Là où les « open space
», l'informatique et les qualiticiens ne l'ont pas
transformé en automate digne d'une chaîne de
montage, le prolétaire de bureau conserve sur son
homologue de l'usine l’avantage de ne pas être sous
surveillance constante, ni soumis à la cadence de la
machine. La tâche administrative est élastique, donc
malaisée à mesurer par les organisateurs de la
production. L'employé de bureau dispose ainsi
lui-même d’une certaine partie du temps qu'il a vendu
à son patron, et, s'il parvient à préserver
l'apparence de la soumission à la besogne, il peut choisir
de n'y rien faire, ou de se consacrer à des occupations
plus épanouissantes. Qui connaît l'administration
sait que la science de se donner l’air de travailler y est
un sujet de conversation et d'hilarité inépuisable.
Mais cette science-là est aussi un travail épuisant
: « Noble tâche que la subversion du travail
ignoble, sans doute, mais travail ne vous en déplaise !
Vous voilà, comme le maître aux aguets du valet qui
le vole, à paresser aux aguets du maître pour le
mieux voler. La paresse ne s’entend pas de façon
aussi furtive. Il y faut de l’aisance, comme dans
l’amour. Qui est sur le « qui vive ? » ne vit
point, ou médiocrement. »1
Le génie de Bartleby, jeune homme d'apparence
sérieuse embauché par un homme de loi de Wall
Street, est de parvenir à ne rien faire sans
s'éreinter en stratagèmes fastidieux. Sa seule
science consiste à dire le plus franchement et le plus
poliment du monde qu’il « aimerait mieux pas
»2 faire ce qu’on lui demande... et
à, effectivement, ne pas le faire. Méthode, ou
absence de méthode, qui s’avère
redoutablement efficace.
Dans Bartleby, le système d'exploitation n'a pas un
visage inhumain : il s'est incarné dans un vieux juriste
que sa petite réussite a rendu plutôt bonhomme, et
qui sait s'accommoder avec une relative bienveillance des
qualités et des défauts de ses deux « scribes
» (copistes). L’un présente la
particularité d’être extrêmement
irascible le matin, pour s'avérer le plus affable des
hommes l’après-midi ; l'autre pâtit d'un
certain penchant pour la bouteille, et, après le repas du
midi, devient trop bouillant pour recopier un document sans le
lester d’horribles pâtés d’encre noire.
Notre débonnaire patron se satisfait donc d’avoir
à toute heure du jour sous la main quelqu’un de
fiable, quitte à en supporter les excentricités le
reste du temps. Voilà quelqu’un qui a le sens du
contrat, et qui, considérant les hommes avec pragmatisme
et sans mépris, « fait avec ».
Placé par le hasard du côté des exploiteurs,
mais persuadé que c’était nécessaire,
ce patron commode ne peut comprendre qu’obéir est
toujours chose insupportable, et qu’à moins
d’avoir contracté la « passion moribonde du
travail »3, c’est la
nécessité de subsister dans un système qui
ne laisse aux hommes que leur temps et leur force à vendre
qui les y réduit. Que l’exploiteur soit un homme bon
ne change rien : « il n'existe guère en
matière de rapports humains d'état plus ou moins
supportable, d'indignité plus ou moins admissible
»4. L’instinct de liberté
refoulé transpire par tous les pores que le système
n'a pas comblés, par exemple sous forme de jurons matinaux
ou de pâtés d’encre post-méridiens...
Et moyennant les petits défoulements qu’il est
forcé de consentir, le système fonctionne bon
gré mal gré avec ses exécutants
maladifs.
Sauf quand il a affaire à un Bartleby. Lui est d'humeur
toujours égale. Il ne cherche pas à cacher son
inaction, il n'a pas besoin de conjurer sa frustration par de
petites vengeances compulsives. Il ne se révolte pas non
plus, car il sait que la lutte légitime la coercition,
alors que face à une inertie polie mais obstinée,
le système est sans armes, ou plutôt dans
l’impossibilité de les utiliser. Sa mauvaise
conscience ne l'autorise à punir que des fautes bien
délimitées par un cadre légal. Tout juriste
qu'il est, notre brave patron est bien en peine de qualifier
celle qu'aurait commise Bartleby ; il ne parvient
qu’à suffoquer d’étonnement et
d’impuissance devant ses laconiques mais implacables
« I would prefer not to ». Bartleby en vient
donc progressivement et le plus simplement du monde à ne
plus travailler du tout, et finit par élire domicile dans
son bureau sans rencontrer d'opposition efficace.
Bartleby a totalement renversé le schéma de
l’exploitation capitaliste : le patron-propriétaire
lui verse un salaire contre une quantité nulle de force de
travail, et en plus il le dépossède de la
jouissance du lieu et de l’outil de travail… Le tout
sans violence, sans revendication, sans lutte, en tout cas pas la
forme de lutte qu’on est habitué à concevoir
entre patron et salarié. On pense bien sûr à
La Boétie qui, trois siècles avant Melville, nous
enseignait déjà que les tyrans n’ont que le
pouvoir qu’on veut bien leur donner, et que « si
on ne leur fournit rien, si on ne leur obéit pas, sans les
combattre, sans les frapper, ils restent nus et défaits et
ne sont plus rien, de même que la branche, n’ayant
plus de suc ni d’aliment à sa racine, devient
sèche et morte »5.
Pour exister comme homme, il faut se voir homme dans
l’œil d’un autre homme. Mais le travail
déshumanise, l’exploiteur achète la force de
travail comme il achète la matière première
et les outils. Le rapport entre exploiteur et exploité
n'est plus un rapport d'homme à homme. Et pourtant pour
exister comme chef, il faut se voir chef dans l’œil
d’un subordonné. Deuxième renversement
opéré par Bartleby, son oeil ne renvoie pas
l’image du chef, mais celle d'un homme qui prétend
en contraindre un autre. Son « non » n’est pas
celui de l’exploité qui se réhumanise en
prenant les armes contre l’exploiteur, c'est le simple
rappel, d'égal à égal, de quelqu'un qui n'a
jamais cessé d'être homme à celui qui le
réduit à l'outil.
Il ne reste au chef éconduit que sa vieille morale
judéo-chrétienne, elle aussi complètement
renversée, ou plutôt rétablie dans son sens
littéral. Alors que chez le capitaliste l’«
admonition morale »6 sert
d’habitude les fins les plus utilitaires, voici que notre
patron transforme en miséricorde son impuissance à
sanctionner son employé. Il continue à le
rémunérer et le laisse occuper son bureau, car il
s'imagine le devoir pour son salut à la providence divine
qui lui a fait – considère-t-il –
réussir sa vie. Pour avoir fait fructifier à son
profit sa petite entreprise en achetant des hommes, il juge bon
de se racheter lui-même.
Quant à Bartleby, victorieux sans combat de
l’autorité, il doit donc être un homme heureux
? Oh que non, c’est une ombre d'homme, un être
grisâtre, amorphe, ratatiné. Ses journées
s’écoulent en longues heures
d’immobilité impassible, il ne semble se nourrir que
des gâteaux au gingembre que le commis de
l’étude lui apporte, car il ne sort presque jamais.
Il parasite tristement le système et s'il a le
génie de la paresse, il n'en a pas l' « aisance
»7. On l'imagine avoir pris bien des coups
avant de trouver ce moyen-là de supporter le
système. Il ne veut plus souffrir donc il ne s'exposera
plus jamais ; mais la prise de risque zéro,
l’absence de tout projet, ce n’est plus la vie.
Finalement, s'il réussit l'exploit de ne pas
délivrer de force de travail, il n’échappe
pas à l’autre malédiction du salariat : il
survit, mais ne vit pas.
C’est qu'il ne peut partager sa victoire avec personne. Son
patron impuissant l'a en pitié, ses deux collègues
copistes le détestent, et à part le commis il ne
voit personne d'autre. En bon parasite il s'est logé dans
un petit coin du système en espérant s'y sustenter
sans qu'on le remarque aux dépens de ses collègues.
Mais c'est encore trop vouloir ; le système est un grand
corps cohérent, et ce sont des gens de l'extérieur
qui vont intervenir auprès du patron neutralisé
pour déloger le parasite dont ils ne supportent pas
l'exemple et craignent la contagion. Il faut être
maître ou esclave. Bartleby qui refuse cette alternative
finira dans le seul endroit que la société
tolère qu'il occupe : la prison. Le système finit
toujours par rendre illégal ce qui ne lui convient
pas.
On s'imagine alors Bartleby logé et nourri survivre
à merveille, lui qui supporte si bien l'inaction. Et
pourtant il se laisse mourir de faim : lui qui ne faisait que
survivre agissait lui-même pour sa survie, et ne peut
supporter qu'on la lui offre faute de savoir quoi faire de
lui.
Le dernier renversement ne peut s'opérer : les exploiteurs
ne seront pas renvoyés à leur réalité
de parasites des exploités. Il faudrait pour cela
être bien plus nombreux à « n'aimer mieux pas
», et se reconnaître. La résistance passive
fonctionne, mais l’autre secret que nous livre Bartleby,
c’est qu’on ne peut la pratiquer seul sans se
retrouver en marge. La Boétie avait prévenu, en y
mettant le pluriel : « Soyez résolus
à ne plus servir, et vous voilà libres
»8.
Le 21 novembre 2013
Étienne Revelo
Raoul Vaneigem, Éloge de la paresse affinée, 1996 ↩
Le « I would prefer not to » de Melville fait l'objet de débats passionnés entre traducteurs : « je ne préférerais pas » ? « je préférerais n’en rien faire » ? Michèle Causse, dans la présente édition, défend un « j’aimerais mieux pas » qui, s’il rend mal la componction distinguée de Bartleby, a le mérite de commencer positivement pour finir en couperet sur la négation, comme la formule anglaise. ↩
Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, 1883 ↩
Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, 1967 ↩
Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1549 ↩
Max Weber, in L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1904 ↩
Voir note 1 ↩
Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1549 ↩
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