Cette histoire est racontée à un moment précis de l'histoire des
États-Unis : l'été 1998, celui du scandale provoqué par tous les politiciens,
juges et journalistes réactionnaires à propos des relations entre le président Bill
Clinton et une stagiaire à la Maison Blanche, Monica Lewinski. « En Amérique, cet
été-là a vu le retour de la nausée ; ce furent des plaisanteries incessantes, des
spéculations, des théories, une outrance incessantes[...] ».
L'histoire parallèle que raconte Philip Roth illustre le caractère destructeur du
« vertige de l'indignation hypocrite », celle qui fait les délices de tous
« les enfoirés à la vertu majuscule ». L'écrivain
américain Hawthorne avait déjà stigmatisé dans les années 1860 ce
« génie de la persécution » avec ses rites de purification. « La
tyrannie des convenances » est protéiforme. Elle peut prendre des masques multiples. Philip
Roth s'y attaque une nouvelle fois, avec un dynamisme et une finesse qui ne peuvent que ravir le
lecteur.
Le narrateur est Nathan Zuckerman, un vieux romancier qui s'est réfugié dans la
région des Bershires au nord de New York. Il se lie d'amitié avec Coleman Silk, un
professeur de lettres classiques et l'ex-doyen d'une petite université du Massachusetts,
Athena College. La carrière brillante de ce professeur a volé en éclat à la suite
d'un incident. Coleman Silk s'était irrité de l'absence permanente de deux
étudiants en demandant s'ils s'agissaient de « zombies », en anglais de
« spooks », ce qui signifie spectres mais peut être également utilisé comme
une injure raciste. Or les deux étudiants absents étaient noirs, ce que Silk ignoraient et pour
cause. La plainte de ces étudiants contre Coleman Silk est une bonne aubaine pour certains de ses
collègues qui ont eu à souffrir de son caractère rude et exigeant. Ceux qui
l'appréciaient jusqu'alors n'ont pas envie de compromettre leur carrière en prenant
sa défense. Silk se retrouve totalement isolé. Habité par une rage insondable face
à cette injustice, il démissionne ; ce qui est évidemment interprété comme
un aveu de sa culpabilité. Lui le lettré qui connaît si bien la colère
d'Achille, la fureur de Philoctète ou les fulminations de Médée, il sait que son
indignation peut le conduire à la folie. Sa vitalité le pousse dans une autre voie.
Coleman Silk devient plus que jamais un objet de scandale lorsque les gens qui l'ont rejeté ou
abandonné apprennent que cet homme de soixante-dix ans s'est lancé dans une liaison
incandescente avec Fiona Farley, une femme de ménage de trente-quatre ans travaillant à Athena
College. Elle est divorcée d'un fermier dont le psychisme a été totalement
démoli par la guerre du Vietnam (« C'est un tueur qualifié, grâce au
gouvernement des États-Unis. », page 93).
Faunia Farney est « la gosse dont l'existence a tourné à l'hallucination
à l'âge de sept ans, à la catastrophe à quatorze et au désastre ensuite
[...] la gosse qui se méfie de tout le monde, qui voit un escroc en chacun et qui pourtant n'est
protégée contre rien, mais dont les capacités de tenir le coup, sans se laisser
intimider, est énorme alors qu'elle n'est qu'une fonctionnaire minuscule de
l'existence, l'enfant aux abois, la fille préférée de la poisse
[...]. » (page 206)
Nous n'avons évoqué ici que les premiers épisodes de cette histoire pour ne pas en
dévoiler les multiples rebonds ni déflorer la découverte de remarquables portraits. Ce
roman féroce, chaleureux et très maîtrisé brasse des éléments
fondamentaux de la société américaine actuelle. Ce qui amène Philip Roth à
replonger au travers de ses personnages dans le passé des États-Unis, depuis la crise de 1929
jusqu'à la fin du XXe siècle.
Le 24 octobre 2003
Samuel Holder
URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/critiques/Philip_Roth-La_tache.html