Bartleby

de Herman Melville

Nouvelle. Éditions Flammarion, 1989
Traduction de Michèle Causse
50 pages
Date de première publication : 1853

Là où les « open space », l'informatique et les qualiticiens ne l'ont pas transformé en automate digne d'une chaîne de montage, le prolétaire de bureau conserve sur son homologue de l'usine l’avantage de ne pas être sous surveillance constante, ni soumis à la cadence de la machine. La tâche administrative est élastique, donc malaisée à mesurer par les organisateurs de la production. L'employé de bureau dispose ainsi lui-même d’une certaine partie du temps qu'il a vendu à son patron, et, s'il parvient à préserver l'apparence de la soumission à la besogne, il peut choisir de n'y rien faire, ou de se consacrer à des occupations plus épanouissantes. Qui connaît l'administration sait que la science de se donner l’air de travailler y est un sujet de conversation et d'hilarité inépuisable. Mais cette science-là est aussi un travail épuisant : « Noble tâche que la subversion du travail ignoble, sans doute, mais travail ne vous en déplaise ! Vous voilà, comme le maître aux aguets du valet qui le vole, à paresser aux aguets du maître pour le mieux voler. La paresse ne s’entend pas de façon aussi furtive. Il y faut de l’aisance, comme dans l’amour. Qui est sur le « qui vive ? » ne vit point, ou médiocrement. »1

Le génie de Bartleby, jeune homme d'apparence sérieuse embauché par un homme de loi de Wall Street, est de parvenir à ne rien faire sans s'éreinter en stratagèmes fastidieux. Sa seule science consiste à dire le plus franchement et le plus poliment du monde qu’il « aimerait mieux pas »2 faire ce qu’on lui demande... et à, effectivement, ne pas le faire. Méthode, ou absence de méthode, qui s’avère redoutablement efficace.

Dans Bartleby, le système d'exploitation n'a pas un visage inhumain : il s'est incarné dans un vieux juriste que sa petite réussite a rendu plutôt bonhomme, et qui sait s'accommoder avec une relative bienveillance des qualités et des défauts de ses deux « scribes » (copistes). L’un présente la particularité d’être extrêmement irascible le matin, pour s'avérer le plus affable des hommes l’après-midi ; l'autre pâtit d'un certain penchant pour la bouteille, et, après le repas du midi, devient trop bouillant pour recopier un document sans le lester d’horribles pâtés d’encre noire. Notre débonnaire patron se satisfait donc d’avoir à toute heure du jour sous la main quelqu’un de fiable, quitte à en supporter les excentricités le reste du temps. Voilà quelqu’un qui a le sens du contrat, et qui, considérant les hommes avec pragmatisme et sans mépris, « fait avec ».

Placé par le hasard du côté des exploiteurs, mais persuadé que c’était nécessaire, ce patron commode ne peut comprendre qu’obéir est toujours chose insupportable, et qu’à moins d’avoir contracté la « passion moribonde du travail »3, c’est la nécessité de subsister dans un système qui ne laisse aux hommes que leur temps et leur force à vendre qui les y réduit. Que l’exploiteur soit un homme bon ne change rien : « il n'existe guère en matière de rapports humains d'état plus ou moins supportable, d'indignité plus ou moins admissible »4. L’instinct de liberté refoulé transpire par tous les pores que le système n'a pas comblés, par exemple sous forme de jurons matinaux ou de pâtés d’encre post-méridiens... Et moyennant les petits défoulements qu’il est forcé de consentir, le système fonctionne bon gré mal gré avec ses exécutants maladifs.

Sauf quand il a affaire à un Bartleby. Lui est d'humeur toujours égale. Il ne cherche pas à cacher son inaction, il n'a pas besoin de conjurer sa frustration par de petites vengeances compulsives. Il ne se révolte pas non plus, car il sait que la lutte légitime la coercition, alors que face à une inertie polie mais obstinée, le système est sans armes, ou plutôt dans l’impossibilité de les utiliser. Sa mauvaise conscience ne l'autorise à punir que des fautes bien délimitées par un cadre légal. Tout juriste qu'il est, notre brave patron est bien en peine de qualifier celle qu'aurait commise Bartleby ; il ne parvient qu’à suffoquer d’étonnement et d’impuissance devant ses laconiques mais implacables « I would prefer not to ». Bartleby en vient donc progressivement et le plus simplement du monde à ne plus travailler du tout, et finit par élire domicile dans son bureau sans rencontrer d'opposition efficace.

Bartleby a totalement renversé le schéma de l’exploitation capitaliste : le patron-propriétaire lui verse un salaire contre une quantité nulle de force de travail, et en plus il le dépossède de la jouissance du lieu et de l’outil de travail… Le tout sans violence, sans revendication, sans lutte, en tout cas pas la forme de lutte qu’on est habitué à concevoir entre patron et salarié. On pense bien sûr à La Boétie qui, trois siècles avant Melville, nous enseignait déjà que les tyrans n’ont que le pouvoir qu’on veut bien leur donner, et que « si on ne leur fournit rien, si on ne leur obéit pas, sans les combattre, sans les frapper, ils restent nus et défaits et ne sont plus rien, de même que la branche, n’ayant plus de suc ni d’aliment à sa racine, devient sèche et morte »5.

Pour exister comme homme, il faut se voir homme dans l’œil d’un autre homme. Mais le travail déshumanise, l’exploiteur achète la force de travail comme il achète la matière première et les outils. Le rapport entre exploiteur et exploité n'est plus un rapport d'homme à homme. Et pourtant pour exister comme chef, il faut se voir chef dans l’œil d’un subordonné. Deuxième renversement opéré par Bartleby, son oeil ne renvoie pas l’image du chef, mais celle d'un homme qui prétend en contraindre un autre. Son « non » n’est pas celui de l’exploité qui se réhumanise en prenant les armes contre l’exploiteur, c'est le simple rappel, d'égal à égal, de quelqu'un qui n'a jamais cessé d'être homme à celui qui le réduit à l'outil.

Il ne reste au chef éconduit que sa vieille morale judéo-chrétienne, elle aussi complètement renversée, ou plutôt rétablie dans son sens littéral. Alors que chez le capitaliste l’« admonition morale »6 sert d’habitude les fins les plus utilitaires, voici que notre patron transforme en miséricorde son impuissance à sanctionner son employé. Il continue à le rémunérer et le laisse occuper son bureau, car il s'imagine le devoir pour son salut à la providence divine qui lui a fait – considère-t-il – réussir sa vie. Pour avoir fait fructifier à son profit sa petite entreprise en achetant des hommes, il juge bon de se racheter lui-même.

Quant à Bartleby, victorieux sans combat de l’autorité, il doit donc être un homme heureux ? Oh que non, c’est une ombre d'homme, un être grisâtre, amorphe, ratatiné. Ses journées s’écoulent en longues heures d’immobilité impassible, il ne semble se nourrir que des gâteaux au gingembre que le commis de l’étude lui apporte, car il ne sort presque jamais. Il parasite tristement le système et s'il a le génie de la paresse, il n'en a pas l' « aisance »7. On l'imagine avoir pris bien des coups avant de trouver ce moyen-là de supporter le système. Il ne veut plus souffrir donc il ne s'exposera plus jamais ; mais la prise de risque zéro, l’absence de tout projet, ce n’est plus la vie. Finalement, s'il réussit l'exploit de ne pas délivrer de force de travail, il n’échappe pas à l’autre malédiction du salariat : il survit, mais ne vit pas.

C’est qu'il ne peut partager sa victoire avec personne. Son patron impuissant l'a en pitié, ses deux collègues copistes le détestent, et à part le commis il ne voit personne d'autre. En bon parasite il s'est logé dans un petit coin du système en espérant s'y sustenter sans qu'on le remarque aux dépens de ses collègues. Mais c'est encore trop vouloir ; le système est un grand corps cohérent, et ce sont des gens de l'extérieur qui vont intervenir auprès du patron neutralisé pour déloger le parasite dont ils ne supportent pas l'exemple et craignent la contagion. Il faut être maître ou esclave. Bartleby qui refuse cette alternative finira dans le seul endroit que la société tolère qu'il occupe : la prison. Le système finit toujours par rendre illégal ce qui ne lui convient pas.

On s'imagine alors Bartleby logé et nourri survivre à merveille, lui qui supporte si bien l'inaction. Et pourtant il se laisse mourir de faim : lui qui ne faisait que survivre agissait lui-même pour sa survie, et ne peut supporter qu'on la lui offre faute de savoir quoi faire de lui.

Le dernier renversement ne peut s'opérer : les exploiteurs ne seront pas renvoyés à leur réalité de parasites des exploités. Il faudrait pour cela être bien plus nombreux à « n'aimer mieux pas », et se reconnaître. La résistance passive fonctionne, mais l’autre secret que nous livre Bartleby, c’est qu’on ne peut la pratiquer seul sans se retrouver en marge. La Boétie avait prévenu, en y mettant le pluriel : « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres »8.

Le 21 novembre 2013

Étienne Revelo


  1. Raoul Vaneigem, Éloge de la paresse affinée, 1996

  2. Le « I would prefer not to » de Melville fait l'objet de débats passionnés entre traducteurs : « je ne préférerais pas » ? « je préférerais n’en rien faire » ? Michèle Causse, dans la présente édition, défend un « j’aimerais mieux pas » qui, s’il rend mal la componction distinguée de Bartleby, a le mérite de commencer positivement pour finir en couperet sur la négation, comme la formule anglaise.

  3. Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, 1883

  4. Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, 1967

  5. Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1549

  6. Max Weber, in L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1904

  7. Voir note 1

  8. Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1549

Partager

< < O M /\

URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/critiques/Herman_Melville-Bartleby.html

Retour Page d'accueil Nous écrire Haut de page