Jean-Sébastien BACH
Comment aborder ce géant ?
On célèbre cette année le 250e
anniversaire de la mort de Jean-Sébastien Bach (1685-1750). Dans
sa famille la musique était un artisanat de père en fils depuis le
début du XVIe siècle. On a recensé 27 Bach musiciens sur 33 parmi
ses ancêtres. Bach est né en Allemagne, un pays alors morcelé en plus
de 350 Etats et qui avait encore bien du mal à se remettre des ravages de la
guerre de Trente ans de la première moitié du XVIIe siècle. La
langue était le seul facteur d'unité mais il y avait aussi un
goût général très vif pour la musique que ce soit dans les
petites villes, les églises luthériennes, certains cafés ou à
la cour de toute cette nuée de petits souverains tenant à avoir leur
orchestre et leur maître de chapelle. Bach joua et composa pour ces
différents publics au cours de sa vie mais aussi pour ses fils et sa
deuxième femme.
Pour ceux qui ignorent tout de l'uvre de Bach, elle se présente comme
un vaste domaine, impressionnant par ses dimensions, ce qui ne doit pas décourager
d'y pénétrer par une porte ou par une autre. L'intégrale de
sa musique enregistrée dans la version dirigée par Helmuth
Rilling qui vient d'être achevée compte 172 CD ! Et encore, il
n'y a que les uvres qui nous sont parvenues. De nombreuses partitions ont
été perdues dont une centaine de cantates et une Passion (peut-être
deux).
Son uvre est d'inspiration aussi bien joyeuse que pathétique. Elle est
d'une infinie variété et d'une complexité passionnante. Elle
visite toutes les formes musicales de son temps à l'exception de
l'opéra. Et encore, ses deux Passions (selon saint Jean et selon saint
Matthieu) sont en fait des opéras religieux et certaines de ses cantates profanes
de petits opéras (par la durée) très drôles. Son uvre a
intégrée les influences musicales allemandes, françaises et
italiennes dont elle réalise une synthèse originale. Qui aime
déjà Vivaldi aimera certainement Bach lequel, d'ailleurs, a transcrit
certains de ses concertos.
La plupart des grands musiciens de jazz ont considéré Bach quasiment comme
l'un des leurs et lui ont voué une admiration sans bornes. Il est anachronique
mais il n'est pas choquant d'affirmer que très souvent Bach
« swingue ». Mais son apport ne consiste pas tant à bâtir
certaines de ses uvres sur une assise rythmique régulière mais bien
plutôt de combiner les rythmes, à les entrelacer et parfois à les
casser avec une virtuosité stupéfiante. Citons au passage quelques jazzmen
qui ont eu à un moment de leur carrière une prédilection pour les
thèmes fugués dont Bach est le grand maître : Lee
Konitz et Warne Marsh, Jimmy Giuffre et
Bob Brookmeyer, Gerry Mulligan et Chet
Baker.
Les successeurs de Bach dans le domaine de la musique classique européenne
n'accorderont pas la même importance au rythme avant le XXe
siècle, avec en particulier Igor Stravinsky ou Bela
Bartok.
Bach était réputé pour être un improvisateur hors pair sur
plusieurs instruments et avant tout l'orgue. Cette pratique de l'improvisation a
sans doute été une matrice essentielle d'un grand nombre de ses
compositions
Par quels rivages aborder le continent Bach sans se ruiner et sans être
rebuté par des uvres qui pourraient paraître à la
première écoute trop sévères ? Nous proposons à cette
fin quelques lectures et un choix de quelques disques.
À lire :
- « La petite chronique d'Anna Magdalena Bach
» par Esther Meynell (arte Editions/Editions du Félin). Il
s'agit d'une uvre de fiction charmante et si bien faite que la supercherie
consistant à présenter ce texte comme étant le journal authentique
de la deuxième femme de Bach a duré pendant un quart de siècle. On
peut très bien découvrir Bach en commençant par la lecture de ce
récit. L'auteur, musicologue, s'était appuyé sur tout ce
qu'on savait de la vie de Bach à la fin du XIXe siècle. Quant à
Anna Magdalena, elle avait beaucoup écrit mais uniquement des partitions sous la
dictée de son tendre époux (aucun musicologue ne discute ce
point
).
- On peut se documenter de façon rapide mais substantielle, en lisant le
chapitre consacré à Bach par Philippe Beaussant dans
l'Histoire de la Musique occidentale (sous la direction de
Brigitte et Jean Massin, Editions Fayard). La vie et l'uvre du musicien y sont
très bien situées dans leur époque.
- « Magnificat Jean-Sébastien Bach, le Cantor
» par Paule du Bouchet (192 pages, nombreuses illustrations,
Editions Découvertes Gallimard). Pour en apprendre davantage, il faut lire ce
petit livre vivant et solidement documenté Quand on confronte la vie de Bach
à son uvre, il y a un paradoxe. Ce qui s'impose à
l'écoute de sa musique, c'est une impression de maîtrise, de
sérénité et souvent de joie éclatante. On se trouve dans une
sphère culturelle tellement élevée, sans avoir une sensation
d'écrasement, que le poète Goethe a pu écrire à propos de
l'uvre de Bach : « Entretiens de Dieu avec lui-même,
juste avant la Création ». La conception du christianisme de
Bach comme l'expliquent bien Philippe Beaussant et Paule du Bouchet est
fondamentalement humaniste et confiante dans la vie.
Cependant l'existence de Bach n'a pas été dénuée de
tracas et d'années de souffrances : mort de sa première femme qu'il
adorait, mort de plusieurs de ses enfants, conflits plus ou moins violents avec plusieurs
de ses employeurs, reconnaissance très mitigée de son vivant. Le grand
virtuose et spécialiste de l'orgue était très
apprécié mais le génie du compositeur ne sera pleinement reconnu que
bien des années après sa mort, en tout premier lieu par ces autres
géants de la musique que furent Haydn, Mozart et Beethoven.
- Roland de Candé : « Jean-Sébastien
Bach » ( Éditions du Seuil, 1984, 490 pages). Ce livre de
référence qui vient d'être réédité
s'impose pour les passionnés de Bach, d'histoire de la musique et
d'histoire tout court. Il fournit des connaissances beaucoup plus approfondies sur
l'époque et la vie de Bach et analyse les différents genres musicaux
abordés par Bach, ses principales uvres. Il aborde aussi l'uvre de
ses fils musiciens.
- « Jean- Sébastien Bach » (collection
Génies et Réalités, Hachette, 1963) : Plus ancien et vieilli sur
certains points mais d'une lecture enrichissante, ce livre bien illustré
regroupe un ensemble d'études, celle d'un écrivain, Marcel Brion,
fin connaisseur de l'histoire culturelle allemande au XVIIIe
siècle, d'un historien, Victor-L. Tapié, d'un chef d'orchestre
Hermann Scherchen, des musicologues Antoine Goléa et Claude Samuel, etc. Il est
sans doute possible de le trouver chez un bouquiniste à un prix raisonnable.
À écouter :
Depuis au moins trente ans, un certain nombre de chefs d'orchestres
et d'instrumentistes ont accompli des recherches approfondies sur les partitions
originales et les documents historiques contemporains de Bach. Ils ont
privilégié les interprétations sur instruments d'époque,
ou copies d'époque, par souci d'authenticité mais aussi pour
échapper à certaines pesanteurs dans les interprétations qui
prévalaient depuis le XIXe siècle. Dans ces conditions, on ne peut pas
avoir un mauvais disque en mains en choisissant une version d'une uvre par
Gustav Leonhardt, Nikolaus Harnoncourt, Franz Brüggen, Tom Koopman, John
Eliot Gardiner, Philippe Herreweghe, René Jacobs, Christophe Coin, Rainer
Göbel ou Christopher Hogwood pour ne citer que les plus connus. Toutefois,
à l'exception de quelques dogmatiques pointilleux, bien des chefs
aujourd'hui ne se font plus une obligation de n'employer que des instruments
d'époque ou encore de proscrire les voix féminines dans les cantates
sacrées comme au temps de Bach. Les interprétations de Neville
Marriner et Helmuth Rilling, qui n'ont pas choisi les options baroques
« authentiques », sont également très belles.
Les versions proposées ici découlent évidemment de choix subjectifs
et temporaires.
- Magnificat (BWV 243) : par les English baroque
soloists, direction John Eliot Gardiner (1 CD Philips). Le
Magnificat est en quelque sorte l'hymne à la joie de Bach, une uvre
brève, solaire et éclatante pour orchestre, chur et voix solistes. Le
programme de ce disque est complété par la Cantate
- Les six concertos brandebourgeois (2 CD): Il s'agit
des uvres les plus connues et les plus souvent interprétées. Rien
d'étonnant car leur variété est très séduisante.
Elles ont été composée à une période heureuse de la
vie de Bach lorsqu'il était au service du prince d'Anstalt-Cöethen.
Deux versions parmi d'autres nous semblent particulièrement échapper
à la routine et leur redonner leur fraîcheur initiale : en tout premier lieu
Gustav Leonhardt (RCA) mais aussi Reinhard Goebel dirigeant la Musica Antiqua Köln
(Archiv Produktion).
- Variations Golberg (BWV 988) : Bach part d'un
thème relativement simple, un « standard » comme diraient les jazzmen.
Il l'expose à sa façon, d'emblée très complexe et se
lance ensuite dans un foisonnement créatif de trente variations pour reprendre le
thème à la fin, passablement transformé. Pierre
Hantaï, claveciniste qui fut l'élève de Gustav Leonhardt,
offre une très belle version (1 CD Opus 111). Au piano, c'est
l'interprétation magique de Rosalyn Tureck qui s'impose
(2 CD Deutsche Grammophon) de même que dans les partitas de Bach pour piano (2 CD
EMI). L'interprétation au piano de Glenn Gould est
également inoubliable.
Concertos pour violons :
Ces concertos ont été composés initialement pour
clavecin et on en trouvera une belle version sur cet instrument par Pierre
Hantaï (Opus 111). Pour violons, la vieille version de Manoug
Parikian (disque noir, la Guilde du disque) a gagné à Bach de
nombreuses personnes de même que celles de David et Igor
Oïstrakh (Deutsche Grammophon) ou de Yehudi Menuhin. Parmi
les versions plus récentes, deux ne manquent pas de panache : celle de
Jaap Scröder dirigée par Christopher
Hogwood (Oiseau Lyre) ou celle de Monica Hugett dirigée
par Ton Koopman (Erato).
- Cantates profanes : Le Défi de Phébus et Pan, Eole
apaisé et Hercule à la croisée des chemins : par
l'Akademie für Alte Musik Berlin dirigée par
René Jacobs (2 CD harmonia mundi). Une réussite.
Gaieté et raffinement de ces cantates dont les histoires sont tirées de la
mythologie gréco-romaine. Un des airs de Phébus et Pan sera repris par Bach
dans la cantate des Paysans. Il est tout à fait dans l'esprit de la verve
populaire qu'on retrouvera dans les airs de Papageno de la Flûte
enchantée de Mozart et dans certains lieder de Schubert.
- Cantate des Paysans et cantate du café :
Academy of St Martin-in-the Fields dirigée par Neville
Marriner avec Julia Varady et Dietrich
Fischer-Dieskau (excusez du peu !). (un disque en vinyle Philips qui ne semble
pas avoir été réédité en CD pour l'instant)
- Non sa che sia dolore, BWV 209 (en italien) et deux autres
cantates (BWV 202 et 209) : par l'Ensemble
Sonnerie dirigé par Monica Huggett avec Nancy
Argenta.
- Oratorio de Noël (BWV 248) : L'uvre est
composée de six cantates. C'est la naissance dans un squat venteux en pleine
campagne, d'un enfant juif et palestinien, futur agitateur révolutionnaire qui
choisira le camp des pauvres et combattra toutes les formes de discrimination. Ca se
terminera mal pour lui, comme nous le verrons dans la « Passion selon
saint Matthieu ». Les bergers des environs viennent voir ce joli
bébé. Ensuite on ne comprend pas bien pourquoi des rois viennent
s'émerveiller et offrir des cadeaux à ce fils de SDF mais c'est
comme ça dans la Bible. A ce stade du récit, la joie est
générale et la musique de Bach est magnifique. La version de
Nikolaus Harnoncourt est pleine de tonus (2 CD Teldec).
- Suites et partitas pour violon : Les violonistes capables
d'interpréter ces uvres de façon inspirée ne sont pas
légions. Nous recommandons chaudement celles de Gérard Poulet mais celles
de Nathan Milstein ou d'Henrik Szering sont
également superbes. David Oïstrakh n'a malheureusement
pas enregistré ces uvres. Elles représentent un véritable
défi technique et humain y compris pour les plus grands violonistes. On peut y
être brillant mais lassant comme on peut y être émouvant mais
excessivement romantique. Le mouvement le plus extraordinaire est la chaconne de la
partita n°2 en ré mineur. C'est un morceau hors normes dont
l'inspiration porte l'auditeur toujours plus haut. Les idées
s'enchaînent de façon qui reste toujours étonnante après
maintes écoutes.
C'est la marque originale de certains chefs-d'uvre de
forme brève, même dans d'autres genres de musique. Nous pensons en
particulier à ces morceaux de jazz d'un lyrisme ascensionnel stupéfiant
tels que West End Blues par Louis Armstrong,
Body and Soul par Coleman Hawkins,
Concerto for Cootie de Duke Ellington ou
encore Parker's Mood par Charlie
Parker.
- Six Suites pour violoncelle (BWV 1007-1012) : Nous sommes
à nouveau sur les hautes cimes à l'instar des suites et partitas pour
violon. Plusieurs versions magnifiques. C'est le goût de chacun qui portera
vers la sérénité d'Anner Bylsma (Sony), la
fougue de Paul Tortelier ou de Janos Starker ou encore
la grandeur de Pablo Casals.
- uvres pour orgue :Toccata et fugue (BWV 565), Passacaglia et Fugue
(BWV 582), six Chorals Schübler (BWV 645), etc :
Chefs-d'uvre pour orgue par Marie-Claire Alain (1 CD Erato,
collection économique).
Si d'aventure le son de l'orgue rebute certains, voici le disque
qu'ils doivent écouter pour changer d'avis.
- Le Clavier bien tempéré (BWV 846 à
893) : par Sviatoslav Richter, piano. (4 CD RCA Victor
Gold Seal). On a affaire ici à un des sommets de la littérature pianistique
comportant 24 parties, chacune d'entre elles étant un Prélude et Fugue.
Dès les premières mesures, Richter nous emporte . Il habite
l'uvre en poète.
- Messe en si mineur (BWV 232) : par le Consentus
Musicus de Vienne sous la direction de Nikolaus Harnoncourt (2
CD deutsche harmonia mundi). Luthérien convaincu, Bach a tout de même
été amené à composer une messe catholique suite à une
commande royale. Un des chefs-d'uvre de la musique religieuse.
- Passion selon Saint Matthieu (BWV 244) :
Tölzer Knabenchor et La Petite Bande
dirigés par Gustav Leonhardt avec entre autres chanteurs,
Christoh Prégardien, Max Van Egmond et
René Jacobs. (3 CD deutsche harmonia mundi). Tous les pouvoirs se
liguent contre Jésus. C'est la fin de son histoire et le début
d'une autre où il serait à la fois fils de Dieu et Dieu lui-même
alors que lui-même avait dit qu'il était fils de l'Homme... Toute
ironie mise à part et notre incompétence en matière de
théologie étant avérée, Jean-Sébastien Bach a
donné de cet évangile une traduction artistique profondément
émouvante. Un des sommets de toute son uvre.
Roland de Candé écrit dans son
Histoire de la musique : « Si on énumère toutes
les uvres de Bach sauf une, on est accusé de sacrilège. S'il
fallait inversement n'en citer qu'une, je pense qu'il n'y aurait aucun
sacrilège à choisir la Passion selon saint
Matthieu. »
Le 14 octobre 2000
Samuel Holder