guerre civile que tant de récits nous ont rendus familiers avec ses hommes en armes, ses postes improvisés le long des routes et à l'entrée des agglomérations, a complètement disparu. Des agents gantés de blanc règlent la circulation ; la police régulière assure la sécurité de chacun. Même la nuit quand les lumières sont éteintes, on peut circuler sans danger dans les trois métropoles de la République. A Barcelone, à Valence, à Madrid même, on se croirait dans n'importe quelle capitale civilisée de l'Occident européen. Il n'y a plus de guerre civile, dans cette moitié du territoire que protège le gouvernement de la République. »

Ce n'est pourtant pas pour restaurer l'ordre (rêve récurrent d'une gauche policée) que plusieurs dizaines de milliers de brigadistes ont quitté famille et travail. Parmi les témoignages recueillis auprès des survivants, citons, en vrac, quelques souvenirs restés très vivaces : « J'étais très jeune, sans aucune expérience, sans presque d'éducation politique, poussé par un instinct de classe... »

« ...J'étais un ouvrier, j'étais un exploité...et il y en avait d'autres qui étaient en train de se faire massacrer, et ce n'était pas normal qu'on ne les aide pas. »

« ...Il y avait un internationalisme, j'allais dire plus profond qu'aujourd'hui, fort développé. Surtout dans les régions industrielles, il y avait presque partout des Polonais clandestins, des Allemands clandestins, des Italiens clandestins, si bien que s'étaient noués des rapports très forts. »

« Les grandes grèves, c'est juin 1936, le début de la guerre d'Espagne, c'est 17-18 juillet. Tu vois dans quel état d'esprit on était...On était enthousiaste, quoi . »

« Vivre, oui ; nous voulions vivre sans remords d'avoir laissé  assassiner nos frères ; nous ne voulions pas être les lâches témoins d'une immense duperie ; « la non-intervention » ».

Le livre rappelle en effet comment la « non-intervention » du Front populaire en France (la gauche plurielle de l'époque) acheva la Révolution espagnole. Bref rappel : le 23 juillet 1936, Léon Blum consulte le gouvernement anglais à Londres. Il semblait alors décidé à répondre favorablement à la demande d'aide du gouvernement espagnol. Mais le conservateur Stanley Baldwin lui fait connaître son opposition, se sentant, dit Rémy Skoultesky, « ...plus d'affinités avec Franco qu'avec les « rouges » » (il est vrai qu'il avait déjà fait ses preuves en matant la grève générale anglaise en 1926). En France, les dirigeants radicaux, Herriot en tête, font pression dans le même sens. Après hésitations, de Blum, qui songea à démissionner, le Conseil de Cabinet du 7 août adopte un projet de « pacte de non-intervention » alors que l'intervention de l'Allemagne nazie est déjà patente. Même quand elle se transformera, fin septembre, en « non-intervention relâchée », elle scellera la défaite programmée de la République espagnole. Ni les fournitures clandestines du gouvernement français, ni celles de l'URSS, plus importantes mais tardives et insuffisantes, ne seront en mesure d'inverser le rapport des forces militaires. De plus, en laissant aux fournitures soviétiques un quasi monopole, la non-intervention donna à l'I.C. les moyens de contrôler, puis de briser la révolution espagnole.

Le sous-armement chronique explique, en grande partie, qu'un brigadiste français sur quatre ait été tué, un sur deux blessé plus ou moins grièvement, selon une estimation raisonnée de l'auteur. Malgré ce lourd tribut, les Brigades internationales sont restées un peu à l'écart dans l'historiographie du mouvement ouvrier. José Fort, fils du brigadiste Gabriel Fort, en résume les raisons (l'Humanité du 4.10.95 cité en tête du chapitre 10), bien qu'il omette curieusement de mettre en cause la non-intervention : « Des milliers de brigadistes ont été tués une première fois par les franquistes et leurs alliés mussoliniens, hitlériens et fascistes français. Une seconde fois par Vichy et Berlin. Une troisième par Staline et ses acolytes. Puis ils ont été marginalisés, voire oubliés [...] car remettant trop de choses en question. »

C'est à ces remises en question salutaires que s'est attaché L'espoir guidait leurs pas. Il n'a pas été possible dans le cadre d'une note de lecture, d'en faire un compte rendu exhaustif.

Mentionnons tout de même le rôle des anciens brigadistes dans la Résistance en France occupée, ainsi que leur mise en cause dans « l'affaire Marty » et au cours des procès des Démocraties populaires (voir Arthur London, Aux sources de l'aveu, Gallimard 1997). Les B.I. y furent en première ligne, dans la répression du « titisme » et du « trotskysme ». Les cadavres sortent des placards.

(note de lecture publiée dans Carré rouge n°9, octobre 1998)

Maurice Roth

Retour