À contre-voie

Mémoires
de Edward W. Said

Éditions Le Serpent à Plumes
430 pages

Edward Said est un intellectuel, avec tout ce que ce mot peut signifier d'esprit d'ouverture, de complexité, d'implication dans l'activité culturelle et politique, de présence hypersensible au monde. Il enseigne la littérature comparée à l'université Columbia de New York. Il est musicologue. Il milite activement en faveur d'un État palestinien démocratique, pour « la coexistence pacifique et la normalisation des rapports » entre le peuple palestinien et le peuple israélien, « sur la base de la souveraineté et de l'égalité de leurs États respectifs ». (voir sa tribune publiée dans le « Le Monde » datée du 26 juin 2002, page 16, intitulée « La “ réforme ” qu'il faut aux Palestiniens »).

Edward Said est né à Jérusalem en 1935. Il a entrepris d'écrire ses mémoires en 1994 à la suite d'un diagnostic fatal d'une leucémie chronique lymphoïde contre laquelle il continue à se battre. Ce livre est l'expression d'un défi : ne pas laisser la maladie ni l'oubli être trop rapidement et trop facilement victorieux. Ce livre intime est d'une lucidité implacable sur l'auteur et sur tous ceux qu'il a connu au cours de son enfance et de sa jeunesse au Proche-Orient puis aux États-Unis. Il porte témoignage sur « un monde essentiellement oublié ou perdu ».

Le titre original de ce livre est « Out of place ». Par ses origines et son parcours singulier, Edward Said est en décalage. Il est de nulle part, sans identité homogène ou stable, à un titre ou à un autre. Il porte un prénom qui ne colle pas avec son nom. Edward ? Voilà un prénom très « british » dont il a hérité par admiration pour le prince de Galles tandis que Said est un nom on ne peut plus arabe dont l'origine ne lui a jamais été expliqué, alors que ses grands parents ne le portaient pas. Il a beau être issu d'une famille riche et cultivée, il ne peut être pleinement admis par les colons anglais (et notamment ses professeurs) qui règnent encore sur l'Égypte pour quelques années. Il ne peut pas davantage avoir de liens avec la population arabe locale dont ses parents le maintiennent strictement à l'écart.

Autre singularité qui accentue sa place d'enfant à part : les parents du petit Edward ne sont pas musulmans mais chrétiens anglicans. Le père, né à Jérusalem comme lui, est un homme d'affaires prospère qui a obtenu la nationalité américaine après avoir émigré dans sa jeunesse aux États-Unis et avoir été membre du corps expéditionnaire américain en France en 1917. Pour autant, sa femme, la mère d'Edward, n'obtiendra jamais un passeport américain malgré son insistance.

Les parents, Edward et ses quatre sœurs, résident au Caire pendant la plus grande partie de l'année et passent invariablement leurs vacances dans une petite bourgade ennuyeuse de l'intérieur du Liban. Les codes de « bonne conduite » instaurés par sa famille et ses professeurs constituent un carcan contre lequel le jeune Edward se rebelle avec une énergie farouche, démoniaque, proche du désespoir. Son père, autoritaire et taciturne ne lui manifeste guère son affection mais se préoccupe sérieusement d'assurer son avenir. Sa mère lui prodigue en alternance des flots d'affection asphyxiante et des reproches éternellement culpabilisants.

Les parents de l'auteur sont des bourgeois d'origine palestinienne qui chercheront systématiquement à se tenir à l'écart du drame du peuple palestinien qui explose en 1948 avec la création de l'État d'Israël. Ils s'abstiendront d'en parler au sein de leur famille. La réalité de ce drame éclate cependant aux yeux du jeune Edward lorsqu'il observe au Caire l'activité inlassable de sa tante Nahira en faveur de réfugiés palestiniens dans la plus grande détresse matérielle et morale.

Le travail de la mémoire de l'auteur a consisté à ne pas réintroduire de près ou de loin des faits qu'il ignorait à l'époque ou dont l'écho ne lui parvenait que de façon assourdi ou déformé par la censure de son milieu familial.

Une autre dimension de ces mémoires, parmi bien d'autres, est l'émergence, dans l'esprit d'un enfant, de la passion pour le théâtre de Shakespeare ou la musique de Beethoven. Plus tard aux États-Unis surviendra son aptitude remarquable à saisir la complexité et la subtilité des relations entre l'Orient et l'Occident. Les déchirures intimes, les conflits de l'histoire et les différences culturelles ont nourri une personnalité à la richesse illimitée : « J'ai l'impression parfois d'être un flot de courants multiples. Je préfère cela à l'idée d'un moi solide, identité à laquelle tant d'entre nous accordent tant d'importance. Ces courants, comme les thèmes de nos vies, coulent tout au long des heures d'éveil et si tout se passe bien, n'ont pas besoin de s'accorder ni de s'harmoniser. »

Le 2 juillet 2002

Samuel Holder

< O M /\

URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/critiques/Edward_W_Said-A_contre-voie.html

Retour Page d'accueil Nous écrire Haut de page