Jazz et Apartheid


La disparition de Nelson Mandela doit réveiller de nombreux souvenirs chez les amateurs de jazz qui ont connu (de loin) cette période de l’Apartheid, encore plus chez eux qui l’ont subie ou aussi chez les plus jeunes qui s’y sont intéressés. On peut sans doute se réjouir, sur le plan de l’évolution humaine, du respect unanime accordé à celui qui a passé la majeure partie de sa vie en prison, considéré alors par la CIA comme un dangereux terroriste. Même s’il y a sans doute beaucoup de « larmes de crocodiles », car à l’époque certaines banques et grandes sociétés continuaient sans vergogne à mener leurs affaires, tout comme avec les dictatures de l’Amérique du sud. Il y avait bien sûr des manifestations en Europe et dans le monde liées au bouillonnement de mai 68 en France, mais une grande majorité du monde n’était pour autant émue ni par l’emprisonnement de Nelson Mandela, ni par le sort réservé à la population noire étrangère dans son propre pays.

Le joug imposé à toute la population noire n’a pas épargné les artistes, encore moins les musiciens de jazz, ni les artistes ou écrivains blancs qui voulaient briser cette ségrégation insupportable au quotidien. Miriam Makeba illustre sans doute le mieux ce combat, contrainte à s’exiler aux Etats-Unis, subissant les affres de l’Apartheid et les douleurs de l’exil. Tout comme son ex-compagnon Hugh Masekela (trompette, bugle) qui, vers ses 20 ans en 1961, a quitté l’Afrique du Sud pour les États-Unis. Il composera « Soweto Blues » pleurant les massacres qui ont suivi l’émeute de Soweto de 1976. Du côté blanc, c’est Johnny Clegg, surnommé le « Zoulou blanc » qui connaîtra arrestations et boycott de ses concerts pour son engagement pour l’abolition de l’Apartheid. Dans ce contexte difficile, avec un régime toutefois de plus en plus contesté, plusieurs musiciens vont résister, le plus souvent contraints d’aller porter leur témoignage, à l’aide de leur musique, à l’extérieur. Se rapprochant des musiciens noirs américains avec lesquels il y avait bien évidemment communauté de combat et qui eux-mêmes dans cette période prônaient d’une certaine façon le retour aux racines africaines, ses musiciens vont constituer un véritable courant de jazz sud-africain. Le pianiste Dollar Brand (qui deviendra Abdullah Ibrahim), classé « métis » par les lois de l’Apartheid, en est le parfait exemple, collaborant avec des musiciens de renom comme Gato Barbieri, Elvin Jones, Don Cherry, Archie Shepp… Dans cette mouvance, apparaît aussi un pianiste blanc, né à Somerset West, se considérant « citoyen du monde » : Chris Mc Gregor. Il s’entoure d’amis musiciens noirs, la majorité du groupe doit s’exiler à Londres. À ses côtés, des musiciens qui marqueront l’histoire du jazz de cette période : le batteur Louis Moholo, le contrebassiste Johnny Dyani, le sax Dudu Pukwana, le trompettiste Mongezi Feza, le ténor Ronnie Beer. Avec cette bande de « résistants » qui diffusent une musique à la fois joyeuse, imprégnée des sonorités et rythmes africains, non sans une certaine mélancolie, ponctuée par des cris de révolte, Chris Mc Gregor crée une formation à géométrie variable : le célèbre « Brotherhood of Breath » qui a ravi tous ceux qui ont eu la chance d’entendre cette formation. Tous ces musiciens, s’ils ont bien entendu souffert de l’exil, ont sans doute tenu grâce à la chaleur des rencontres musicales avec les frères Black d’Amérique et à l’accueil souvent chaleureux du public en Europe et ailleurs, profitant d’une liberté impossible au pays. Mais n’oublions pas que beaucoup de musiciens n’ont pas pu échapper au poids du régime de l’époque et ont vu leur talent, voire leur carrière, bridé par un contexte étouffant. La fin de l’Apartheid n’a pas non plus toujours apporté ce qui était attendu. Plus récemment, Zim Ngqawana qui avait mis en musique l’investiture de Nelson Mandela, après avoir subi comme tous les autres le poids de l’Apartheid et les difficultés de l’exil, décède en mai 2011, victime à la fois d’un désespoir « post-Apartheid » et plus concrètement de déficiences, semble-t-il, du système hospitalier de la ville de Johannesbourg qu’il ne supportait plus.

Tous ces musiciens ont forcément inscrit leur musique dans un combat qui rejoignait naturellement celui des jazzmen des États-Unis. Avec des styles, des émotions diverses, il y avait en commun l’aspiration à un monde meilleur, plus humain, en tout cas débarrassé des horreurs de l’Apartheid et de la stupidité de la ségrégation et du racisme. Le jazz a donc encore fort à faire !

Nous ne pouvons évidemment ici signaler tous les albums quasiment historiques de la période que nous venons d’évoquer. Nous tâcherons d’en citer quelques-uns prochainement dans notre rubrique « critiques d’époque ».

Le 8 décembre 2013, pour « Le Jazz Est Là »

Patrice Goujon

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