Voyage au bout de l'enfer

Film de Michael Cimino

États-Unis, 1978, 182 minutes
avec Robert De Niro, Christopher Walken, John Savage, Meryl Streep...
Titre original : The Deer Hunter
IMDB : http://www.imdb.com/title/tt0077416/

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Une chance sur six, une sur deux si on supporte qu'il y ait trois balles dans le barillet... The Deer Hunter, distribué en France sous le titre plutôt mal choisi de Voyage au bout de l'enfer, est une variation sur le hasard. Parmi les premiers films américains à montrer sans fard l'atrocité de la récente guerre du Viêt Nam et les traumatismes physiques et psychologiques qu'elle a engendrés, il a suscité la controverse à cause de ses célèbres scènes de roulette russe, dont la réalité comme pratique courante pendant la guerre du Viêt Nam n'est pas attestée par les historiens. Mais, si la recherche de la vérité historique est chose légitime, s'indigner d'une liberté prise par une œuvre de cinéma, c'est à dire d'art, c'est lui faire un mauvais procès, et, dans le cas d'espèce, lui reprocher de traiter son sujet.

Le hasard absurde et insoutenable, métaphoriquement suggéré par la roulette russe, est en effet la question ici abordée, et quant à la guerre il pourrait s'agir de celle du Viêt Nam comme d'une autre (le titre français qui cherche le rapprochement facile avec les pages de Céline sur la première guerre mondiale trouve ici un sens). Cimino délivre son message en mettant logiquement en scène cette guerre qui a pris fin seulement trois ans auparavant, la première en tant que telle à avoir réellement traumatisé l'Amérique. Il faut pourtant la regarder comme universelle et allégorique.

On nous parle ici des hommes, êtres fragiles et pitoyables que leurs réalisations ne prémunissent pas contre le hasard total et constant dont relèvent leur vie et leur mort, mais capables de sublime quand il s'agit d'aimer, ou de regarder en face pour la mépriser cette contingence insupportable. Suprême ironie, la domination de la nature et la conquête du monde semblent toujours amener la guerre insensée et immonde, où les hommes retrouvent encore plus immédiat le hasard qu'ils ont cru conjurer.

Les Prométhée que Cimino a choisis pour livrer son point de vue sont des hommes de la deuxième génération d'une communauté d'immigrés russes orthodoxes, encore attachés à des traditions maintenues par les anciens, mais se sentant pourtant profondément américains. Ils vivent dans une petite ville industrielle de Pennsylvanie, et travaillent dans l'immense aciérie en fonction de laquelle toute la vie s'organise. Trois amis, Mike (Robert De Niro), Nick (Christopher Walken) et Steven (John Savage) vont quitter l'usine et les leurs pour « servir fièrement leur patrie » au Viêt Nam. Des plans longs font des parallèles clairs entre le feu de l'aciérie et celui du champ de bataille : quelle différence cela fait-il pour un bon ouvrier de « servir » ce feu dans un four à coke de Pennsylvanie, ou dans une forêt du Nord Viêt Nam ?

La construction en trois parties symétriques d'une heure chacune est remarquable. La guerre n'occupe que l'heure centrale. Les séquences pennsylvaniennes qui l'entourent se répondent, avec dans chacune une longue chasse au chevreuil et une célébration où la communauté s'unit, les sobres funérailles de Nick qui clôturent le film faisant écho au fastueux mariage de Steve qui l'ouvre.

Mais le personnage essentiel est Mike, le « chasseur de chevreuil », sous les traits de l'extraordinaire Robert De Niro. Le seul des trois amis à réellement s'en sortir, à surmonter ses angoisses et à œuvrer à la reconstitution de la communauté détruite, c'est celui qui sait toiser crânement le hasard : « Une balle là-haut, ça m'irait, ce serait ma mort », dit-il au début du film avant de partir à la chasse dans la montagne. Prisonnier avec ses deux amis de geôliers Viet-Cong qui jouent leurs proies à la roulette russe en se délectant de leur terreur, son sang-froid lui permet de prendre l'ennemi à son piège et de les sauver tous les trois. Face à l'insoutenable aléa les deux autres perdent la raison ; avant de jouer pour Steven incapable d'appuyer sur la gâchette le canon sur la tempe, et par conséquent jeté dans une fosse putride pour y mourir plus lentement mais à coup sûr ; après pour Nick apparemment plus fort, mais que le jeu a définitivement fasciné au point qu'il va devenir l'attraction américaine d'un tripot de Saigon où il continuera chaque soir de remettre son sort à la roulette russe. Il a trouvé le plus court raccourci entre le hasard et l'argent, qu'il ne gagne pas même pour lui, mais pour l'envoyer à Steven estropié et condamné à une vie misérable dans un dispensaire militaire.

Mike, lui, a tenu et a compris. Pourquoi dominer alors qu'on va mourir, pourquoi conquérir quand le monde s'offre et qu'on peut déjà en jouir ? Dans la deuxième partie de chasse, il laisse la vie sauve au chevreuil, alors qu'il l'avait avidement chassé et tué dans la première. Il sort Steve de son dispensaire et le ramène coûte que coûte dans la communauté, puis retourne au Viêt Nam en pleine déroute des États-Unis pour y chercher Nick, lequel perdra cependant, dans le dernier duel absurde auquel il contraint Mike, son pari avec le barillet.

Dans le questionnement central du film, il y a aussi les femmes. Dans la première partie, elles restent au foyer pendant que l'homme part à la conquête du monde, et sont elles-mêmes objets à chasser. Les jolies demoiselles d'honneur en rose bonbon attendent qu'un cavalier les remarque et les vieilles Мамы informes s'occupent du repas. Linda (Meryl Streep) attend un signe de Nick devant lequel Mike s'effacera.

Au retour de la guerre, les femmes sont devenues sujets vivants, du moins pour celui qui a compris la folie de la soumission. La nature et la femme sont traitées ensemble par le regard d'un homme qui veut la réconciliation des trois. Nick s'est perdu, et Mike et Linda vont construire une relation réciproque.

La vie continue. Ceux qui savent cohabitent maintenant avec ceux qui ne savent pas, et continuent de faire tourner l'aciérie, la ville, et le monde tel qu'il va. Il y aura encore des guerres, des enterrements, et heureusement, encore des unions.

Le 30 octobre 2013

Étienne Revelo

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