Une chance sur six, une sur deux si on supporte
qu'il y ait trois balles dans le barillet... The Deer
Hunter, distribué en France sous le titre plutôt
mal choisi de Voyage au bout de l'enfer, est une variation
sur le hasard. Parmi les premiers films américains
à montrer sans fard l'atrocité de la récente
guerre du Viêt Nam et les traumatismes physiques et
psychologiques qu'elle a engendrés, il a suscité la
controverse à cause de ses célèbres
scènes de roulette russe, dont la réalité
comme pratique courante pendant la guerre du Viêt Nam n'est
pas attestée par les historiens. Mais, si la recherche de
la vérité historique est chose légitime,
s'indigner d'une liberté prise par une œuvre de
cinéma, c'est à dire d'art, c'est lui faire un
mauvais procès, et, dans le cas d'espèce, lui
reprocher de traiter son sujet.
Le hasard absurde et insoutenable, métaphoriquement
suggéré par la roulette russe, est en effet la
question ici abordée, et quant à la guerre il
pourrait s'agir de celle du Viêt Nam comme d'une autre (le
titre français qui cherche le rapprochement facile avec
les pages de Céline sur la première guerre mondiale
trouve ici un sens). Cimino délivre son message en mettant
logiquement en scène cette guerre qui a pris fin seulement
trois ans auparavant, la première en tant que telle
à avoir réellement traumatisé
l'Amérique. Il faut pourtant la regarder comme universelle
et allégorique.
On nous parle ici des hommes, êtres fragiles et pitoyables
que leurs réalisations ne prémunissent pas contre
le hasard total et constant dont relèvent leur vie et leur
mort, mais capables de sublime quand il s'agit d'aimer, ou de
regarder en face pour la mépriser cette contingence
insupportable. Suprême ironie, la domination de la nature
et la conquête du monde semblent toujours amener la guerre
insensée et immonde, où les hommes retrouvent
encore plus immédiat le hasard qu'ils ont cru
conjurer.
Les Prométhée que Cimino a choisis pour livrer son
point de vue sont des hommes de la deuxième
génération d'une communauté
d'immigrés russes orthodoxes, encore attachés
à des traditions maintenues par les anciens, mais se
sentant pourtant profondément américains. Ils
vivent dans une petite ville industrielle de Pennsylvanie, et
travaillent dans l'immense aciérie en fonction de laquelle
toute la vie s'organise. Trois amis, Mike (Robert De Niro), Nick
(Christopher Walken) et Steven (John Savage) vont quitter l'usine
et les leurs pour « servir fièrement leur
patrie » au Viêt Nam. Des plans longs font des
parallèles clairs entre le feu de l'aciérie et
celui du champ de bataille : quelle différence cela
fait-il pour un bon ouvrier de « servir » ce feu dans
un four à coke de Pennsylvanie, ou dans une forêt du
Nord Viêt Nam ?
La construction en trois parties symétriques d'une heure
chacune est remarquable. La guerre n'occupe que l'heure centrale.
Les séquences pennsylvaniennes qui l'entourent se
répondent, avec dans chacune une longue chasse au
chevreuil et une célébration où la
communauté s'unit, les sobres funérailles de Nick
qui clôturent le film faisant écho au fastueux
mariage de Steve qui l'ouvre.
Mais le personnage essentiel est Mike, le « chasseur de
chevreuil », sous les traits de l'extraordinaire Robert De
Niro. Le seul des trois amis à réellement s'en
sortir, à surmonter ses angoisses et à œuvrer
à la reconstitution de la communauté
détruite, c'est celui qui sait toiser crânement le
hasard : « Une balle là-haut, ça m'irait,
ce serait ma mort », dit-il au début du film
avant de partir à la chasse dans la montagne. Prisonnier
avec ses deux amis de geôliers Viet-Cong qui jouent leurs
proies à la roulette russe en se délectant de leur
terreur, son sang-froid lui permet de prendre l'ennemi à
son piège et de les sauver tous les trois. Face à
l'insoutenable aléa les deux autres perdent la raison ;
avant de jouer pour Steven incapable d'appuyer sur la
gâchette le canon sur la tempe, et par conséquent
jeté dans une fosse putride pour y mourir plus lentement
mais à coup sûr ; après pour Nick
apparemment plus fort, mais que le jeu a
définitivement fasciné au point qu'il va devenir
l'attraction américaine d'un tripot de Saigon où il
continuera chaque soir de remettre son sort à la roulette
russe. Il a trouvé le plus court raccourci entre le hasard
et l'argent, qu'il ne gagne pas même pour lui, mais pour
l'envoyer à Steven estropié et condamné
à une vie misérable dans un dispensaire
militaire.
Mike, lui, a tenu et a compris. Pourquoi dominer alors qu'on va
mourir, pourquoi conquérir quand le monde s'offre et qu'on
peut déjà en jouir ? Dans la deuxième partie
de chasse, il laisse la vie sauve au chevreuil, alors qu'il
l'avait avidement chassé et tué dans la
première. Il sort Steve de son dispensaire et le
ramène coûte que coûte dans la
communauté, puis retourne au Viêt Nam en pleine
déroute des États-Unis pour y chercher Nick, lequel
perdra cependant, dans le dernier duel absurde auquel il
contraint Mike, son pari avec le barillet.
Dans le questionnement central du film, il y a aussi les femmes.
Dans la première partie, elles restent au foyer pendant
que l'homme part à la conquête du monde, et sont
elles-mêmes objets à chasser. Les jolies demoiselles
d'honneur en rose bonbon attendent qu'un cavalier les remarque et
les vieilles Мамы informes
s'occupent du repas. Linda (Meryl Streep) attend un signe de Nick
devant lequel Mike s'effacera.
Au retour de la guerre, les femmes sont devenues sujets vivants,
du moins pour celui qui a compris la folie de la soumission. La
nature et la femme sont traitées ensemble par le regard
d'un homme qui veut la réconciliation des trois. Nick
s'est perdu, et Mike et Linda vont construire une relation
réciproque.
La vie continue. Ceux qui savent cohabitent maintenant avec ceux
qui ne savent pas, et continuent de faire tourner
l'aciérie, la ville, et le monde tel qu'il va. Il y aura
encore des guerres, des enterrements, et heureusement, encore des
unions.
Le 30 octobre 2013
Étienne Revelo
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