Violence des échanges en milieu tempéré

Film de Jean-Marc Moutout

Avec Jérémie Rénier, Laurent Lucas et Cylia Malki
Janvier 2004, 109 minutes

Nous sommes en France, aujourd'hui. Dès les trois premiers plans de ce film, on s'interroge sur l'absurdité de notre société. Tout d'abord une plage de l'Atlantique couverte d'une foule de baigneurs. On suppose qu'il doit y avoir du sable en dessous. Ensuite des couloirs de métro avec des flots de gens anxieux courant vers leur travail. Puis le quartier de la Défense avec ses tours abritant des entreprises financières, posées au milieu de grands espaces vides. On pénètre dans l'une de ces tours. Rapidement, le film est en prise directe avec une actualité sociale brûlante et banale depuis bientôt trente ans : des décideurs au service de gros actionnaires mènent rondement une activité destructrice du travail vivant. On peut résumer cette activité en peu de mots : l'organisation de la surexploitation et des licenciements. Ce film décrit un épisode de cette guerre économique avec un réalisme minutieux, implacable, sans volonté démonstrative. La réalité parle d'elle-même et elle accuse.

Le héros principal de l'histoire est en apparence Philippe, un jeune cadre prometteur qui fait ses débuts dans un cabinet d'audit réputé, Mac Gregor Consulting. Mais Philippe n'est qu'un engrenage d'une vaste machinerie. Le vrai « héros », celui qu'on ne voit jamais à l'écran, l'acteur passablement abstrait qui tire toutes les ficelles, est un grand groupe capitaliste qui convoite l'achat d'une usine en province. Pour évaluer la profitabilité de l'opération avant de se lancer, le groupe prédateur a recours aux services du cabinet Mac Gregor Consulting. Ce cabinet propose des mesures d'intensification du rendement du personnel et suggère les meilleurs plans de licenciements pour les patrons. Un cabinet d'audit est une sorte de commando préparant le terrain à une armée d'invasion faisant une OPA sur un nouveau territoire susceptible de générer de gros profits.

Philippe, jeune homme poli, gentil et bien élevé, va devoir faire ses preuves sur ce terrain-là. Lui qui a reçu une « bonne » éducation, une « bonne » formation dans une « grande école », sera-t-il un « bon coupeur de têtes », autrement dit un bon mercenaire du Capital, concoctant des licenciements bien ciblés, sans états d'âme ? Pas évident pour un jeune homme qui a des scrupules et qui est amoureux d'Eva, jeune mère célibataire et standardiste intérimaire. Elle est consternée par la mission professionnelle de son nouveau compagnon.

Philippe a un « coach », Hugo, un supérieur hiérarchique qui lui apprend le métier de « dégraisseur ». Pour bien caler et mettre en orbite son jeune protégé, Hugo sait jouer sur plusieurs registres : la flatterie, le coup de gueule méchant, le mépris, l'appel à l'ambition, l'appel à la conscience professionnelle et même l'appel aux sentiments humanitaires ! (« Si on ne licencie pas une partie du personnel, c'est toute l'entreprise qui risque de disparaître... »).

On assiste à la formation d'un officier de la bourgeoisie. Certains font une carrière militaire, d'autres font une carrière politique. Ici il s'agit d'être des officiers de la finance. Un rôle qui consiste par exemple à faire passer aux salariés des entretiens de dévaluation de leur personne, par la ruse et la violence psychologique. Un job très bien payé où l'on se confronte à des travailleurs qu'il faut sélectionner sans pitié : d'un côté celles et ceux qu'on envoie « à la casse » et les autres qu'on gardera, momentanément, jusqu'au prochain « plan social ». Quand l'opération est accomplie, la victoire sur les salariés dupés et licenciés est fêtée au champagne dans un restaurant haut de gamme.

La formation de Philippe s'opère dans un tissu social dense constitué de patrons, de cadres, de salariés travaillant dans les ateliers, les bureaux ou à la cantine. Ces travailleurs ne forment pas un ensemble homogène. Certains savent ce qui se trament et ne disent rien. D'autres tombent de haut, préservent leur dignité mais se sentent impuissants. Chacun a sa sensibilité propre, ses soucis spécifiques, son degré de lucidité plus ou moins prononcé. La mise en scène des rapports entre toutes ces personnes est particulièrement juste et subtile.

À la fin de la projection, la balle est dans le camp des spectateurs. Des questions émergent. Quel avenir pour la classe ouvrière et par voie de conséquence pour l'humanité ? On se masque la réalité du capitalisme ou on cherche à la comprendre à fond ? On accepte tout cela comme une triste fatalité ou bien on s'insurge individuellement et collectivement contre ce système ? Ces choix-là sont de notre responsabilité à tous.

Le 17 février 2004

Samuel Holder

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