Plan large sur un champ fraîchement
labouré.
Une silhouette lointaine s’avance vers la caméra.
Elle suit un sillon. Le plan dure au moins une minute. La
silhouette (Guillaume Canet) grandit dans le champ, elle
boîte : dévers du sillon ou travers de la vie ? La
terre est lourde aux pieds.
L’enthousiaste jeune paysan qui arrivait des USA,
enivré de vastes espaces est coincé dans ce champ,
tout large qu’il puisse être...
Il a acheté l’exploitation du père,
joué par Rufus : un bloc de terre durci par la
sécheresse de sa vie, de son éducation. Ce
père vient de l’entre deux-guerres, s’est fait
tout seul, avec son travail, n’a compté sur
personne ; il est normal que le fils se débrouille de la
même manière. Il aura droit aux conseils
persifleurs, à l’indifférence
affichée. Le père n’accepte probablement pas
que la génération qui suit le supplante : il va
compter les points...
Les points noirs s’accumulent. La conjoncture
économique évolue, le fils veut suivre
l’évolution. Mais la théorie de
l’évolution nous parle de « sélection
naturelle », de « combat pour la vie », on
imagine les résultats d’une telle
conception...
Les cadrages sur les engins agricoles n’ont rien de
poétique. En contre-plongée, la caméra se
tient immobile, courageuse face à la moissonneuse qui la
frôle avec mépris. Le bruit, la poussière
envahissent l’atmosphère, le conducteur se devine
à peine, perché dans sa cabine.
L’agriculteur est la chose de son objet, qui semble se muer
dans une vie indépendante de lui...
Le jeune agriculteur se veut être un acteur de son
époque : à son père qui lui reproche son
asservissement aux sirènes du modernisme, il répond
que lui aussi en son temps s’est mis dans le sens du
courant, en traitant aux antibiotiques ses moutons à tour
de bras, en gavant ses veaux aux hormones...
A chaque époque ses combats, ses errements.
La seule idée de cet homme est de réussir,
réussir face à son père, face à ses
voisins agriculteurs. Pour ce, il faut être de son temps,
faire des «investissements », aller de
l’avant, de plus en plus vite, en
réfléchissant de moins en moins. On n’a pas
de temps pour la réflexion quand on se lève
à l’aurore pour se coucher à pas
d’heure. L’apprenti capitaliste est son propre
exploiteur, il se rend ses propres comptes.
Ou, plutôt, c’est ce qu’il pense : les comptes,
il les rend à sa banque, à qui il a emprunté
et encore emprunté, à son père à qui
il paie un fermage substantiel et qui ne lui fait pas de cadeau.
Ces terribles péripéties ont été
vécues par le père du réalisateur.
L’histoire nous montre à quel point
l’économie de marché a imposé sa
logique. Il ne faut pas jouer les riches quand on n’a pas
le sou nous chantait Brel. La grande entourloupe du
système est de nous faire croire qu’on peut devenir
riche quand on est pauvre, qu’il suffit de volonté
et de travail, c’est aussi ce que dit le père...
Mais accepter les seules cartes biseautées que propose le
système, c’est seulement lui donner les moyens de
vous essorer, comme le ferait le casino, comme le fait la banque,
ou le patron d’une boîte quelconque avec ses
ouvriers...
L’histoire ne se termine pas bien du tout mais avant de se
suicider au glyphosate et à d’autres
produits-poisons, l’agriculteur de 45 ans a le temps de
dire à son fils qu’il ne veut pas de cette vie pour
lui, qu’il ne doit pas continuer ce métier.
Le film montre qu’il a réussi à transmettre
à son fils autre chose que l’aveuglement de son
propre père.
Aujourd’hui, Édouard Bergeon peut cultiver
légitimement les raisins de la colère.
Au-delà de l’intérêt documentaire que
revêt ce film dont le scénario est écrit par
le réalisateur pour raconter l’histoire de son
père, c’est la problématique de la
transmission dans la famille qui est interrogée,
transmission de ses valeurs, transmission de ses biens.
C’est aussi un film qui parle de la parole, de son poids
qui pèse en silence, en silences.
Manifestement, le réalisateur a choisi de sortir du monde
des taiseux, il le fait avec éloquence, sans esbroufe.
Dans cette distribution où sont déjà
cités Rufus et Guillaume Canet, il serait injuste
d’oublier Veerle Baetens (la mère) et Anthony Bajon
(le fils). Tous deux jouent juste avec une mention
particulière pour Veerle Baetens, toute en force
discrète. La comédienne incarne une agricultrice
moderne, éclairée mais amoureuse, sans qui le mari
serait tombé bien plus tôt. Cet hommage rendu en
filigrane à sa mère par le réalisateur
n’en est que plus convaincant et Veerle Baetens porte ce
rôle avec cran et délicatesse.
Le 8 octobre 2019
Dominique Pennec
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