Nous ne sommes pas près d'en avoir fini avec Auschwitz, Treblinka, Buchenwald et
autres camps de concentration et d'extermination. Les rapports sociaux dominants sont encore
saturés de barbarie. Un jour, à un autre stade d'évolution sociale,
l'humanité pourra oublier tout cela. Mais pour l'heure, il nous faut lire les
témoignages, les romans et les essais de ceux qui sont revenus de ces endroits-là. Pour tenter
de déchiffrer l'énigme que constitue, en apparence, tout génocide, toute entreprise
d'amener des hommes aux ultimes degrés de la déchéance, de la dépossession
d'eux-mêmes. Lorsqu'on a déjà été confronté à la
lecture de « Si c'est un homme » de Primo Levi, des « Jours de notre
mort » de David Rousset ou de « L'espèce humaine » de Jean
Antelme, la lecture d'« Être sans destin » d'Imre Kertész
apparaît d'autant plus terrifiante. Sur le plan documentaire, on en sait déjà
beaucoup. On sait l'essentiel et au-delà. Et c'est la connaissance de ces témoignages
terribles par le lecteur qui va réagir avec force sur la lecture de ce livre.
Imre Kertész est un écrivain juif hongrois qui a obtenu le prix Nobel de littérature en
2002. Il fait partie des rescapés de l'horreur concentrationnaire. Il a vécu ensuite sous
le régime stalinien en Hongrie jusqu'à son effondrement. Dans « Être sans
destin », il raconte son arrestation, sa détention à Auschwitz, Zeitz et
Buchenwald, et son retour à Budapest. C'est à la fois son histoire et celle d'un autre
dont il serait très proche. Pour ce faire, il emploie des moyens littéraires qui
l'apparente à Franz Kafka.
Comme dans les romans et certaines nouvelles de Kafka, un individu est placé dans une situation
absurde, ignoble. L'adolescent qui s'exprime ici à la première personne a
l'impression suivante : « être tombé soudain au beau milieu d'une pièce
de théâtre insensée où je ne connaissais pas très bien mon
rôle. » (page 81). Il est étonné par chaque circonstance et il fait mine de
convenir que « cela n'a rien d'extraordinaire, à bien y
réfléchir... ». Tout sera donc traité avec une politesse glacée, un
pseudo-conformisme, engendrant une forme d'humour impitoyable. Sans relâche, de la première
à la dernière page, chaque fait sera placé sous le regard attentif, incrédule et
d'une lucidité féroce de cet adolescent. Cette approche distanciée conduit à
détruire toutes « les valeurs » qui sont chères à certains, la religion, le
patriotisme, la croyance que « " l'opinion mondiale " était bouleversée
par ce qui nous arrivait », les efforts pour « se conduire dignement face aux
autorités ». Toutes les tentatives diverses pour chercher un sens ou une rationalité
aux faits et gestes sont réduites à néant et s'insèrent, comme les
pièces d'un puzzle, dans un dispositif cohérent, celui qui conduit tout un chacun à
Auschwitz, en quelque sorte sans encombre. Au terme du voyage, les « inaptes au travail » iront
à la douche comme tout le monde, avec des consignes précises et un morceau de savon,
« sauf qu'on ne leur a pas envoyé de l'eau mais du gaz ».
Une fois dans l'enfer du camp, tous les déportés en sont réduits, quels que soient
leur personnalité, leur âge, leur expérience, leur degré d'espoir ou de
désespoir, à tâcher « seulement d'être de bons
détenus ». Imre Kertész barre la route violemment à toutes les tentatives
d'aborder l'univers concentrationnaire avec de la « compassion », de la
« compréhension », de « l'indignation » et autres « bons
sentiments » trop faciles pour être honnêtes. Après ce défi lancé par
l'écrivain, le travail de réflexion en profondeur peut commencer et c'est à
chacun de l'accomplir.
Le 7 mai 2003
Samuel Holder
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