Les alliages les plus étonnants font
parfois les métaux les plus précieux. Il fallait
oser téléporter le bluegrass, cet héritier
bâtard de la country music, en pays flamand, pour en faire
littéralement la forme d'un film sur le couple affrontant
la perte de son enfant, et confrontant les deux réponses
que l'homme oppose à ce qu'il ne comprend pas : la raison
et le mysticisme.
Didier est un grand barbu, très doux, très calme,
très rationnel. Pour lui la science peut tout, et ce
qu'elle ne peut pas encore n'est question que de progrès.
Il est aussi un talentueux musicien et chanteur de bluegrass.
Elise est tatoueuse, pétillante, rêveuse. Elle croit
à la force du rêve et à un mystère de
la vie qu'il ne sert à rien de chercher à percer,
et qui en fait la poésie. Sa vie, d'ailleurs, elle la
grave sur son corps, abondamment tatoué au fur et à
mesure de ses expériences.
Ces deux-là qui n'ont rien de commun s'aiment
d'emblée. Leur relation est forte, foncièrement
duale, et pourtant une petite fille, Maybelle, née par
hasard, accroît encore leur bonheur. Mais à
l'âge de six ans, Maybelle présente les premiers
symptômes de ce qui s’avère être une
leucémie.
Le personnage de Maybelle, la maladie, la chimiothérapie,
la mort, sont filmés pudiquement et comme
brièvement, sans s'attarder. Le film va en fait se
concentrer sur le couple et sa déchéance
inéluctable. Didier endure la souffrance à sa
façon rationnelle, exacerbe sa révolte contre les
obscurantismes, contre ceux qui s'opposent à la recherche
médicale pour des motifs religieux ou autres. Pour lui
Maybelle n'est plus et ne reste que le vide. Elise croit à
la présence de Maybelle quelque part et en cherche les
signes. Et il faut vivre à nouveau à deux, avec ces
deux réponses.
Que vient faire le bluegrass en Flandre, et sur un tel sujet ? Le
réalisateur fait de cette musique rythmée, vocale,
alternant joie et mélancolie, le support formel du film.
L'intrigue se pose sur son rythme, la caméra suit son
mouvement, le scénario en exploite les raffinements dans
les scènes les plus poignantes (dans les passages de
mandoline, les a cappella bouleversants...). La construction en
flash-blacks sur au moins une quinzaine d'époques ne perd
jamais le spectateur : des indices subtils situent la
scène dans une temporalité complexe dès les
premières secondes. Ce va-et-vient incessant
n'empêche pas le film d'avancer, le mouvement global est
celui de l'histoire, le mouvement particulier celui de la
perception humaine de la réalité. L'impression
rendue est en effet celle de la vie telle qu'on la vit : on est
toujours à la fois dans le moment présent et dans
ses souvenirs, et tout se mélange sans qu'on soit jamais
perdu. Construit sur sa musique et sur sa chronologie, ce film
est un vrai chef-d’œuvre formel.
C'est à la fin, quand tout est perdu et que la douleur est
trop forte, que la perception rationnelle du temps n'est plus
possible. Les flash-blacks accélèrent, vont trop
vite, la musique devient entêtante, et la raison abdique en
prenant conscience de sa limite. Contre l'absurdité et
l'injustice de la mort qui frappe au hasard elle n'a pas fait
mieux que n'importe quelle croyance mystique. Il faut essayer de
vivre sans réponse.
Il faut bien sûr voir le film, mais on peut aussi en
écouter la musique ici :
www.youtube.com/watch?v=XKbTtoNsm5U
Le 24 septembre 2013
Étienne Revelo
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