Comme l'indique le sous-titre de l'ouvrage, il s'agit tout à la fois du
récit de la vie de l'auteur de 1966 à 2000 au Yémen mais aussi des mille
intrigues qui ont traversé les sphères dirigeantes depuis 1962, date de
l'indépendance du pays, et plus loin encore.
Comme dans un bazar oriental, on trouve dans ce livre extrêmement odorant, coloré,
riche et touffu, tout ce qu'on veut sur le Yémen. L'histoire du Yémen depuis les
Romains, sa description géographique et économique, son climat, ses monuments, son
histoire politique récente, la généalogie de ses principales tribus, leurs
mœurs, un aperçu de géopolitique du Moyen Orient. Et surtout, ce qui est le
plus intéressant, mille anecdotes de la vie de l'auteur et de sa famille qui parlent presque
plus pour un lecteur occidental que le descriptif documentaire de la Directrice du Centre
communication et culture de l'ambassade du Yémen à Paris qu'est devenue Khadija
al-Salami.
Il est vrai qu'il y a tellement à dire et à faire comprendre sur ce pays si proche et
si lointain, autant sous les feux de la rampe aujourd'hui et si peu connu malgré tout.
Parfois on se perd un peu dans les allées de ce livre multiple. En particulier dans les
intrigues entre les tribus qui se partagent la tête du pays depuis des millénaires. On
s'y perd encore plus que dans les querelles dynastiques, seigneuriales et successorales de nos
féodaux. Devant l'accumulation, on ne retient peut-être seulement, jusqu'aux
années 1990, qu'une impression floue d'intrigues, de complots, d'assassinats, de coups
d'État et de révolutions de palais ou non, assez considérable voire
ahurissante. Les tribus yéménites du Nord qui dominent le pays (car l'auteur nous
fait découvrir deux traditions yéménites, celle du Nord plus tribale, celle du
Sud aux tribus détruites par la colonisation britannique) sont guerrières et
cultivent jusqu'à aujourd'hui tous les attributs de ce caractère: violence, bravoure,
générosité. Khadija raconte comment cette violence guerrière trouve un
prolongement dans la violence domestique qui fait des femmes des êtres de seconde
catégorie.
Les chapitres concernant les aventures - car il faut parler d'aventures - de la vie de l'auteur
sont plus accessibles, et de ce fait dépaysantes, pour un lecteur qui ne connaît
strictement rien à ce pays. Elles me font penser aux mêmes aventures que Hoda Sharaoui
- devenue fondatrice du féminisme égyptien et arabe lorsqu'elle osa se
dévoiler en place publique au Caire en 1923 - raconte dans son autobiographie. Princesse
circassienne, vendue à un bourgeois cairote, enlevée par des bédouins -
espèces de pirates des déserts - devenue conseillère d'Atatürk qui donna
bien avant la France et d'autres pays européen le droit de vote aux femmes en Turquie puis
secrétaire de l'association internationale des femmes à New York. Quelle vie !
Née en 1966, Kadhija est mariée à 11 ans, ce qui est encore
fréquent dans ces années. Mais elle travaille et est aussi salariée à
12 ans, nourrissant sa famille par son salaire. Comme elle le dit, on ne connaît pas trop
l'adolescence au Yémen. Les enfants dans cette société - anciennement- rurale
sont associés dés leur plus jeune âge aux activités mais aussi aux
responsabilités adultes. Il ne s'agit pas de l'exploitation des enfants par le capitalisme
(même si, aujourd'hui, les choses peuvent se croiser) mais une participation des enfants
à la vie adulte. Ainsi un jeune garçon est considéré comme un homme
à 13 ans.
Un de ses cousins lui demande au retour d'un de ses voyages en Europe : « combien y
a-t-il de tribus en Europe ? » On pourrait répondre qu'on trouve une tradition
semblable aujourd'hui dans les cantons centraux de montagne en Suisse où on est
considéré adulte à partir du moment où on peut porter
l'épée. Vers 12-13 ans. Mais les femmes ne portent pas l'épée. Dans les
"Landsgemeinde" suisses de ces cantons où se réunit annuellement toute la population
masculine pour élire tous ses fonctionnaires, du cantonnier au ministre en passant par
l'instituteur ou le policier, ça se fait à épée levée
(aujourd'hui un simple couteau suffit). Dans le canton des Grisons les jeunes garçons de 13
ans peuvent voter... mais pas leurs mères qui sont privées du droit de vote communal
ou cantonal (au niveau fédéral, les autorités helvétiques l'imposent).
On retrouve cette tradition qui date du XIIème ou XIIIème siècle dans d'autres
régions d'Europe comme par exemple en Andorre. Mais on pourrait dire qu'il y a d'autres
"tribus", les nations françaises, allemandes, anglaises...Et puis des sous-tribus, comme en
France, l'UMP, le PS, le FN, les Verts... Et à leur tête des serviteurs des cheikhs
non élus, des familles Bettencourt, Bouygues, Arnault...
Mais à la différence du Yémen où le cheikh (chef de tribu) doit
pourvoir aux besoins des membres de sa tribu, dans les tribus capitalistes, c'est l'inverse. Les
patrons vivent de l'exploitation de leurs employés. Comportement inconnu et
répréhensible dans les tribus yéménites. C'est pourquoi, l'auteur
raconte comment les yéménites s'indignent qu'en Europe on puisse enfermer les seniors
dans des maisons spécialisées pour les y laisser mourir.
Bien sûr, Khadija raconte aussi qu'il est encore fréquent qu'une femme mariée
dont le mari décède est donnée au frère cadet du défunt. Ou
encore que dans cette société guerrière masculine, on y pratique l'esclavage
jusqu'aux années 1950. Mais, après tout, la Suède le faisait jusque dans les
années 1960...
Mais ce qu'il y a de plus captivant dans ce que raconte Khadija au travers de sa
vie, c'est la transformation extraordinaire de ce pays ces dernières décennies. Par
là, elle donne un peu à comprendre ce qui ébranle aujourd'hui le monde arabe
et probablement bien au delà.
Qu'on se rende compte. Sanaa, la capitale du Yémen comptait 50 000 habitants en 1960. Elle
en compte aujourd'hui 2 500 000. Une multiplication par 50 en 50 ans ! Et il en va de même
pour les autres villes du pays, Aden, Taez... Phénomène d'urbanisation qui touche
tout ce qu'on appelait hier le Tiers-Monde. On connaît les 20 millions d'habitants du Caire,
ceux de Mexico, Dehli ou de Shangaï. Mais on connaît moins la croissance fantastique des
villes moyennes et petites qui est aussi importante. Dans le monde arabe en 1950, sur les 100
millions d'habitants, 26% vivaient en ville, aujourd'hui ils sont plus de 66 % pour les 300
millions actuels.
Cette urbanisation s'est accompagnée parfois d'industrialisation parfois non. Au
Yémen, non. L'"industrie" traditionnelle qui s'y est développée est
celle de la production du "qat", une plante qu'on mâche à longueur de journée,
qui trompe la faim, et qui, comme d'autres drogues en Afghanistan ou en Amérique du Sud,
rapporte infiniment plus que les plantes alimentaires traditionnelles. La France en importait
d'ailleurs quantité pour le pays voisin de Djibouti lorsque c'était encore une
colonie.
Cette faiblesse économique associée à l'explosion démographique s'est
traduite par plus d'un million de yéménites qui travaillent dans les États du
Golfe. Ou travaillaient. Parce que les multiples conflits dans la région en font une
population nomade. La première guerre de 1990-1991 contre l'Irak lorsque Saddam Hussein a
envahi le Koweït et à laquelle le Yémen avait refusé de s'associer avait
conduit l'Arabie Saoudite à expulser les yéménites. Plus
généralement ce sont plus de 22 millions d'arabes qui ont émigré,
souvent dans les pays du Golfe mais aussi en Europe ou encore plus loin. Une bonne partie, en ce
qui concerne l'émigration vers les États du Golfe, est revenue dans les pays
d'origine, le Yémen, bien souvent aussi l'Égypte et d'autres encore... Quand aux
frontières européennes, elles sont de plus en plus hermétiques...Ce qui n'a
peut-être pas été pour rien dans les soulèvements actuels. Dans le
désespoir qui frappe ces pays autour des années 1980, il n'y a qu'un
échappatoire : fuir à l'étranger, y travailler , faire des études,
partir, rêver d'un ailleurs meilleur. Mais si cette porte se ferme aussi...
L'urbanisation accélérée qui traduit l'espoir des pauvres de pouvoir y ouvrir
une porte vers une vie meilleure et l'industrialisation qu'on a baptisé ici
"mondialisation", a touché bien des pays quand au début des années 1980, en
pleine crise de surproduction, les grandes firmes capitalistes ont tenté de trouver de
nouveaux prolétaires à bas salaires à exploiter sur le reste de la
planète et de nouveaux marchés dans le reste du monde. Cette industrialisation a
d'abord été liée à l'urbanisation, dans le bâtiment, le ciment,
briques, verre et autres matériaux et équipements nécessaires à la
construction. Elle a aussi amplifié les productions plus traditionnelles comme le textile,
et d'autres, plus récentes, comme l'automobile et bien d'autres secteurs. L'entreprise
Iran-Khodro qui produit des automobiles locales en partenariat avec "Peugeot" dispose d'une usine
qui a compté jusqu'à 100 000 salariés ( aujourd'hui un peu moins) à
Téhéran, c'est-à dire un quartier entier de Téhéran. Le delta du
Nil abrite de nombreuses usines textiles dont plusieurs de plus de 10 000 salariés voire
jusqu'à 27 000 comme celle de Mahallah al Kubra qui a joué un rôle initiateur
si important dans l'agitation sociale qui traverse l'Égypte depuis 2006-2007 et la
révolution de 2011.
L'urbanisation crée un prolétariat des services urbains. Par exemple les
éboueurs de Sanaa dont la lutte a, semble-t-il, été un élément
important des mobilisations au Yémen. Mais surtout un énorme prolétariat
urbain dit "informel", celui des petits boulots.
Les bidonvilles aux conditions de vie dramatiques, la jungle de la ville bouscule les traditions et
détruisent les solidarités traditionnelles mais aussi ce qu'il y a de plus pesant et
coercitif dans la tradition et créent ainsi un "espace de liberté".
"Liberté" au sens d'un prolétariat "libre" de toutes attaches, "libre" d'être
exploité sans limites. Mais en même temps qu'elle isole et devient cette "jungle", la
ville amène des services, état civil, transport, santé, culture,
alphabétisation, scolarisation, eau, électricité, hygiène... facilite
les échanges et mixte les traditions. L'Égypte de Moubarak était une
dictature, mais dans la mégalopole du Caire, on pouvait compter ces dernières
années environ une manifestation par jour pour des raisons multiples et diverses. La police
réprimait sauvagement et de manière arbitraire mais un peu au hasard,
dépassée en quelque sorte par le gigantisme de cette ville tentaculaire, de cette
fourmilière humaine. On dit qu'à Istanbul, ville de 16 millions d'habitants, un
quartier nouveau se crée chaque nuit. Chaque nuit, des centaines de pauvres qui fuient la
campagne se dépêchent de construire "sauvagement" leur maison, leur baraque, leur abri
pour installer un état de fait que la police ne sera plus en mesure de détruire le
lendemain. Et même si elle le fait, on recommence le lendemain, jusqu'à ce que, de
guerre lasse, la police, dépassée, baisse les bras. Qu'on pense aussi aux 10 000
émeutes recensées en 2010 en Algérie. En Égypte, l'appareil policier
extérieur aux relations sociales, comme greffé sur une société qui lui
échappe, maintenait la terreur mais comme un élément étranger. Il n'est
pas intégré à l'esprit. Le gendarme n'est pas dans le cerveau des hommes,
comme il l'est souvent ici, dans le monde occidental où des siècles d'oppression et
d'exploitation capitaliste nous ont fait intégrer au plus profond de nous l'acceptation des
règles d'un monde qui marche sur la tête. Pensons aux chapitres de Marx où,
dans le Capital, il décrit les siècles de terreur qu'il a fallu pour faire accepter
aux hommes libres et guerriers des tribus européennes, le talon de fer et la discipline de
l'exploitation capitaliste; aller se faire exploiter tous les jours, toute la journée, toute
l'année, venir à l'heure... Il a fallu des siècles pour enrégimenter
ainsi les hommes.
La différence aujourd'hui, c'est que les siècles se raccourcissent à quelques
décennies, se côtoient et se heurtent à une vitesse et une dimension jamais
connues.
Khadija donne l'exemple de la prison: elle explique que la loi du talion et le système de
vendetta qui est la relation dominante dans le monde tribal fait que la société rend
responsable de tout crime ou insulte individuelle, l'ensemble des membres masculins de la tribu du
fautif. Ainsi, si on ne peut arrêter le coupable, on arrête un frère, un cousin
ou n'importe quel membre de la tribu qui est condamné à sa place. Ça
paraît tellement normal que la tribu "responsable" elle-même essaie de réparer
en payant voire en livrant un "otage" pris en son sein. Quand ce ne sont pas les membres de la
tribu eux-mêmes qui se livrent. Ainsi dans les prisons, les condamnés quasi
"volontaires", où en tous cas qui ont intégré cette règle implicite, ne
s'échapperont pas. Pour aller où ? Personne ne les accueillerait. Ils peuvent donc
sortir de la prison sans problème, pour une raison familiale, une envie ou n'importe quoi.
On sait qu'ils reviendront. Et les gardiens confient bien souvent les clefs aux prisonniers
lorsqu'ils ne peuvent pas assurer leur fonction, le week-end par exemple. La "prison" est plus dans
les relations sociales que dans le bâtiment.
Elle note ainsi combien les "razzias" traditionnelles où la guerre incessante entre tribus
consiste à aller piller le voisin ont été remplacées par la guerre
civile quasi permanente dans laquelle le pays est plongé depuis 1962 et combien cela
ébranle les esprits, celui de son père, sombrant dans la folie du fait des horreurs
de ces guerres nouvelles.
C'est pourquoi il nous faut imaginer l'État yéménite - et probablement bien
d'autres - qui est encore à la frontière des États "modernes" et d'une
société tribale, pas vraiment comme les États-nations tels que nous les
connaissons ici. Au Yémen, à la tête des différents corps de
l'armée, on trouve les différents chefs de tribus, dont les solidarités des
membres sont plus fortes à l'égard de leur propre cheikh qu'à l'égard
de l'ensemble de la nation.
Il ne faut pas oublier que si l'impérialisme en mettant la main sur la planète a
parfois mis fin au système tribal comme au Yémen du Sud autour d'Aden, il a le plus
souvent renforcé ou réintroduit le système tribal, féodal, clanique ou
clientéliste. Et peut-être l'a-t-il encore renforcé avec ce qu'on a
appelé le multipartisme des années 1990 alors que le mouvement indépendantiste
l'avait affaibli.
La vie de Khadija est parallèle aux premières ouvertures de la
société yéménite commencées au début des années
1960, avec l'indépendance. La première route goudronnée a été
construite au Yémen en 1961, les premiers médecins envoyés étudier
à l'étranger du milieu des années 1960, le premier réseau d'eau autour
de 1960, l'électricité qui ne couvre pas encore tous les villages apparaît
aussi dans ces années, les premières radios et téléphones dans les
années 1970. Elle raconte l'effet de ces premières radios, la boite qui parle, de la
télévision devant laquelle les gens s'arrêtent pour en saluer les acteurs,
comme on s'arrête en ville pour saluer tous les passants, dans une file de cinéma ou
à l'entrée d'un supermarché. Elle raconte ces premières automobiles
pour lesquelles les paysans étonnés demandent à leurs propriétaires
comment ils font pour nourrir ces drôles d'animaux. C'est l'arrivée de la
République qu'on identifie à une personne mystérieuse et dont les enfants
guettent l'apparition à l'entrée des villages. C'est cette première phase de
l'ouverture que l'auteur décrit surtout. Pour les années suivantes, à partir
de 1980-1990, elle vit de plus en plus aux USA ou en France où elle finit par
s'installer.
Dans le domaine domestique, Khadija raconte qu'au Yémen, les parents ne s'attachaient pas
aux enfants avant l'âge d'un an, tellement ils étaient habitués à leur
décès précoce. Or la ville, dans le prolongement des efforts des
indépendances, a signifié une chute considérable de la mortalité
enfantine. L'espérance de vie a augmenté. La fécondité féminine
s'est effondrée. Et même si au Yémen, le nombre d'enfants par femme est
toujours de 8 - il faut dire que le pays est le plus pauvre du Monde arabe avec la Mauritanie - les
évolutions ne s'y font pas au même rythme que dans d'autres pays, le nombre d'enfants
par femmes dans le monde arabe qui se situait entre 7 ou 8 en 1950, est passé aujourd'hui,
à 2 ou 3. De fait, ces sociétés sont encore très jeunes. L'âge
médian est de 18 ans au Yémen, 24 ans en Égypte. En même temps,
l'espérance de vie dans ce même espace nord africain et moyen oriental qui
était de 43 ans en 1950 est passé à 70 ans en 2010. (Rappelons qu'il est de 78
ans pour la France)
Khadija est mariée de force à 11 ans ce qui est fréquent à la fin des
années 1970. L'age moyen du mariage aujourd'hui au Yémen est passé à 16
ans ( pour les femmes ) mais il est de 25 ans en moyenne dans les pays arabes. De fait, on assiste
à une véritable révolution matrimoniale depuis 30 ans même si le mariage
entre cousins germains demeure encore la norme sociale prédominante. Mais il y a un
allègement de l'intervention des familles. Khadija s'est mariée dans un
deuxième mariage à un américain. C'était encore impensable au moment
où elle l'a fait. Elle raconte le combat que fut sa première nuit de noce. Elle
raconte comment dans le viol, ce n'est pas le violeur qui est condamné mais la
violée, mais aussi comment, dans les années 2000, son mariage à un
américain - hors tribu donc - suscite au contraire la curiosité.
La différence d'âge entre époux diminue également, la durée des
mariages s'allonge, et les répudiations comme la polygamie, chutent. L'augmentation de la
contraception est considérable. C'est une révolution. L'avortement encore interdit
dans la majorité des pays est de plus en plus pratiqué. Plusieurs régimes de
nuptialité se côtoient et le célibat, qui n'est pas la norme, connaît
toutefois une augmentation notable entre 2000 et 2010. En tous cas jusqu'à l'âge de 25
ans. Ce qui allonge là aussi la période de la disponibilité à une autre
vie. Pensons aux amateurs de Facebook. Il n'y aurait probablement pas ce phénomène de
l'internet social sans cette révolution de la nuptialité.
La romancière raconte ainsi comment dans ce contexte l'arrivée des
téléphones portables a modifié le mode de vie. En Égypte, plus de 75%
des gens ont un mobile. On compte plus d'un égyptien sur 4 ayant accès à
internet, 200 000 blogueurs dans ce seul pays. On a vu le rôle de l'ouverture au monde par
internet dans la révolution en Tunisie ou en Égypte. Et le rôle de la
chaîne Al Jazeera alors que les immeubles sont couverts de paraboles de
télévision.
Ces changements radicaux, à des degrés divers et dans des rythmes variables dans les
différents pays, mais sur une ligne d'évolution générale commune,
sapent les bases des régimes dictatoriaux comme les assises de la religion traditionnelle
fondée sur la famille patriarcale, le mariage en bas âge et entre cousins germains, la
soumission des femmes et un taux de fécondité très important.
L'émigration massive amène en retour une autre manière de concevoir la
famille, la liberté... Et l'arrêt de cette perspective par d'autres
possibilités que la révolte.
Khadija, comme bien d'autres étudiants, part faire ses études aux USA puis à
Paris et fait maintenant des allers et retours permanents entre le Yémen et la France
où elle réside. Mais c'est plus difficile aujourd'hui. A quoi sert pour les familles
de se saigner aux quatre sangs afin de payer des études à l'étranger à
leurs enfants alors qu'ils n'auront pas de travail au retour. Ce qui n'empêche toujours pas
ce désespoir de chercher les chemins de l'occident. On connaît tous ces flux
permanents d'émigration lorsqu'ils se rappellent le plus souvent à nous par les
nouvelles tragiques de ces bateaux qui sombrent en Méditerranée.
C'est dans les années 1990, lors d'un retour que Khadija note en même temps que le
multipartisme et les téléphones portables, la plus grande ouverture au monde et les
plus grands changements. Elle ne les décrit malheureusement que plus succinctement.
Dans les années 1980-1990, la "libéralisation" de l'économie mondiale a eu pour conséquence la fermeture dans ces pays des entreprises d'État et la suppression donc de leurs petites protections à ses salariés comme la diminution des services à la population. On assiste à la croissance exponentielle de la pauvreté. En Égypte par exemple, la pauvreté est passée de 39% en 1990 à 48% en 1999 dans les régions urbaines et de 39% à 55% sur la même période dans les régions rurales. En 1999, la moitié de la population vit dans la pauvreté. 32 millions d'égyptiens sur 64 millions à l'époque sont considérés comme pauvres et dans ces 32 millions, 6 sont considérés comme très pauvres.
La mondialisation capitaliste, la fermeture des entreprises d'État, la
destruction du peu de protections sociales qu'il pouvait y avoir, l'augmentation de la
pauvreté ont provoqué une première onde de choc contestataire. Au Yémen
en 1986 mais dans de multiples autres pays du Moyen Orient, du Maghreb ou d'Afrique noire, la fin
des années 1980 a été marquée par de nombreux soulèvements
populaires. Tunisie (1984), Maroc (1984), Algérie pour le plus important en 1988, Jordanie
(1989), mais aussi Bénin (1989), Sénégal (1989), Gabon (1990), Côte
d'Ivoire (1990), Guinée (1990), Cameroun (1990), Niger (1990), Centrafrique (1990),
Mauritanie(1990), Irak ( 1991), Mali (1991) , Togo (1991), Bahreïn (1995)... Dans une
situation économique catastrophique, la plupart des régimes de ces pays s'en
remettent au FMI qui n'a fait qu'aggraver la situation pour les classes pauvres. Face aux
émeutes, par peur d'une généralisation de la révolution, les
impérialismes poussent ces dictatures ébranlées à laisser la place
à d'autres dirigeants moins usés et organisent dans cette décennie la farce du
multipartisme et de la démocratie.
Ce qui n'est pas si simple dans ces régimes de dictature personnelle où la logique de
la situation pousse les autocrates à écarter ou éliminer tout dauphin
potentiel. Ce dont a l'illustration par la mise en place petit à petit d'une
présidence dynastique avec le fils de Moubarak, la famille Ben Ali, les fils ou fille de
Khadafi, d'Hafez el Assad, etc.
L'impérialisme fait le choix du multipartisme dans ces régimes où la
corruption est la règle parce qu'il sans danger puisque les seules forces "progressistes"
issues de l'indépendance qui se proposaient de légèrement
rééquilibrer le partage des richesses entre les impérialismes et les
bourgeoisies nationales ont disparu. Ben Ali n'est pas Bourguiba. Moubarak n'est pas Nasser.
Mais dans des pays où la bourgeoisie ne peut pas vraiment payer son appareil d'État
et le laisse donc se payer directement et à tous les niveaux sur la population, ce
multipartisme prend la forme au contraire de la consolidation de ce qu'il y a de plus
rétrograde, clans, tribus, ethnies, cliques et regroupement toutes les formes
d'"obligés". C'est aussi pourquoi, on a assisté à ce moment à un
relatif effacement de l'armée de la scène politique. D'une part parce que c'est
souvent elle qui a assumé toute la période issue des indépendances et que ses
représentants politiques sont usés, d'autre part parce qu'elle porte encore, en tous
cas pour une partie d'entre elle une certaine conception "nationale" de la politique, ou l'illusion
dans le peuple qu'elle prote cette conception, enfin parce que les conflits nouveaux sont internes
au pays, entre classes sociales et opposent moins le sentiment national aux colonialistes.
La police qui était jusque là une annexe de l'armée, prend alors de plus en
plus de place. On l'a vu en Tunisie, Égypte, Libye... mais aussi au Yémen ou Khadija
dit que le personnage le plus important du régime est le chef des services internes de
police.
Pour faire face à l'augmentation des contestations sociales, les régimes s'arcboutent
sur leurs forces de police et cherchent souvent, comme par exemple Sadate qui a introduit la
charia, un appui dans le renforcement de la religion remplaçant peu à peu
l'État indépendantiste dans ses services. Les Frères musulmans gèrent
en Égypte des hôpitaux, des dispensaires, des écoles...En même temps que
Renault, Zara, Nike, Carrefour et bien d'autres détruisent, dans les zones franches ou
ailleurs, toutes les protections sociales issues des révolutions indépendantistes,
l'urbanisation y prend u caractère gigantesque, l'ordre policier s'y renforce, la charia y
devient la norme, l'islam supplante les idéologies nationalistes vaguement socialisantes de
l'indépendance. En même temps que la société civile dans on
évolution tendait à pousser les femmes à sortir de leurs maisons, les divers
codes policiers de la femme tendent à les enfermer un peu plus.
En même temps que sous la pression de la mondialisation capitaliste, les régimes
politiques s'ossifient, se durcissent, s'islamisent tout en se délitant, la
société civile s'ouvre à un avant-goût de liberté.
Et l'islam traditionnel lui-même se trouve ébranlé en son sein par des courants
qui essaient de l'adapter aux évolutions sociales. L'aspect extérieur en
Égypte de bien des mosquées est assez surprenant pour un occidental par leurs
illuminations ou leurs rayons laser éclairant le ciel qui font penser à autre chose
qu'un lieu de culte. L'AKP turc peut être un exemple visible de ces évolutions.
Mais les années 1980-1990, en même temps qu'elles se sont accompagnées d'une
baisse du niveau de vie des classes populaires et de l'aggravation de la crise du logement, a vu
apparaître une classe de nouveaux riches arrogants et féroces (on travaille maintenant
souvent 15 ou 16 h dans les entreprises en Égypte, les ouvriers sont traités comme du
bétail) née de la privatisation de larges secteurs nationalisés de
l'économie.
Mais il semble croître également, pour autant qu'on puisse en juger, en même
temps que cette différenciation sociale plus grande, des couches "moyennes" avec des revenus
de l'ordre d'un Smic d'Europe pauvre (Oman vient d'accorder le passage du smic à 385 euros
alors qu'il est de 470 euros au Portugal, 180 en Pologne et 70 en Roumanie).
Khadija note qu'au détour des années 1980-1990, les cheiks et leurs familles ont
commencé à s'adonner au commerce, abandonnant la chaleur communautaire des anciennes
sociétés aux "eaux glacées du calcul égoïste", alors que
la société tribale le leur interdisait. Tout travail, toute "usure" ( le commerce de
l'argent ou des marchandises) étant considéré comme méprisables.
Est-ce que c'est la destruction de cette ancienne société, en même temps que la
remise en selle de ces anciens chefs tribaux, féodaux, claniques ou ethniques
additionnés de la privatisation de l'économie au profit d'un certain nombre de
responsables étatiques ayant rompu avec l'esprit de l'époque des indépendances
qui ont donné naissance à ces nouveaux riches mais aussi à cette "petite
bourgeoisie" affairiste, rendant la mobilité sociale pour les étudiants,
héritage des rêves indépendantistes, plus problématique ? Le nombre de
diplômés chômeurs, issus des classes pauvres, pourrait en être la preuve,
à l'image du petit marchand de légumes tunisien - diplômé sans travail-
qui s'est suicidé, donnant le point de départ au vent des révolutions.
De fait, l'ossification de ces dictatures et les complicités des régimes occidentaux
avec elles ont caché les profonds bouleversements économiques et sociaux qui ont
changé ces sociétés ces trente dernières années. Si
l'impérialisme a continué à s'appuyer sur ce qu'il y avait de plus immobile et
réactionnaire dans ces pays, après le fléchissement des régimes
indépendantistes et leurs solutions nationales, la crise dans laquelle le monde capitaliste
est plongé depuis le milieu des années 1960 qui l'a conduit dans les années
1980 à l'amplification de son expansion planétaire et l'intensification de sa mise en
coupe réglée des peuples, a bouleversé la donne et a jeté les bases
économiques et sociales de révolutions, démocratiques pour le moment, avant
qu'elles ne soient peut-être clairement sociales demain. Une fois de plus le capitalisme a
donné naissance aux bases humaines de sa disparition.
C'est pourquoi ce qui se passe dans le monde arabe n'est pas tant propre à
cette aire géographique qu'aux évolutions économiques et sociales
entraînées par la crise du capitalisme depuis les années 1980. Nous entrons
dans une nouvelle période.
On a connu dans le monde occidental la crise et la fuite en avant du crédit (des
"subprimes") puis celle de la dette mais les révolutions arabes sont l'autre face de cette
crise générale de surproduction auxquelles la fuite en avant du capitalisme dans le
tiers-monde a donné naissance.
Les révolutions qui traversent le monde arabe sont d'un type tout à la fois ancien et
nouveau. Les siècles se côtoient dans les rues du Caire ou de Sanaa. Par là on
pourrait se dire que nous assistons à de multiples 1789. En même temps, à
l'ère de la mondialisation, des villes tentaculaires, d'entreprises multinationales
gigantesques telles que la Chine ou l'Inde en connaissent et d'Internet, ces révolutions ont
en même temps une dimension "prolétarienne" plus marquée, tout à la fois
planétaire et extrêmement moderne. L'exemple et l'espoir qu'elles ont
suscitées, tout au moins à leur début, dans les couches exploitées des
vieilles sociétés occidentales est quelque chose que les mouvements, révoltes
et révolutions dans le tiers monde n'ont jamais suscité dans le passé. C'est
peut-être pour cela, qu'après un moment de désarroi, la réponse des
classes riches en France a été la même que celle qu'elles donnent d'habitude
aux colères de leurs propres peuples pour casser leur évolution psychologique, d'une
part la poussée médiatique et électorale de Marine Le Pen suscitée - au
delà des calculs de Sarkozy - par des campagnes sur le danger d'invasion
d'émigrés arabes et de la hausse de l'essence provoquée par la
révolution et d'autre part par l'intervention militaire en Libye qui a inversé
l'ordre de qui aide qui. Les révolutions arabes qui aident les prolétaires d'Europe
et d'ailleurs à s'émanciper ou les impérialismes qui "aident" ces pauvres
arabes à se libérer de quelques dictateurs anachroniques.
Quelles suites et quelles conséquences auront ces révolutions surtout si elles
touchent des pays aussi gigantesques et industrialisés que l'Inde ou la Chine ? Quel sera
l'écho de ces révolutions dans les mobilisations populaires d'Europe qui continuent
elles aussi ? Comment les mouvements d'Orient et d'Occident se répondront-ils ? L'avenir
proche ne saurait tarder à nous le dire.
29 mars 2011
Jacques Chastaing
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