Les Essais ont été écrits à la fin d'une période décisive de l'histoire de l'humanité, la Renaissance. Cette période correspond à l'essor de la bourgeoisie, aux quinzième et seizième siècles. Cet essor est directement perceptible par plusieurs aspects, au premier rang desquels le développement en Europe de grandes villes, conséquence de l'irruption de toute une classe sociale autour du commerce. Ces villes sont entre autres Anvers aux Pays-Bas, Lyon en France, Séville en Espagne, Lisbonne au Portugal, mais surtout en Italie Florence, Sienne, Milan. La population de Venise passe de 100 000 habitants en 1500 à 175 000 en 1570. Naples passe d'une population de 150 000 à 275 000 en un siècle. La fortune des marchands enrichit en même temps des grandes figures de l'industrie, de la laine par exemple, et de la banque. Ces familles portent en Italie les noms de Strozzi, Ruccelai, Médicis, Pazzi1.
Il s'agit d'une véritable classe sociale à l'assaut de la
société, à la conquête du monde, et elle entraîne dans son sillage les
intellectuels dans tous les domaines. C'est ce qui a fait dire à Engels que la Renaissance
était " le plus grand bouleversement progressiste que l'humanité eût jamais
connu ", car elle a engendré " des géants ", qui ont certes
fondé " la domination de la bourgeoisie ", mais sans être pour autant
" prisonniers de l'étroitesse bourgeoise ". Et ces grands esprits, qui ont
été tentés par " l'esprit aventureux de l'époque "
sont Léonard de Vinci (1452-1519), peintre, mathématicien, mécanicien, ingénieur,
Albert Dürer (1471-1528), qui fut tout à la fois peintre, graveur, sculpteur, architecte,
spécialiste des fortifications, Machiavel (1469-1527), homme d'État, historien,
poète, écrivain militaire, ou encore Luther (1483-1546), réformateur en religion, mais
aussi en linguistique. Ces intellectuels participaient aux combats de leur temps. La " simple "
étude de la nature était révolutionnaire, en ce sens qu'elle devait s'imposer
par la force. On pense à Servet qui, parce qu'il était en train de découvrir la
circulation du sang, fut brûlé sur le bûcher par Calvin en 1553. On pense aussi à
Giordano Bruno, condamné au bûcher et exécuté par l'Inquisition. Les sciences
à la Renaissance se séparent de la religion, comme on le voit avec la publication de
l'ouvrage de Copernic Du Mouvement des sphères célestes, en 1543, ouvrage qui met
en avant la théorie héliocentriste. Cette théorie ouvrira ensuite la voie à
l'étude de la mécanique des corps terrestres et célestes de Kepler
(1547-1630)2.
Politiquement, la bourgeoisie ne domine pas encore. L'Europe est dominée politiquement par la
noblesse, sous la coupe principalement de Charles Quint, empereur du Saint Empire romain germanique de 1519
à sa mort en 1558. Cet empire comprend les royaumes espagnols d'Aragon et de Castille, les
Pays-Bas, les États italiens de Naples, de Sicile et de Sardaigne, les terres des Habsbourg en Europe
centrale mais aussi les conquêtes espagnoles en Amérique et en Afrique. La France est en dehors
de cet ensemble immense, mais le pouvoir politique qui y règne est jugé plus
homogène3.
En fait, les forces politiques en Europe, constituées entre le XIIIe siècle et le XVIe, sont en
train de s'équilibrer. La fin du pouvoir de l'empereur approche. Charles Quint ne tire sa
puissance en Europe que de ses territoires extra-européens. Nombre de territoires en Europe, en
particulier en Italie, sont très divisés. La France de son côté tente une
politique d'expansion vers le sud au début du règne de François Ier. Mais
la victoire de Marignan, en Lombardie (Italie du nord) est sans lendemain, et les échecs qui suivent
conduisent au traité de Madrid de 1526. Suite à ce traité, François Ier semble un
temps renoncer à la conquête de l'Italie. Finalement, il retente une nouvelle guerre, et
c'est un nouvel échec (1529). Sous Henri II, son fils, roi de 1547 à 1559, quelques
campagnes sont encore menées en Italie, mais les rapports de force restent inchangés4.
Les États se constituent petit à petit, comme en témoigne le développement des
douanes. On commence à trouver que les peuples ne se ressemblent pas et ont chacun leur type. Le
Français serait fier et orgueilleux. Le Sicilien serait un grand pratiquant de la religion et
très jaloux de sa femme. Les Anglais seraient rusés, etc. Les peuples acquièrent le
sentiment de leur originalité. Cela entraîne un certain esprit de relativisme, et ainsi
l'esprit critique. Dans le même temps que la découverte des différences se
précise, la conscience d'appartenir à une seule et même humanité se
développe. Certains préjugés tombent. Montaigne écrit " Quelle
vérité que ces montagnes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient
au-delà ? "5.
Néanmoins, les rapports entre les peuples restent souvent fondés sur la violence. Du vivant de
Montaigne, la France a été trois fois en guerre contre Charles Quint, en 1536-1537, 1542-1544
et 1552-15596. On comprend donc que Montaigne, comme d'autres
intellectuels de son temps, accorde une certaine place aux considérations sur les guerres dans son
œuvre.
Pour clarifier la chronologie, d'ailleurs, voici la liste des rois de France sous lesquels Montaigne a vécu. François Ier règne de 1515 à 1547. Puis c'est son fils, Henri II, qui prend la succession, de 1547 à 1559. Par la suite les successeurs de Henri II sont ses fils : François II, de 1559 à 1560, Charles IX, de 1560 à 1574, et Henri III, de 1574 à 1589. Henri III est le dernier des Valois. Il choisit pour successeur un cousin, le fils d'Antoine de Bourbon, qui règne de 1589 à 1610 sous le nom de Henri IV. Le pouvoir n'est pas concentré dans ces seules mains, et il faut au moins citer le rôle politique déterminant de Catherine de Médicis, épouse d'Henri II, dans la gestion des affaires du royaume. Sous le règne de Charles IX, elle a une grande part dans la constitution de l'Edit de janvier de 1562, édit par lequel les Protestants peuvent célébrer librement leur culte... mais hors des villes. Elle laisse aussi faire le massacre de la Saint Barthélemy. Elle joue aussi un grand rôle pendant le règne d'Henri III. Elle meurt en 15897.
Mais la classe qui domine la société et le territoire du royaume ne se limite
pas à la cour. L'unité du royaume n'existe pas vraiment. Il reste des enclaves
féodales, qui s'étendent sur des territoires qui peuvent faire plusieurs de nos
départements actuels. Et puis il y a des territoires soumis à des souverains étrangers,
comme Calais, occupée par les Anglais jusqu'en 1558, Avignon, qui appartient au Pape, ou Orange,
qui appartient à une principauté des Pays-Bas8.
Cette réalité géographico-politique invite évidemment à percevoir la
société comme quelque chose de mouvant, avec ses règles très diversifiées.
C'est ce que fait Montaigne. La France est une " royauté déconcentrée ".
Il n'y a pas par exemple de mécénat, et pour la recherche scientifique, l'État
ne donne aucun argent9.
On perçoit une petite tendance chez certains intellectuels à réfléchir dans le
sens d'une monarchie plus centralisée. C'est le cas du juriste Jean Bodin. Dans la
deuxième moitié du XVIe siècle, Bodin écrit que l'unité politique doit
reposer dans les mains d'un seul homme, qui exprimerait alors l'unité du royaume. Il pense que
la décision du roi doit prévaloir, et constate que ce sont les guerres civiles qui
affaiblissent son autorité. En même temps, Bodin se prononce pour un droit public qui serait
prépondérant sur les droits particuliers des sujets10.
Montaigne, pour sa part, s'intéressa peu à ces questions. Ses rapports avec les
autorités officielles du pays étaient distants ; néanmoins, il fut élu en 1581
maire de Bordeaux pour une période de deux ans. Il avait d'abord hésité à
prendre cette charge, et c'est sur l'intervention du roi Henri III qu'il accepta. Il fut
réélu en 1583. Plus tard, en 1589, il fut sollicité par Henri IV, successeur de Henri
III, assassiné, à prendre une charge à la cour. Il dut refuser par deux fois11.
Le regard sur Montaigne se détourne des puissants en politique, et
préfère se tourner vers l'homme plus simple. Mais il ne fait pas pour autant le choix de
peindre des conditions de vie, et des problèmes sociaux. Il ne voit pas les choses en terme de classes
sociales. Il ne décrit pas les trois ordres en France : le clergé, composé de 100 000
personnes, la noblesse et ses 120 000 à 130 000 membres, et les 97 % de la population qui constituent
le tiers état12.
Cette population est évidemment très majoritairement paysanne : la population rurale rassemble
entre 12 et 15 millions des 13 à 16 millions d'habitants en France au XVIe siècle13. La France au temps de Montaigne est très rurale, composée
de petites exploitations. Les récoltes des paysans sont plutôt bonnes, mais le seigneur et
l'évêque en prennent systématiquement une bonne partie. Du coup, certains paysans
vont compléter leurs revenus comme petits artisans l'hiver autour des villes marchandes. Car il
faut aussi payer les impôts royaux comme la taille ou la gabelle, et d'autres encore. Ce qui
explique les révoltes qui ont jalonné le XVIe siècle, contre les agents royaux,
percepteurs d'espèces14.
Que pensait Montaigne de ces mouvements violents de révolte ? En 1548, il y eut une révolte
paysanne en Charente et Saintonge, qui s'étendit jusqu'à la Guyenne. C'était
une révolte contre l'impôt de la gabelle, sur le sel. Par cet impôt, Henri II voulait
éponger la dette publique (en hausse à cause des dépenses énormes de
François Ier). La révolte dura quatre mois. Elle était très organisée et
bien armée. Les historiens se demandent si elle n'était pas influencée par les
idées de la Réforme, venues de la Rochelle. D'Angoulême, elle passa à
Bordeaux. Dans cette ville, les révoltés proclamèrent la " commune ". Ils
étaient maîtres des rues de la ville. Le lieutenant du roi fut violemment agressé. Puis
la troupe fut envoyée, et il fut procédé à des expéditions punitives. A
Bordeaux, ce fut la terreur : décapitations, bûchers, écartèlements, empalements.
Le roi se méfiant des autorités locales, certains nobles et bourgeois furent alors
condamnés à mort. C'est d'ailleurs à la suite de cette révolte que le
mandat du maire de Bordeaux fut limité à deux ans. Montaigne assista à tous ces
événements. Il avait quinze ans, et l'adolescent montra peu de sentiment de compassion pour
les paysans exécutés15.
Plus tard néanmoins, Montaigne prend position sur des questions sociales. Au livre III, chapitre 13
" De l'expérience ", le dernier chapitre des Essais, il essaie de comprendre
les mendiants. Montaigne se fait alors psychologue pour essayer de comprendre un certain attachement des
mendiants à leur mode de vie. Cela appelle deux commentaires. D'abord, l'étude
psychologique est très rare, à une époque où le mendiant fait plutôt figure
de personnage sympathique voire comique. De plus, cela ne témoigne d'aucun mépris. A
l'époque, les mendiants voyagent et vivent en groupes. Ils sont très organisés, ils
ont leurs rites d'initiation, leurs rangs, leurs titres, leurs " cours des miracles ".
D'ailleurs ils ne vivent pas forcément plus pauvrement que bien des travailleurs sur des chantiers
publics. Les mendiants sont aussi souvent inscrits sur des listes d'assistance16.
En fait le mendiant n'est pas plus jeté dans la pauvreté que bien d'autres couches de
la société, y compris les salariés. C'est ainsi qu'en Normandie, le pouvoir
d'achat des salaires urbains des travailleurs du bâtiment ont baissé des deux tiers sur
l'ensemble du siècle. Dans le Languedoc, les prix du blé ont été
multipliés par 6 entre 1480 et 1600, alors que les salaires n'ont été
multipliés que par trois dans le même laps de temps. Et si la ration de pain a augmenté
en France pendant la Renaissance, les rations de viandes et de vins, elles, ont baissé17.
Ce n'est pas ce type de discours que met en avant Montaigne, mais pourtant il fait un
pas de géant dans l'engagement : il s'intéresse aux pauvres, et même il en parle.
Cela provient de sa grande tolérance, qui est d'ailleurs celle de toute une partie du
siècle. On retrouve cette ouverture sur le monde dans le chapitre 23 du Livre I avec une longue
énumération de diverses coutumes, de mœurs totalement exotiques, qu'il fait sans
aucun mépris ni dégoût, et avec au contraire un grand intérêt18.
Il est d'ailleurs aussi significatif de l'époque que cette énumération de
bizarreries est évidemment baroque et pour le moins fantaisiste, mais cela est caractéristique
de la mentalité de nombreux intellectuels du XVIe siècle qui livrent sur le monde une vision
approximative, imprécise, contradictoire. La pensée suit son propre cours, et va au rythme des
réflexions personnelles19. Il n'y a pas de plan
achevé ni de démonstration bien agencée. On ne craint pas la profusion et la
juxtaposition. C'est à cette époque d'ailleurs que naissent les premiers cabinets de
curiosités20.
Côté esthétique on retrouve l'exigence de montrer les choses et les gens tels
qu'ils sont avec la vogue du portrait. En témoigne, au Musée du Louvre, la galerie de
portraits et de miniatures, sobres et réalistes, œuvres de Corneille de Lyon (1500-1575), Jean
Clouet (1480-1547) et son fils François (1505/1510-1572). Ils ont entre autres peint
François de Lorraine (1519-1563), duc de Guise, Charles IX (1550-1574), roi de
France, Henri II (1519-1559), roi de France pour François, et le très connu
François Ier (1494-1547), roi de France, pour Jean. Mais en balancement à ce portrait
dit " bourgeois ", la peinture peut aussi être idéalisée, en faisant intervenir
la mythologie et l'histoire. On y recherche alors des allusions politiques, amoureuses, voire
érotiques. Ce sont des toiles commandées par des princes ou des rois. On citera Gabrielle
d'Estrées et une de ses sœurs (anonyme, 1594), où l'on voit la jeune femme
pincer le téton de sa sœur dans sa baignoire. On citera aussi Diane Chasseresse
(anonyme), où l'on retrouve Diane de Poitiers, maîtresse du roi Henri II sous les traits de
la déesse.
On n'est pas surpris de trouver des allusions au monde antique. Il n'est pas là que pour
l'apparat. Les intellectuels et artistes, en particulier Montaigne, se tournent vers
l'antiquité pour y trouver aussi de réels sujets de réflexion, voire de
progrès. Il s'agit du coup d'un véritable mouvement pour redécouvrir les
antiquités, avec des exploitations diverses. Par exemple, la publication de la Germanie de
Tacite en 1500 ouvre la voie à une vogue de littérature et de préoccupations
nationalistes. En 1539, en France, l'édit de Villers-Cotterêts tranche la question de la
langue : la langue officielle est dorénavant celle pratiquée en Île de France, le
français. Juges et notaires doivent abandonner le latin dans leurs écrits. Du Bellay
écrit sa Défense et Illustration de la langue française (1549), contre le
latin21.
Les textes anciens aident aussi à remplir les objectifs des penseurs et philosophes
des XVe et XVIe siècles, à savoir pénétrer le fonctionnement de la nature, faire
des études en matière d'astronomie, faire l'anatomie des vivants,
réfléchir à la politique, régler quelques maux humains, comme la
mélancolie, la colère ou la tristesse. C'est ainsi qu'on redécouvre Aristote,
Platon, Pythagore, Anaxagore, Démocrite, Diogène, Socrate, Plotin, Porphyre, Cicéron,
Sénèque, Ptolémée (dont la Géographie est traduite au
début du XVe siècle). L'objectif des lettrés est de comparer ces auteurs sans
dogmatisme. Ces auteurs et ces textes sont différents de ceux qui sont étudiés à
l'Université. Du coup, c'est tout l'équilibre du savoir qui est bouleversé.
Il n'y a plus de domaine irrévocable et immuable du savoir et de l'action. On dresse des
rapports entre la poésie et l'histoire, entre la morale et la politique. On tisse des liens entre
l'architecture et la politique. La peinture ouvre des recherches sur la perspective. Pour toutes ces
recherches, pour toutes ces expériences, on travaille à plusieurs22.
Cette influence de l'Antiquité est aussi notable en peinture. Par exemple, pour évoquer (et
d'ailleurs peut-être justifier) les premières exécutions de Protestants à
Wassy en 1562, Antoine Caron (1521-1599) peint Les Massacres du triumvirat (1566)23. Mais ici le triumvirat catholique que constituent le connétable Anne de
Montmorency, le duc de Guise et Jacques d'Albon de saint André, est représenté sous
les traits du triumvirat romain Octave-Antoine-Lépide, responsable de massacres en 43 avant
Jésus-Christ. Le peintre a été influencé par les écrits d'Appien dont
les Guerres des Romains ont été traduites plusieurs fois entre 1544 et 1560. Ce
thème du triumvirat est repris dans plusieurs collections de l'époque.
L'homme de la Renaissance redécouvre une certaine modernité grâce à la
peinture et la sculpture antiques. Ce passé gréco-romain ouvre une voie nouvelle aux charmes du
nu. De nombreuses Vénus nues sont peintes. Avant le retour à l'Antiquité, les seuls
nus présentés étaient les damnés, ou ceux d'Adam et Ève,
chassés de la porte du Paradis. Après le retour à l'Antiquité, le nu est
quelque chose de positif. Botticelli (1445-1510) avait ouvert la voie. Dans ces années-là et
les suivantes, Giorgione, Raphaël, Michel-Ange, continuent à représenter des nus sur leurs
toiles. Les peintres comme Lucas Cranach ou Le Tintoret s'amusent même à se lancer dans des
représentations quasi érotiques. De Tintoret, on citera Vulcain surprenant Vénus et
Mars (1550-1555)24.
Mais ce n'est pas ce côté " sulfureux " qui rend l'ouverture
vers l'Antiquité comme dangereuse aux yeux du pouvoir. Ce dernier s'inquiète
plutôt du contenu philosophique que peuvent trouver les intellectuels dans les écrits grecs et
romains. Pour avoir montré de l'intérêt pour ces écrits, nombre de penseurs de
la Renaissance sont en effet mal vus dans leurs Universités ou carrément exclus ; certains
doivent vivre à l'écart, ou cachés. Parmi ceux-là il y a Valla et
Érasme, dans le domaine de la philologie et la théologie ; Copernic et Galilée en
astronomie ; Machiavel en politique ; Pomponazzi en psychologie ; Telesio, Palingenis Stellato et Giordano
Bruno dans la philosophie de la nature. Tous ces " chercheurs " marquent leur époque, et
Montaigne aussi. Il partage leurs méthodes. Comme eux, il rejette les " raisonnements " de
l'Église. Il ne se réfère plus aux textes religieux. Il préfère se
tourner sur lui-même tout en se tournant aussi vers des terres inconnues25.
C'est la période des grandes découvertes : l'Asie, l'Amérique... Dans le
même moment qu'on redécouvre Aristote, on invente l'aimant, le compas. Le calcul de la
latitude est perfectionné. La caravelle, qui peut remonter les vents contraires, est
améliorée. Dans ces nouvelles terres, on ne va pas trouver des idées nouvelles
seulement : on y récupère tout l'or, l'argent et toutes les épices qu'on
peut. Car l'utilisation de mercenaires et de l'artillerie sur les champs de bataille en Europe
coûte de plus en plus cher26.
Dans les techniques et les sciences, les découvertes de l'époque sont considérables
au XVIe siècle. C'est par exemple le développement de l'imprimerie. On cite les noms de
Garamond et de Christophe Plantin, un Français installé à Anvers en 154727. Dans le livre, on note la parution du premier dictionnaire
français-latin, en 1539. L'imprimeur est Robert Estienne28.
La librairie se développe très vite. Au XVIe siècle, on compte 200 libraires à
Paris. Un pressier peut tirer chaque jour 3350 feuilles, soit une feuille toutes les quinze secondes. Cela
représente des journées de 12 à 14 heures de travail. Les compagnons attachés
à ce travail bénéficient d'un certain prestige. D'ailleurs, comme on
considère qu'ils pratiquent un métier " noble ", ils ont le droit de porter
l'épée ou le poignard au côté. Mais cela n'empêche pas que le
métier est très mal payé. Cela explique les nombreuses grèves dans
l'imprimerie. Ces travailleurs se sentent proches des humanistes, dont ils impriment les écrits.
Beaucoup sont protestants. Il faut souvent vendre les ouvrages des humanistes sous le manteau29. Tout cela explique l'importance des Pays-Bas, pays libéral, pour la
diffusion des idées interdites, et même des techniques nouvelles.
Le microscope est inventé, vers 1590, par des lunetiers hollandais30. Cette invention permet ensuite de mieux comprendre le corps humain. Et celui-ci est un
objet d'étude permanent au cours du siècle. On commence à comprendre la relation
entre le cœur et les poumons. C'est l'œuvre en particulier du médecin espagnol
Michel Servet. Calvin, le jugeant trop hardi, et donc dangereux, le fait brûler vif en 155531. Voilà qui fait penser à Giordano Bruno mort lui aussi sur
le bûcher en 1600. On pense encore à la condamnation, en 1633, de Galilée (1564-1642),
par un tribunal ecclésiastique, à renier toutes ses idées32. Cette image du scientifique persécuté par les autorités, on la
retrouve dans la fiction, et le personnage central de l'Œuvre au noir de Yourcenar,
l'alchimiste et médecin Zénon.
Le nom de Galilée rappelle l'importance de l'astronomie aux XVIe et XVIIe siècles.
C'est ce qu'on a appelé la " révolution copernicienne ", du nom de Copernic,
qui a montré que la terre tourne autour d'elle-même et autour du soleil. Copernic remet
ainsi en cause le système de Ptolémée33. Il faut
comprendre qu'entre le XIIe et le XVIe siècles, les connaissances sur l'univers étaient
presque uniquement trouvées chez Aristote. Nicolas Copernic, un chanoine en Prusse, va tout renverser.
Il n'a écrit qu'un seul ouvrage, Des Révolutions des Orbes
célestes, publié en 1543. Bien qu'astronome, il se considère surtout comme
un philosophe. Il n'a d'ailleurs pas fait plus de 60 à 70 observations directes des astres. Il
défend l'héliocentrisme, et déclare que toutes les planètes sont en
mouvement. Sa découverte sur les mouvements de la terre est dangereuse, il le sait : aussi met-il plus
de 30 ans à se décider à publier son œuvre. En 1542, le manuscrit est finalement
publié à Nuremberg34. En Europe, le livre est
désapprouvé par les Protestants, excepté en Angleterre. Quant aux Catholiques, pendant
des décennies, ils ne s'opposent pas au contenu du livre35.
Après Copernic, deux astronomes ont joué un rôle essentiel : Tycho Brahe (1546-1601) et
Kepler (1571-1630). Tycho Brahe va vraiment développer l'observation. Il possède
d'ailleurs son propre observatoire, à Uraniborg, dans une île non loin de Copenhague
(Danemark). Il observe, en 1576, les positions des étoiles, des planètes, de la Lune et du
Soleil. Il perfectionne ses instruments d'observations et de mesure, qui sont en bois, revêtus
d'une enveloppe de métal. Ces instruments sont de plus en plus grands, et gradués avec de
plus en plus de précisions. Tycho Brahe refait les expériences avec des instruments
différents : triquetrum, quadrant azimutal, sextant astronomique, grande armille équatoriale.
Ses résultats sont dix fois plus précis que ceux de Copernic36.
Il faut avoir à l'esprit cette progression des connaissances et des
méthodes scientifiques pour mieux situer la période d'élaboration et de publication
des Essais. Mais pour aborder l'œuvre de Montaigne il faut aussi brièvement situer
socialement sa famille. Par son père, Montaigne appartient à la haute société de
son époque. Derrière ce mot de haute société, on entend le rapprochement entre la
noblesse (qui ne travaille pas), et la grande bourgeoisie. Cette dernière domine deux piliers de la
société. Il y a d'abord le commerce. Il s'agit des financiers, des banquiers et des
grands artisans. Il y a aussi la " robe ". Derrière ce mot, on regroupe les juges, les
clercs, les médecins, avocats, conseillers au Parlement37...
Montaigne qui est précisément conseiller au Parlement de Bordeaux est donc un
" robin ". Mais ce n'est pas un mordu, et en 1570, il abandonne sa charge pour se retirer sur
ses terres. Il se met alors à écrire la collation de toutes ses connaissances sur l'Homme.
Il s'agit des Essais. Les livres I et II sont publiés dix ans plus tard, en 1580. Cette
première édition rencontre aussitôt le succès. Le roi Henri III le
complimente.
De juin 1580 à novembre 1581, il voyage en Europe. Là aussi, il bénéficie
d'un certain prestige, du fait de ses écrits, et cela lui vaut d'être gratifié du
titre de citoyen romain. Les notes de son voyage, sans doute d'ailleurs prises par son secrétaire,
sont collationnées et forment son Journal de voyage en Italie. Le but de Montaigne
n'était pas de les publier. Montaigne ne fait pas que du tourisme, il a aussi été
chargé de missions diplomatiques, mais surtout le voyage a un but thérapeutique. En effet,
Montaigne passe de sources thermales en sources thermales pour soigner sa maladie de la pierre. Du coup,
toute une partie du Voyage est consacrée à la description de ce qu'il boit et de
ce qu'il... éjecte. Mais son sens de l'observation s'applique à toute occasion,
comme à la messe de Noël à Rome, où il constate que " le pape, les
cardinaux et les prélats y sont assis, et quasi tout le long de la messe, couverts devisant et parlant
ensemble. Ces cérémonies semblent être plus magnifiques que
dévotieuses. " Dans son voyage, il décrit l'accueil dans les auberges,
l'hospitalité des gens dans les villages.
En 1581, il est élu maire de Bordeaux, ce qui entraîne son retour en France (mais sans se
presser !). Les Essais sont réimprimés en 1582. Ils sont régulièrement
cités voire pillés par certains auteurs. Montaigne est réélu maire de Bordeaux en
1584. Son succès littéraire perdure. Il reçoit l'éloge public de Juste Lipse,
professeur de l'Université de Leyde. Cet éloge est d'ailleurs imprimé en 1586.
En 1588, Montaigne publie le livre III, les deux premiers livres étant remaniés aussi. Le
troisième livre remporte moins de succès, surtout auprès des " doctes ",
c'est-à-dire des érudits. Mais Montaigne n'en a cure : ce n'est pas à eux
qu'il écrit. En 1592, Montaigne meurt, laissant un exemplaire des Essais couvert de
notes. Cela donnera la base de l'exemplaire dit " de Bordeaux ". Cette dernière version
est publiée en 1595. Cette édition a été préparée par Montaigne et
réalisée par Pierre de Brach et Mlle de Gournay, sa " fille d'alliance ". Cette
dernière fait aussi le recensement des critiques entendues à propos de l'œuvre de
Montaigne. On peut citer en vrac : son abus du latin, ses néologismes, certains passages osés
sur l'amour, l'absence de plan des Essais, son soutien ouvert à un
hérétique, le poète protestant Théodore de Bèze, son attachement à
l'autoportrait38.
Revenons maintenant sur le contenu des Essais. C'est un livre difficile
à classifier, mais il est certain qu'il tient beaucoup de l'œuvre philosophique. Trois
courants philosophiques inspirent Montaigne : le stoïcisme, l'épicurisme et le scepticisme
pyrrhonien. Tout se mélange, et il est difficile de trancher pour savoir à quel courant
appartient tel ou tel chapitre. Il est tout aussi faux de parler de " période
stoïcienne " de Montaigne. Il a lu les Lettres à Lucilius de Sénèque,
mais c'est moins l'attitude impassible de l'âme devant la mort qui l'intéresse
que le contenu psychologique et moral de l'œuvre de Sénèque39.
Montaigne n'est pas un disciple de quelque philosophie que ce soit. Sa démarche, c'est celle
de l'ouverture et de l'éclectisme. On le voit à travers les Essais, dans la
profusion des citations, des exemples, mais aussi des thèmes ; les auteurs antiques lui permettent
surtout de trouver une foule de problèmes divers et variés. Car Montaigne a beaucoup lu. Dans
sa jeunesse il a aussi beaucoup traduit, il a même fait quelques publications, parmi lesquelles la
traduction de l'Oeconomicus de Xénophon par son ami La Boétie. Montaigne dans les
Essais donne peu de précisions sur l'origine de ses citations et exemples (contrairement
à un Guillaume Budé). On ne sait pas toujours d'où il tire ses
références. Son but n'est pas d'imiter les anciens, mais tout simplement de
s'ouvrir, d'enrichir sa vie intellectuelle. Les citations et références ne doivent pas
être considérées comme centrales, c'est juste un moyen pour l'auteur de se faire
comprendre. Il n'y a aucune nostalgie de l'Antiquité. Mais il y a par contre un immense
respect pour les livres. On sait que Montaigne apporte des livres dans tous ses voyages. Et chez lui, dans sa
bibliothèque, il imagine de pouvoir installer des galeries pour pouvoir marcher tout en lisant. Ce
n'est pas non plus un rat de bibliothèque. Il fait du cheval, et de nombreux voyages. Il est
d'ailleurs incapable de lire plus d'une heure d'affilée (sauf, précise-t-il,
lorsqu'il s'agit de Tacite). Il avoue aussi ne pas comprendre tout ce qu'il lit. C'est
après la lecture qu'il lui arrive d'écrire, en commençant par des notes, qui
deviennent des " essais ". Les lectures qui l'ont influencé sont connues, car il les
cite abondamment. Il y a peu d'auteurs grecs. Il lit surtout les Romains, et en particulier les
poètes : Lucrèce, Virgile, Horace, Catulle et Ovide. Puis viennent ensuite Térence et
Plaute, deux auteurs de pièces de théâtre comiques. Pourquoi ces auteurs ? Chacun lui
apporte une source d'inspiration différente. Virgile est avant tout le créateur de la
bucolique, le maître de la poésie didactique et de la poésie lyrique. Les
Géorgiques sont le poème préféré de Montaigne. Mais il est aussi
passionné par le cinquième chant de l'Énéide, pendant lequel se
déroulent les jeux en Italie, moments de réjouissance entre la tragédie de Didon et la
descente aux Enfers. Chez Lucrèce, Montaigne apprécie les images, mais s'intéresse
assez peu à son matérialisme. Chez Horace, et en particulier ses Odes, Montaigne
retrouve ses propres idées : la confiance en soi, le renoncement aux positions sociales
élevées, l'art de vie simple, la résignation, le bonheur simple, l'acceptation
de la mort et de la vieillesse. Chez les Grecs, l'auteur le plus souvent évoqué est Platon.
Pourtant Montaigne ne partage pas son idéalisme. D'ailleurs, quand il l'évoque,
c'est souvent en contradiction avec le vrai Platon. Ce qu'il apprécie chez ce philosophe grec,
c'est son système de dialogue et aussi le personnage de Socrate. Il retrouve chez ce dernier le
sage antique, tout au moins l'image qu'il en a40.
Montaigne refuse pour sa part de construire un système de pensée figé.
Pour cela il met fréquemment en avant son ignorance. Sa pensée comporte pourtant des bases
stables : il refuse d'unifier les différences, d'aboutir à des synthèses
arbitraires. Il refuse aussi de généraliser. Il ne fait donc pas de conclusions
péremptoires. C'est plutôt une pensée qui se cherche, tournée vers
l'investigation. Pour la guider, il se tourne avant tout sur l'intuition et le doute, qui est le
principe numéro un. Quelle place aura la religion dans ce système ? Pour Montaigne, il faut
respecter la religion comme une institution, et il faut même s'y soumettre, au moins en apparence.
Elle a un intérêt intellectuel, c'est de donner beaucoup d'énigmes, et donc
d'être une force d'interrogation. En revanche, l'auteur ne lui accorde aucun
intérêt lorsqu'il s'agit des dogmes41.
Cette prudence de Montaigne ne l'empêche pas d'être un homme engagé. Mais son
engagement n'est pas lié à un " programme " philosophique ou politique. Montaigne
réagit selon son intuition spontanée. Par exemple, lorsque le roi rend visite au Parlement
à Bordeaux, sur les douze parlementaires, Montaigne est le seul à lui faire des reproches, en
l'occurrence sur le désordre de la justice et la vénalité des offices. D'autre
part, Montaigne n'est pas un foudre de guerre. Son ami La Boétie est plus engagé que lui,
et Montaigne n'ose pas publier son Discours sur la Servitude volontaire. On peut y lire par
exemple, à propos des rois : " Les tyrans faisaient largesse d'un quart de blé,
d'un setier de vin et d'un sesterce ; et lors c'était pitié d'ouïr crier :
" Vive le roy ! ". Les lourdauds ne s'avisaient pas qu'ils ne faisaient
que recouvrer une partie du leur, et que cela même qu'ils recouvraient, le tyran ne leur eût
pu donner, si devant il ne l'avait ôté à eux-mêmes. " De La
Boétie, Montaigne publie les sonnets d'amour, jugés très anodins, mais pas sa satire
sociale, qui pourtant les rapproche. Néanmoins, cette prudence ne doit pas faire oublier qu'en de
nombreux passages des Essais, il se dit proche du peuple42.
Mais surtout ses conceptions philosophiques lui permettent d'affronter la tête haute, avec courage
et finesse, deux problèmes centraux de son époque : la découverte du nouveau monde et
les guerres de religions.
A l'origine de ces guerres de religions, il y a l'émergence d'un courant
de pensée réformateur dans la religion chrétienne dans toute l'Europe. C'est le
Protestantisme. Il s'agit pour les Protestants de... protester contre l'arrogance du clergé,
qui apparaît ouvertement comme une caste richissime qui s'éloigne des préoccupations
des petites gens.
On voit par exemple l'expression de cette puissance du clergé qui s'étale dans
certaines statues de la cathédrale de Rouen, plus précisément lorsqu'on regarde le
tombeau des cardinaux Georges I et Georges II, archevêques de Rouen. Au début, ce
mausolée est seulement destiné à Georges Ier. Puis son successeur et neveu décide
d'être aussi représenté sur le mausolée. Il fait pousser la statue de son
oncle sur la gauche et fait installer sa propre statue au centre. Au passage, avant sa mort en 1550, il fait
aussi allonger sa " cappa magna ". L'œuvre est le symbole d'un baroque magnifique,
mais arrogant43. Dans cette même cathédrale, on peut
aussi admirer le tombeau tout de même plus sobre de Louis de Brézé, petit-fils du grand
sénéchal de Normandie, mari de Diane de Poitiers, maîtresse notoire d'Henri II. Le
tombeau a été réalisé entre 1536 et 154444. Il ne s'agit ici que d'un exemple, mais il est significatif de ce qui
formellement marque la toute puissance du catholicisme.
Cette suprématie du clergé partout affichée va à l'opposé des
conceptions des Protestants. Ils condamnent la richesse sans borne du pape et des évêques. Ils
refusent les représentations de l'enfant Jésus tout nu, de saintes trop sensuelles ou
vêtues à la mode. Les troupes protestantes entrent dans les églises, détruisent
les autels, badigeonnent les murs et défigurent les statues, quand ils ne les détruisent pas
complètement45.
La hiérarchie catholique refuse toutes les critiques du Protestantisme. Elle réaffirme au
contraire dès le milieu du XVIe siècle l'autorité du pape, et rejette toutes les
positions des huguenots (l'autre nom des Protestants). Pour faire bonne mesure, elle lance à
travers le concile de Trente (1545-1563) une réforme du catholicisme46.
La Réforme est divisée en plusieurs " écoles ". On cite
quatre grands réformateurs à l'époque de la Renaissance : Martin Luther (1483-1546),
Jean Calvin (1509-1564), Ulrich Zwingli (1483-1531) et Menno Simons (1496-1561). Ce dernier est le moins
connu, mais c'est celui qui paraît-il est allé le plus loin dans son désir de changer
les mœurs et les pratiques religieuses. Il est par exemple pour que le baptême soit
réservé aux seuls adultes, qui sont vraiment à même d'être
réellement " conscients ". Il est aussi pour la mise en commun des biens de ce monde. Il est
pour la séparation de l'Église et de l'État. Ce courant est très proche
de celui des anabaptistes, qui s'étaient révoltés contre Luther, et avaient
animé la guerre des paysans de 1525, avant d'être écrasés. Cette
révolte, dirigée par Münzer, est racontée par Engels dans son texte La Guerre
des Paysans, dont la première publication date de 1850. Les partisans de Menno Simons sont
installés en Suisse. A partir du XVIe siècle et jusqu'au XXe, ils ont émigré
de Suisse vers la Hollande, la Prusse, puis l'Ukraine et enfin les États-Unis. Il y a, soit dit en
passant, 700 000 mennonites aujourd'hui, auxquels appartiennent les amishs47.
A l'époque de Montaigne les Protestants apparaissent comme ceux qui rejettent les
privilèges de l'Église, et tendent à une certaine égalité. Il ne faut
pourtant pas considérer le Protestantisme comme un communisme utopique. Comme les catholiques, les
protestants approuvent et " bénissent " le pillage du nouveau monde, la réduction de
sa population en esclavage, les mauvais traitements et la traite des Noirs48.
Au XVIe siècle, les Protestants de toute nature sont d'abord tout simplement combattus par la
hiérarchie catholique. C'est vrai en France comme en Allemagne. En janvier 1521, l'Allemand
Luther est excommunié. Dans les années qui suivent sa mort (1546) la lutte se poursuit, mais
finalement la paix d'Augsbourg décide qu'en Allemagne chaque entité politique a le
droit de choisir entre catholicisme et luthéranisme. " Cuius regio, eius
regio " : un pays, une religion49.
En France, au début du siècle François Ier prend peur, surtout devant la guerre des
paysans dans les pays germaniques en 1525. Il s'inquiète pour l'unité de son royaume.
En 1531, il ordonne une enquête par les évêques pour découvrir les
hérétiques luthériens. Le résultat de l'enquête montre qu'il existe
en France plus de Protestants qu'on ne le pensait. Et l'enquête révèle aussi
qu'ils sont organisés. C'est alors que se produit l'affaire des " placards ".
Dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534, des " placards " sont affichés à Paris et dans
le Val de Loire. Ils s'opposent à la doctrine chrétienne de l'eucharistie (qu'on
appelle la transsubstantiation, par le truchement de laquelle le pain et le vin sont le corps et le sang du
Christ), et aussi à la doctrine luthérienne, selon laquelle dans l'hostie il y a à
la fois le corps et le sang du Christ. Ces " placards " disent tout simplement qu'il n'y a
pas de présence du Christ dans le pain consacré. C'est là la position de Zwingli, le
réformateur de Zurich déjà cité. En tout cas l'affaire fait grand bruit. En
janvier 1535, le roi fait passer deux édits. Le premier impose son contrôle sur
l'imprimerie. Le deuxième impose à tout un chacun de dénoncer les luthériens
et " autres hérésies ". Dès le mois suivant, une grande procession
est organisée à Paris. A son terme, six luthériens ou supposés tels sont
brûlés vifs. Puis dans les semaines qui viennent, des dizaines d'autres subissent le
même sort. François Ier adoucit quelque peu sa position par la suite, histoire de ne pas se
mettre à dos les princes protestants de l'Empire germanique. Jusqu'à sa mort, en 1547,
il hésite entre absolution et répression. C'est à la même époque
qu'apparaît Calvin, né en France en 1509. Son engagement dans le protestantisme date de
1534. Son premier texte date de 1536 (dans sa version latine), il s'agit du plus important,
Institutions de la religion chrétienne. Il insiste sur la prédestination. Il
présente les Écritures comme la seule source de foi. Le reste est inutile à la religion.
Il veut réorganiser l'Église, en donnant toute l'importance aux églises locales.
Le pouvoir y appartient tout entier au Consistoire, c'est-à-dire l'assemblée des
laïcs élus. Les fidèles ensuite élisent le pasteur. Ces écrits valent
à Calvin d'être banni de Genève en 1538. Il s'installe à Strasbourg. Il va
plus tard revenir à Genève, où il vit de 1541 à sa mort, en 1564. Genève
est en ce milieu du siècle la capitale du calvinisme. Calvin alors se fait organisateur. Il cherche
à avoir de l'influence en France. Là-bas beaucoup hésitent, sont attirés par
cette nouvelle religion. L'État tente de l'étouffer à coups
d'autodafés, et d'interdictions. En 1544, par exemple, une liste énumère 112
livres latins et 121 français à interdire. Calvin ne se décourage pas. Il envoie des
pasteurs en France. Il y en a trois en 1556, 11 en 1557, 22 en 1558, et 32 en 1559. A cette date, se tient
à Paris le premier synode des Églises réformées de France. C'est une
manifestation publique50.
Cette tolérance de l'État s'explique par le fait que toute une partie de la noblesse en
France regarde de plus en plus ouvertement vers le protestantisme. Pour comprendre ce phénomène
il faut revenir sur certains déchirements au sein de la noblesse, car c'est dans le cadre de ces
crises, que s'exprime l'aspiration à autre chose, et c'est souvent par la religion que
s'exprime cette aspiration. Tout d'abord, il convient de schématiser un peu : la guerre entre
les catholiques et les protestants cache une autre guerre, entre deux clans : les Guise et les Bourbons. Les
premiers sont donc catholiques. Ils sont originaires de Lorraine. Ils visent à conquérir le
pouvoir à Paris, mais ils sont plutôt considérés comme des étrangers. Leur
chef est le duc de Guise. Les Bourbons sont protestants. Ils sont plutôt bien vus dans la population,
mais ils sont minoritaires. Leur chef est le prince de Condé51.
La maison de Guise est favorisée par Henri II lorsque celui-ci prend la succession de son père
François Ier. Henri II favorise ses amis, ainsi que la reine Catherine de Médicis et ses amis
italiens, les Strozzi. Au pouvoir les Guise jouent un rôle important au côté d'une
autre lignée, les Montmorency. Les Bourbons sont négligés. Pire, Antoine de Bourbon
(1518-1562) est marié de force par Henri II à Jeanne d'Albret, la fille unique du roi de
Navarre et de la sœur de François Ier, Marguerite. Le but de ce mariage imposé est de
rapprocher les terres du roi de Navarre, situées au nord des Pyrénées, du reste du
royaume de France, et non de l'Espagne. Antoine et Jeanne auront un enfant, le futur Henri IV.
Néanmoins le couple forcé fait de la résistance, en se ralliant secrètement
à la religion protestante, Jeanne en 1555 et Antoine en 1557. Or comme la répression contre les
Protestants est de plus en plus sanglante, c'est au cœur de l'État que la tension monte.
En septembre 1557, le roi échappe à un attentat. En mai 1558, les Protestants manifestent en
plein Paris sur les bords de la Seine. Parmi les manifestants il y a Antoine de Bourbon. Henri II
décide de renforcer la répression, dont il confie la charge aux hommes de guerre. Selon
l'édit d'Écouen, du 2 juin 1559, tout réformé révolté ou en
fuite doit être abattu sans jugement. Et lorsque le roi se rend au parlement de Paris, le 10 juin 1559,
pour assister à un débat sur la répression religieuse, il fait arrêter deux
parlementaires favorables aux protestants. Mais cette vague de colère n'empêche pas,
à partir de 1560, les calvinistes de faire de nombreux adeptes. Ceux-ci se recrutent chez les proches
du roi, chez les Condé, et les Montmorency, qui se convertissent. Il s'agit surtout pour toute une
noblesse jeune d'endosser cette nouvelle religion comme un stimulant supplémentaire à leurs
ambitions politiques et sociales. Pour la moyenne noblesse et pour la bourgeoisie, le protestantisme est
aussi un moyen de remettre en question les biens ecclésiastiques, pour les accaparer ensuite52.
Et qu'en est-il des classes populaires ? Dans les villes, certains travailleurs se retrouvent
attirés eux aussi vers cette nouvelle religion. C'est le cas dans le milieu de l'imprimerie.
Par exemple, à Lyon, les 600 compagnons imprimeurs s'affrontent souvent aux grands marchands
libraires. La nouveauté du protestantisme se rapproche de la nouveauté de leur métier,
et le nouveau statut de la religion leur donne des idées sur un nouveau statut qu'ils
souhaiteraient pour eux. Vers 1555, la grande majorité du milieu de l'imprimerie est protestante.
De par leur métier, les compagnons sont très solidaires entre eux. Les pressiers doivent
travailler en groupe, jusqu'à quatre par presse. Ils doivent être coordonnés avec
d'autres compagnons, le compositeur et le correcteur. Le travail étant concentré sur cet
effort collectif, ils ont aussi les mêmes temps de repos. Et puis, ils sont tous salariés...
Alors progressivement, avec, en face, l'enrichissement visible des libraires et des maîtres
imprimeurs, les compagnons lyonnais se détournent des intérêts communs de la
" profession " et aussi, à partir de 1565, de l'Église réformée. Il
faut dire aussi qu'au Temple, ils provoquent la méfiance des pasteurs, car ils savent lire et se
montrent très indépendants d'esprit. Il y a donc une rupture contre les Protestants selon
le statut au travail. La même évolution se produit chez les barbiers, les chirurgiens, les
travailleurs de la soie53.
En Allemagne, la montée du protestantisme est apparentée aux mêmes causes. Luther est
appuyé par de plus en plus de princes. Pourquoi ? Parce qu'il est pour que les biens du
clergé soient redistribués. C'est cette position qui le conduit à nier le rôle
du clergé et à rejeter la toute puissance de la Papauté. En Suède en 1529, au
Danemark en 1536, les classes dirigeantes montantes adoptent elles aussi le luthéranisme comme
religion d'État. En Angleterre, le roi, Henri VIII, rompt avec Rome en 1531, et fonde sa propre
religion, l'anglicanisme. Il s'agit en fait d'un compromis entre catholicisme et protestantisme.
Ses successeurs, Édouard VI (1547-1553) et Élisabeth Première (1558-1603) suivent sa
politique religieuse54.
En France, la réforme en revanche ne passe pas. Le heurt avec le catholicisme
entraîne au contraire de nombreuses guerres. Pour situer quelque peu la chronologie, citons tout
simplement les dates des huit guerres de religion successives, qui ont lieu de 1562 à 1598. La
première a lieu de mars 1562 à mars 1563. Elle commence avec le massacre de Wassy, lorsque
François de Guise fait massacrer des Protestants qui célèbrent leur culte dans cette
petite ville de Champagne. François de Guise a pour lui la loi, qui interdit, depuis janvier 1562 aux
Protestants de faire leur culte dans les centres-villes. La seconde guerre débute en septembre 1567,
lorsque Condé, chef protestant essaie d'enlever le roi, pour obtenir de lui des garanties. Les
Protestants ont de fait toutes les raisons d'avoir peur, au moment où des troupes espagnoles,
envoyées pour mater les révoltés des Pays-Bas arrivent du sud. L'enlèvement
est un échec, et la guerre dure jusqu'en mars 1568. En août, de nouveaux affrontements
opposent les forces du roi conduites par le duc d'Anjou (le frère du roi) aux régiments
huguenots conduits par Condé et Coligny. Condé est assassiné à Jarnac. Coligny
doit reculer. Cet épisode sanglant se poursuit jusqu'en 1570. Ce qui ravive la flamme, le 24
août 1572, c'est le massacre de la Saint Barthélemy, massacre anti-Protestants. Il
s'agit pour ses organisateurs d'empêcher le mariage d'Henri de Navarre, chef du parti
protestant avec Marguerite de Valois (la reine Margot), sœur du roi. Un attentat, manqué, contre
Coligny est l'élément déclencheur. Cette quatrième guerre dure jusqu'en
juillet 1573. La suivante se déroule de septembre 1574 à mai 1576. Là on voit les
catholiques modérés s'associer aux Protestants. On assiste aussi, en cette période
de régence, à des révoltes de nobles contre la monarchie. La sixième guerre a
lieu de décembre 1576 à octobre 1577. Elle a pour origine la volonté de la Ligue (les
catholiques extrémistes) d'empêcher les avantages accordés aux Protestants par le roi
Henri III. En septembre 1579, la Ligue refuse cette fois d'appliquer l'édit de Poitiers, qui
avait clos la guerre précédente. C'est reparti pour une septième guerre,
jusqu'en novembre 158055. La dernière guerre se
déroule de 1585 à 1598. Le roi de l'époque est Henri III. Il annonce dès 1584
que son successeur sera Henri de Navarre, protestant. La Ligue se réorganise et reprend les
hostilités. Le 12 mai 1588, les Ligueurs conduits par Henri de Guise se soulèvent à
Paris. Henri III fait assassiner ce dernier en 1589. La même année, il meurt à son tour,
et comme prévu, Henri de Navarre devient Henri IV, roi de France. Le nouveau roi bat militairement les
catholiques de la Ligue. Pour que la guerre ne se poursuive pas il abjure sa religion, et signe
l'Édit de Nantes en 159856.
Cette " paix de religion " est en fait une trêve tactique. Elle n'est pas la seule en
Europe. Seulement il faut bien que l'État, qui est en train de se concentrer et se renforcer, soit
incarné par un homme qui domine sa religion comme il domine son appareil d'État. Cela vaut
bien une messe57...
Montaigne pour sa part soutient une position claire : il est pour la liberté de
conscience. D'ailleurs l'édit de 1562, qui permet la liberté de culte en
assemblée en dehors des villes, tandis qu'il permet le culte privé dans les villes, lui
plaît bien. Un frère de Montaigne et deux sœurs sont protestants. De fait,
l'implantation des protestants c'est la Normandie, le nord de la Gironde, le long de la Garonne, dans
la vallée du Rhône. Montaigne pour sa part est très prudent. On a dit qu'il ne fait
pas publier les textes politiques de La Boétie, même après sa mort (Discours sur la
servitude volontaire et ses Mémoires)58.
La pièce centrale des Essais est néanmoins son Apologie de Raimond Sebond.
L'idée centrale est claire : il est contre toutes les religions. Mais il ne le dit pas
franchement. C'est une évidence quand on sait que le bûcher existe encore à
l'époque. Montaigne dit néanmoins que les guerres de religions poussent les hommes à
se comporter en monstres. Il n'hésite pas à approuver le suicide, et il explique que les
Indiens du Brésil doivent leur longévité à leur vie " sans lettres, sans
lois, sans religion quelconque ". Sur ce domaine de la religion, comme l'écrit
Étiemble, Montaigne " ne dogmatise sur rien ", ce qui fait qu'il " a
réponse à tout "59.
À propos des Indiens justement, Montaigne s'en tient à la simple
curiosité, tandis qu'il ne cache pas son admiration pour les civilisations qu'on est en train
de découvrir. Quelles sont ces civilisations ? Il s'agit du nouveau monde.
Il y a d'abord les Aztèques. Ceux-ci habitent au centre du Mexique. Les Aztèques dominent
ce qu'on appelle le monde nahua. Ce monde est commun à tous ceux qui parlent le nahuatl. C'est
un empire qui va de l'Atlantique au Pacifique et qui intègre plusieurs populations. Sa capitale
est Mexico-Tenochtitlan (plus de 500 000 habitants). C'est une civilisation très
développée, comme le prouvent les objets d'art en or et en argent, volés par les
conquistadors et ramenés en Europe. Le premier contact avec les Aztèques date de
l'arrivée de Cortés, en 1519. Dans les années 1535-1540, les Indiens, comme on les
appelle, se convertissent en masse au christianisme. Mais c'est sous la contrainte. Ils résistent
en gardant certains dieux préhispaniques, qu'ils mêlent à leur nouvelle religion. Au
Musée de l'Homme de Paris, on peut admirer une page de manuscrit trouvée à Mexico
entre 1521 et 1550, où se mêlent l'écriture aztèque et des lettres et des mots
latins. Cela montre bien tout un métissage de la culture. L'art sacré du Mexique catholique
est composé de statues aux traits indiens, de tableaux aux plumes précieuses. Une colonne
semble suivre le style européen, mais à sa base on découvre la représentation du
dieu de la terre Tlaltecuhtli. Les Franciscains de leur côté veillent à transformer les
centres religieux indigènes en sanctuaires catholiques sans les détruire. Néanmoins,
l'arrivée des colons n'est pas aussi douce et respectueuse que cela ! La conquête se
fait dans la violence la plus crue. Entre 1492 et 1520, la population des Caraïbes disparaît
quasiment, à cause de l'asservissement, des maladies, et de la désintégration des
sociétés traditionnelles. Las Casas, moine espagnol, témoigne en 1540 des massacres
commis au Nicaragua entre 1523 et 1533 : 500 000 personnes transformées en esclaves, envoyées
hors de la province. Entre 500 000 et 600 000 personnes tuées au cours des guerres menées par
les Espagnols. En 1540, Las Casas évalue à 4 ou 5 000 le nombre d'autochtones encore
vivants60 !
Dans la région du Yucatan, au Mexique, ce sont les Mayas-Toltèques qui vivent...
jusqu'à leur massacre par les hommes de l'Inquisition, conduits par le prêtre Diego de
Landa, arrivé en 1549. Leur but est d'évangéliser les " sauvages ". Pour
cela, ils jettent au feu, en 1562, les livres des Mayas. Les Indiens sont pendus par les pieds,
fouettés, aspergés de poix bouillante. En même temps qu'il procède à
tous ces crimes, Diego de Landa écrit sa Relacion de las cosas du Yucatan. Dans ce livre de
225 chapitres, il note tout ce qu'il peut sur cette civilisation qu'il est en train
d'écraser. Il note par exemple le souci d'hygiène des Indiens, mais aussi les
sacrifices d'esclaves et d'enfants61.
Cette nouvelle terre d'Amérique est dépeuplée aussitôt qu'elle est
découverte. Les rois catholiques n'ont pas d'autre choix que d'interdire l'esclavage
des Indiens. Mais c'est trop tard. Du coup les esclaves sont amenés d'Afrique.
Des esclaves pourquoi faire ? Les mines sont exploitées systématiquement dès les
années 1540. C'est pour ce travail que les esclaves sont déportés en
Amérique. Et l'Europe voit arriver des quantités toujours plus grandes d'or et
d'argent. Les marchés financiers sont tournés directement vers l'Amérique. Des
villes comme Gênes et Venise, tournées jusque là vers la Méditerranée et
l'Orient entrent en déclin. En outre, l'Europe orientale est alors peu propice aux affaires :
les Turcs de Soliman le Magnifique menacent toute l'Europe orientale. Dans la conquête des nouveaux
territoires à l'Ouest, la France pour sa part est plutôt en retard. On peut citer une
expédition lancée par le roi. Il s'agit de celle de Jacques Cartier, en 1534 et 1536, vers
le Saint Laurent. De là, la France va mettre la main sur le Canada. D'autres tentatives sont
privées. Il y a par exemple la famille Ango, originaire de Dieppe, qui s'implante au Brésil
en 1526. La petite colonie est d'ailleurs massacrée en 1537... par des Portugais. Entre 1540 et
1565, quelques colons protestants français fondent des colonies de réformés62.
Montaigne a pu rencontrer ce genre de colons de passage en France. On pense par exemple que pour
écrire son essai " des Cannibales ", il a pu rencontrer un colon revenu de Brésil,
qui quittait sa colonie mixte de catholiques et protestants. En plus des témoignages oraux, parmi
lesquels la rencontre avec un Indien à Rouen, il a aussi lu divers textes. On peut citer
L'Histoire nouvelle du Nouveau Monde de Benzoni, traduit en français en 1579. Il
a lu aussi L'Histoire générale des Indes (1584) de Lopez de Gamara. Ces
témoignages lui permettent de renforcer son enthousiasme pour le mythe du bon sauvage,
d'étayer son message contre la barbarie d'une certaine civilisation, et pour une
véritable tolérance63.
C'est sur ces lectures qu'il écrit " les Coches ", dans lequel il s'indigne des
traitements affligés à l'empereur du Pérou, Atahualpa, étranglé en
1533 à l'aide d'un garrot, à celui du Mexique et à tous les Indiens64.
Il est certain que les lectures de Montaigne sur les violences dans le nouveau monde le renforcent dans ses
convictions sur les violences dans l'ancien monde, convictions basées sur la tolérance et
le respect de la diversité.
Cette tolérance, Montaigne en a fait sa philosophie en toute occasion... ou presque.
Misogyne, Montaigne écrit sans fard que les mères en France élèvent leurs enfants
dans la mollesse, que les femmes sont incapables de pensées élevées ou
généreuses, qu'elles ont une sexualité non contrôlée. Il s'agit
pour le coup de préjugés de son temps et sur ce sujet, Montaigne ne montre aucun esprit
critique65. Néanmoins sa misogynie est quelque peu
atténuée dans le IIIe livre des Essais66.
Ce qui est étonnant, c'est qu'il a pour admiratrice Marie Le Jars de Gournay, poète et
féministe à sa manière. C'est elle qui va éditer Montaigne après sa
mort. Elle a écrit une Égalité des hommes et des femmes. Elle y explique que
Jésus a été choisi en homme, parce que les Juifs n'aurait pas accepté une
femme pour sauveur. Mais Mlle Gournay insiste sur l'importance de Marie qui a fait le travail
d'accoucher de Jésus67...
La mort de Montaigne, en 1592, coïncide en gros avec la fin de la Renaissance.
Commencée à la fin du XIVe siècle en Italie, la Renaissance a perdu à la fin du
XVIe le caractère progressiste dont parle Engels (voir notre introduction). C'est maintenant en
France une période de sanglantes guerres civiles et religieuses. L'œuvre et la pensée
de Montaigne, contemporaines de cette barbarie, marquent le courage d'un homme qui cherche
l'indépendance de la pensée sans suivre d'école, et qui met le " moi "
au centre, sans faire aucunement œuvre d'individualiste étriqué. Avec les
Essais, Montaigne met au centre un homme responsable, qui ne fonde pas sa force dans des exploits
militaires ou une intransigeance sectaire, mais dans sa sensibilité, son humour, sa fragilité
revendiquée, et son attirance presque joviale pour la diversité et les différences.
Montaigne le fait avec bonne foi, avec honnêteté. Sa démarche n'est pas un repli sur
soi, un désintérêt pour le monde, mais au contraire elle montre que la
personnalité doit se fonder sur une ouverture au monde, par la culture, le voyage et la
curiosité. Il le fait en étant porté par sa confiance dans l'humanité, alors
que sévissent les guerres, le " temps des troubles ", comme on disait à
l'époque, qui se poursuivent et alors qu'il va mourir sans en voir la fin (1598).
D'une certaine manière la pensée de Montaigne annonce les Encyclopédistes du XVIIIe
comme Rousseau et au-delà le roman psychologique. Pour la première fois, une œuvre
littéraire est tournée essentiellement autour de l'étude d'une personne, son
auteur.
Novembre 2001
André Lepic
1 Pierre Miquel Au Temps des grandes découvertes, Hachette, " La Vie privée des hommes ", Le Livre de poche, 1976, pages 21-22URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/critiques/Montaigne-Les_Essais.html