L'écrivain russe Anton Tchekhov a écrit à un ami : « Dans
la vie, il n'y a pas d'effets, ni de sujets bien tranchés ; tout y est mêlé, le
profond et le mesquin, le tragique et le ridicule. ». Ce premier film de fiction de Julie
Bertucelli a une tonalité qui s'apparente à celle du théâtre de Tchekhov.
Une grand-mère, sa fille et sa petite-fille vivent ensemble à Tbilissi, capitale de la
Géorgie. Un pays aujourd'hui très délabré, comme toutes les anciennes
composantes de l'URSS, mais qui a gardé quelques beautés.
La grand-mère Eka est ce qu'on appelle communément « une forte femme ». Cela
signifie en l'occurrence un caractère impérieux et un attachement sentimental sans limites
pour Otar, le fils préféré qui est parti à Paris tenter sa chance comme
immigré clandestin. Les bouleversements qui ont entraîné l'écroulement de
l'URSS n'ont pas entamé d'un iota les convictions staliniennes de cette vieille dame ni
son attachement à la culture française matérialisée dans sa demeure par la
présence de nombreux livres précieux.
Sa fille Marina est une quinquagénaire. Comme son compagnon Tenguiz, elle fait partie d'une
génération flouée sur toute la ligne, entre les mensonges insupportables du stalinisme
sénile puis défunt, et ceux tout aussi insupportables et arrogants du capitalisme mafieux.
Marina se démène et se dévoue pour sa mère et sa fille dans une ville où
une coupure d'eau se produit toujours lorsqu'on se savonne sous sa douche, où la nourriture
n'est pas rare mais très chère, où les queues dans les bureaux sont toujours aussi
longues et pénibles qu'avant. Agacement et amertume sont le lot quotidien de cette femme sensible,
à vif. Car sa mère la dédaigne, elle n'en a que pour Otar, elle ne vit que pour ses
lettres et ses coups de téléphone. Eka n'attend plus la victoire du stalinisme mais des
nouvelles d'Otar, de sa vie forcément merveilleuse dans la capitale d'un pays
impérialiste !
Ada, la fille de Marina et la nièce d'Otar subit cette relation pénible mère-fille
avec lucidité. Elle ne se départit pas de son affection pour sa mère et sa
grand-mère mais elle veut vivre. Elle ne tient pas à s'enfermer dans cette prison
psychologique, dans ces liens paralysants qui tissent bien souvent les relations familiales entre les
êtres, pas seulement à Tbilissi...
Quand Marina apprend le décès de son frère Otar, elle n'ose pas l'annoncer
à la vieille dame. « Ce serait un choc dont elle ne se remettrait pas ». C'est avec
des supputations de cette sorte que les mensonges s'installent, qu'on les perpétue vaille que
vaille et qu'ils gâchent la vie des gens. Bien inutilement.
Douceur, ironie, retenue, sens aigu de l'observation, telles sont les qualités de ce film
interprété par trois actrices remarquables.
25 octobre 2003
Samuel Holder
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