Être sans destin

de Imre Kertész

Éditions 10/18 (novembre 2002)
369 pages

Nous ne sommes pas près d'en avoir fini avec Auschwitz, Treblinka, Buchenwald et autres camps de concentration et d'extermination. Les rapports sociaux dominants sont encore saturés de barbarie. Un jour, à un autre stade d'évolution sociale, l'humanité pourra oublier tout cela. Mais pour l'heure, il nous faut lire les témoignages, les romans et les essais de ceux qui sont revenus de ces endroits-là. Pour tenter de déchiffrer l'énigme que constitue, en apparence, tout génocide, toute entreprise d'amener des hommes aux ultimes degrés de la déchéance, de la dépossession d'eux-mêmes. Lorsqu'on a déjà été confronté à la lecture de « Si c'est un homme » de Primo Levi, des « Jours de notre mort  » de David Rousset ou de « L'espèce humaine » de Jean Antelme, la lecture d'« Être sans destin  » d'Imre Kertész apparaît d'autant plus terrifiante. Sur le plan documentaire, on en sait déjà beaucoup. On sait l'essentiel et au-delà. Et c'est la connaissance de ces témoignages terribles par le lecteur qui va réagir avec force sur la lecture de ce livre.

Imre Kertész est un écrivain juif hongrois qui a obtenu le prix Nobel de littérature en 2002. Il fait partie des rescapés de l'horreur concentrationnaire. Il a vécu ensuite sous le régime stalinien en Hongrie jusqu'à son effondrement. Dans « Être sans destin  », il raconte son arrestation, sa détention à Auschwitz, Zeitz et Buchenwald, et son retour à Budapest. C'est à la fois son histoire et celle d'un autre dont il serait très proche. Pour ce faire, il emploie des moyens littéraires qui l'apparente à Franz Kafka.

Comme dans les romans et certaines nouvelles de Kafka, un individu est placé dans une situation absurde, ignoble. L'adolescent qui s'exprime ici à la première personne a l'impression suivante : « être tombé soudain au beau milieu d'une pièce de théâtre insensée où je ne connaissais pas très bien mon rôle. » (page 81). Il est étonné par chaque circonstance et il fait mine de convenir que « cela n'a rien d'extraordinaire, à bien y réfléchir... ». Tout sera donc traité avec une politesse glacée, un pseudo-conformisme, engendrant une forme d'humour impitoyable. Sans relâche, de la première à la dernière page, chaque fait sera placé sous le regard attentif, incrédule et d'une lucidité féroce de cet adolescent. Cette approche distanciée conduit à détruire toutes « les valeurs » qui sont chères à certains, la religion, le patriotisme, la croyance que « " l'opinion mondiale " était bouleversée par ce qui nous arrivait », les efforts pour « se conduire dignement face aux autorités ». Toutes les tentatives diverses pour chercher un sens ou une rationalité aux faits et gestes sont réduites à néant et s'insèrent, comme les pièces d'un puzzle, dans un dispositif cohérent, celui qui conduit tout un chacun à Auschwitz, en quelque sorte sans encombre. Au terme du voyage, les « inaptes au travail » iront à la douche comme tout le monde, avec des consignes précises et un morceau de savon, « sauf qu'on ne leur a pas envoyé de l'eau mais du gaz ».

Une fois dans l'enfer du camp, tous les déportés en sont réduits, quels que soient leur personnalité, leur âge, leur expérience, leur degré d'espoir ou de désespoir, à tâcher « seulement d'être de bons détenus ». Imre Kertész barre la route violemment à toutes les tentatives d'aborder l'univers concentrationnaire avec de la « compassion », de la « compréhension », de « l'indignation » et autres « bons sentiments » trop faciles pour être honnêtes. Après ce défi lancé par l'écrivain, le travail de réflexion en profondeur peut commencer et c'est à chacun de l'accomplir.

Le 7 mai 2003

Samuel Holder

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