Rob Dowber, ancien cheminot britannique, a conçu le scénario de ce
film à partir de son expérience et de celle de ses camarades. Il avait
été poussé à prendre son compte comme des milliers d’autres
cheminots. Il est mort quelques jours après le montage du film, à l’âge
de 45 ans, à la suite d’un cancer provoqué par l’amiante.
Ken Loach a réalisé en cinq semaines ce film pour une des chaînes de la BBC.
Cette chronique d’une défaite ouvrière est racontée tambour battant et
on la reçoit en pleine figure.
L’action commence fin 1995 à Sheffield dans le nord de l’Angleterre. Un chef
réunit dans leur local de repos une équipe de cheminots qui travaillent sur les
voies. Ils connaissent très bien leur travail. Ils sont soudés entre eux et ils ont
de l’humour à revendre. Ce chef qu’ils ont surnommé Harpic a toutes les
peines du monde à leur expliquer la « mutation économique » en cours qui
va bouleverser leur vie, à savoir la privatisation des chemins de fer britanniques :
« Vous n’êtes plus des cheminots…Il va falloir être les
meilleurs, faire face à la concurrence… » Éclat de rire
général et plaisanteries des cheminots incrédules. Le
délégué syndical n’a pas l’air non plus de croire à cette
blague de la privatisation. Chacun vaque à ses occupations mais ce n’est pas un gag.
British Rail va bel et bien être dépecé en une centaine de
sociétés privées. Ainsi l’a décidé le gouvernement de John
Major, l’émule de Margaret Thatcher, pour le compte de la bourgeoisie britannique.
L’équipe est petit à petit dissoute. Les premières conséquences
sont parfois cocasses. Réembauchés par des entreprises différentes, les
mêmes compagnons se retrouvent « en concurrence » pour faire le même
travail de réparation des voies ; les premiers arrivés sont censés
« enlever le marché » pour le compte de leur nouveau patron. Moins gai, on donne
à certains cheminots l’ordre de détruire leurs outils onéreux et dont
ils savent parfaitement se servir, pour qu’une boîte concurrente ne s’en empare
pas. Dans cette guerre économique ce sont ensuite les travailleurs qui vont être
brisés. Toutes leurs défenses collectives sont réduites à néant.
Les vies personnelles et familiales deviennent encore plus difficiles, aléatoires.
Pendant de longues années la direction de British Rail et les bureaucrates syndicaux avaient
négocié des accords concernant les conditions de travail, de
rémunération, de mutation d’un emploi dans un autre, etc. Les nouveaux patrons
font savoir que tout cela est supprimé, à la stupéfaction aussi bien
d’un cheminot devenu ingénieur par promotion interne que du
délégué syndical. Pour imposer leurs intérêts, les patrons savent
agir radicalement, sans sommation et sans respect des accords ou de la légalité. On
en voit là un bon échantillon.
Les liens humains qui soudaient l’équipe sont défaits, réduits à
peu de chose. Les exploiteurs tendent vers leur idéal : mettre chaque travailleur en
concurrence avec tous les autres sans protection d’aucune sorte. Ils rendent responsables les
travailleurs des effets désastreux de leur gestion. Le sentiment de culpabilité des
ouvriers désunis s’ajoute à leur démoralisation.
Le film montre l’infamie d’un système amenant des travailleurs à couvrir
l’inacceptable pour garder leur gagne-pain. Le constat final est amer et presque
désespéré.
Il n’est pas possible d’en rester là pour avoir une juste appréciation de
ce qui est montré de façon vivante et véridique dans « The
Navigators ». Ce film incite à revenir en arrière comme à
s’interroger sur l’avenir de la classe ouvrière.
Avant le processus de démantèlement, l’année 1995 avait connu des
mouvements de grève importants chez les aiguilleurs britanniques. Les trois syndicats de
cheminots avaient appelé dans les années précédentes à des
grèves de 24 heures qui avaient été très suivies mais qui
étaient toutes sans lendemain. Les bureaucrates syndicaux avaient renoncé à
mener le combat contre la privatisation décidé par le gouvernement de John Major. Ils
n’avaient aucune envie de préparer les cheminots à une riposte efficace. Ils ne
se doutaient pas eux-mêmes, en complices du système et en corporatistes se
berçant d’illusions, de l’ampleur des dégâts qu’allait
provoquer cette privatisation. L’agression patronale impitoyable du patronat britannique
contre les métallurgistes et les mineurs dans les années quatre-vingts avaient
pourtant indiqué l’orientation générale très claire de la classe
dominante. Cette offensive contre des bastions ouvriers avait affaibli moralement l’ensemble
de la classe ouvrière et facilité les mauvais coups ultérieurs.
Dans les années qui ont suivi la privatisation, des milliers de cheminots qualifiés
ont été contraints à démissionner et ont été
remplacés par des intérimaires connaissant mal le travail. Résultat, une
série de déraillements ayant des conséquences sanglantes, le plus grave en
1999 à Paddington ayant fait vingt-six morts.
Et aujourd’hui ? C’est avec plaisir que les spectateurs ayant vu ce film ont appris que
ces derniers jours des grèves ont éclaté sur toute une partie du réseau
anglais. Ce à quoi il faut ajouter les sentiments de révolte de plus en plus fort des
voyageurs prenant le train devant l’état désastreux des chemins de fer
britanniques. Tony Blair se voit obligé de lancer un plan d’investissements
d’urgence qui sera surtout payé par l’État, c’est-à-dire les
contribuables. Le patronat ne veut jamais payer les pots qu’il a cassés.
Les capitalistes ont remporté beaucoup de victoires sur les travailleurs depuis vingt ans.
Mais l’enterrement historique de la classe ouvrière n’est pas à
l’ordre du jour ! Ce qui s’est passé en Argentine depuis un mois en est un
premier signe. En recréant leurs défenses collectives dans différents pays,
les travailleurs ne se contenteront pas de limiter l’exploitation, ils iront
nécessairement jusqu’au bout : en supprimant totalement la concurrence entre eux,
c'est-à-dire en abolissant le salariat fondement du capitalisme.
Le 16 janvier 2002
Samuel Holder
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