« Invisible Man » est le seul roman publié par Ralph Ellison (1914-1994)
de son vivant. Il écrivit par ailleurs de nombreuses études et nouvelles. Paru en 1952, ce
roman est une des œuvres marquantes de la littérature américaine du vingtième
siècle. Pour ne pas être réducteur ni trahir les intentions de l'auteur, il est
indispensable de dire d'un seul mouvement que cette œuvre fait date à la fois dans
l'histoire de la littérature des États-Unis et dans celle des Noirs américains. Dans
les années soixante, certains intellectuels afro-américains reprocheront à Ellison de
rester envers et contre tout favorable à l'intégration. Il avait affirmé :
« Je suis un écrivain américain qui se trouve être noir. » Position
délibérément paradoxale pour un romancier qui avait largement contribué à
éveiller la conscience et à attiser la révolte de ceux qui le critiquaient.
Daniel Guérin écrit dans les premières pages de son livre De l'Oncle Tom aux
Panthères (1973, éd. 10/18) : « Le destin du Noir, que la
société blanche traite comme un paria, quand elle ne se livre pas sur sa personne aux pires
atrocités, a été dramatisé par la littérature d'imagination
contemporaine : personne n'a lu d'un cœur sec les romans de Richard Wright, Chester Himes,
Ralph Ellison, James Baldwin, pour ne citer que quelques noms illustres. »
Le premier de cette liste, Richard Wright (1908-1960), influença profondément Ralph Ellison
dans sa jeunesse. Il l'encouragea à écrire lors de leur rencontre en 1936. Richard Wright
est le principal fondateur d'une littérature romanesque noire américaine d'un
réalisme profond, original et impitoyable. Citons en particulier Les Enfants de l'Oncle Tom,
Un Enfant du pays, Black Boy et Une faim d'égalité. Originaire du Mississipi,
un état du Sud particulièrement raciste, Richard Wright commença à écrire
à Chicago où il adhéra au Parti communiste. Il devait le quitter en 1941,
complètement écoeuré par la trahison des staliniens. Ces derniers avaient renoncé
à lutter pour les droits et l'émancipation des Noirs pour cause d' « union
sacrée » avec la bourgeoisie américaine s'engageant dans la Seconde guerre
mondiale.
Ralph Ellison était originaire d'Oklahoma City. Il fut élevé par sa mère qui
faisait des ménages. Il réussit à faire des études de musique au Tuskegee
Institute, une université réservée aux Noirs et fondée en 1881 par Booker T.
Washington en Alabama. Dès son origine, ses dirigeants estimaient que les Noirs devaient
s'accommoder de la ségrégation et progresser individuellement en s'adaptant aux
règles sociales en vigueur, aussi ignobles fussent-elles. Dans son roman Invisible Man,
Ellison dénonce violemment le conservatisme et le cynisme des notables noirs qui se sont faits une
place confortable dans une société injuste et qui cherchent à « casser » les
jeunes Noirs épris de liberté.
Après ses études, Ellison continua à se passionner pour la musique et en particulier le
jazz. Il sera même trompettiste et grand admirateur de Louis Armstrong. Sa rencontre à New York
avec Richard Wright l'orientera définitivement vers l'écriture. Sans solution de
continuité car son écriture fut nourrie par le sens de l'éloquence, du rythme, de la
tragédie et du comique qui émane du jazz, du blues et du gospel. Il participa comme Richard
Wright, James Agee et une pléiade de jeunes artistes au Federal Writers' Project
financé par l'administration de Roosevelt. Un des objectifs de cet organisme était
d'étudier et de faire connaître toutes les formes de cultures populaires des
États-Unis. Ellison sympathisera avec le Parti communiste sans y adhérer. Lui aussi vivra
douloureusement la trahison des staliniens comme son roman en porte témoignage. En dépit du
lâchage du Parti communiste, toute une agitation politique intense se poursuivit à Harlem au
cours de la Seconde guerre mondiale. Le puissant mouvement nationaliste de « retour en Afrique »
de Marcus Garvey, à la fois leader sincère et charlatan, s'était effondré
depuis quelques années. Mais il avait laissé des traces profondes dans la population noire
quand à la nécessité de se battre pour sa dignité sur tous les plans. La
protestation contre la misère et le racisme explosa en une grande émeute à Harlem en
1943.
Tous ces évènements vont nourrir l'œuvre d'Ellison. Après s'être
engagé dans la marine marchande pendant la guerre, il eut l'opportunité après 1945
de rédiger son roman grâce à la générosité d'un couple de
joailliers new-yorkais, Béatrice et Francis Steegmuller. Dans une préface écrite en
1982, il raconte avec humour et pénétration les circonstances de son travail et sa conception
du rôle social de l'artiste.
Le contenu de son roman éclaire ce qui va se passer aux Etats-Unis trois ans après sa
publication. En 1955 à Montgomery, une couturière noire de quarante-trois ans, Rosa Sparks
brave la ségrégation en allant s'asseoir dans la partie du bus
« réservée au blanc ». A partir de cet acte courageux, un vaste mouvement pour
obtenir les droits civiques va se développer et se radicaliser au cours des années soixante et
soixante-dix.
Dans sa préface, Ellison exprime la haute visée de son credo dans la
littérature : « Certes, la fiction n'est qu'une forme d'action symbolique, un simple
jeu de « comme si », mais c'est précisément là que se trouvent sa
véritable fonction et sa capacité à susciter des changements. Car, quand elle est
à son plus sérieux, comme la politique à son meilleur, elle représente une
poussée en avant vers un idéal humain. Elle se rapproche de cet idéal par un processus
subtil qui consiste à rejeter un monde de choses qui serait déjà déterminé
pour lui préférer un ensemble de réalités créées par
l'homme. »
Ralph Ellison s'inscrit dans la lignée romanesque de Melville, l'auteur de Moby Dick,
de Faulkner, l'auteur du Bruit et de la Fureur, en passant par Richard Wright comme on l'a
vu. On perçoit aussi l'influence d'une vision hallucinée de la condition humaine propre
à Dostoïevski. Comme chez ces grands écrivains, le symbole est indissociable de la
réalité. Il en est comme l'émergence naturelle. Nous n'en donnerons qu'un
exemple. Lorsque Ralph Ellison évoque un homme vivant dans une cave à charbon, il reprend
à son compte un thème symbolique existant déjà dans une nouvelle de
Dostoïevski et dans un récit de Richard Wright. Cet épisode se réfère
simultanément à une réalité très prosaïque. Dans Une histoire
populaire des États-Unis, l'historien Howard Zinn écrit à propos de la vie
à Harlem dans les années trente: « Dix mille familles habitaient dans des caves ou des
sous-sols infestés de rats. La tuberculose y était monnaie courante. »
Ce roman tient à la fois du roman picaresque, sarcastique, gorgé de péripéties
terribles, et du roman de formation, en l'occurrence celle d'un jeune Noir s'exprimant à
la première personne et dont on ignorera toujours le nom. Dans ce labyrinthe qu'est
l'Amérique capitaliste, quoi qu'il fasse et qu'il pense, il est invisible aux autres et
à ses propres yeux. Mais toujours il se bat, prend la parole, brise les stéréotypes.
Ce fleuve littéraire tumultueux et chantant nous entraîne dans une riche réflexion sur ce
qu'est l'identité constamment fuyante d'un jeune homme plein d'espérances et de
dynamisme, confronté au rejet de ses prétendus semblables Noirs et de ses pseudo bienfaiteurs
Blancs, en proie à l'exploitation et à la manipulation sociale et politique. Ce qui peut
être dit d'une autre manière : l'individu différent, rebelle, singulier, est
« invisible », mis à l'écart, dans la mesure même où les relations
sociales sont opaques et étouffantes. Ellison refuse toute forme de fatalité. Il ne faut
s'assigner « ni rang, ni limite d'aucune sorte ». Il écrit dans les
dernières pages : « La vie doit être vécue, pas contrôlée. »
Le 23 mars 2005
Samuel Holder
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