Au nom de la terre

Film d'Édouard Bergeon

France, 2019, 103 minutes
avec Guillaume Canet, Veerle Baetens, Anthony Bajon et Rufus...
IMDB : https://www.imdb.com/title/tt10545470/


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Plan large sur un champ fraîchement labouré.

Une silhouette lointaine s’avance vers la caméra. Elle suit un sillon. Le plan dure au moins une minute. La silhouette (Guillaume Canet) grandit dans le champ, elle boîte : dévers du sillon ou travers de la vie ? La terre est lourde aux pieds.

L’enthousiaste jeune paysan qui arrivait des USA, enivré de vastes espaces est coincé dans ce champ, tout large qu’il puisse être...

Il a acheté l’exploitation du père, joué par Rufus : un bloc de terre durci par la sécheresse de sa vie, de son éducation. Ce père vient de l’entre deux-guerres, s’est fait tout seul, avec son travail, n’a compté sur personne ; il est normal que le fils se débrouille de la même manière. Il aura droit aux conseils persifleurs, à l’indifférence affichée. Le père n’accepte probablement pas que la génération qui suit le supplante : il va compter les points...

Les points noirs s’accumulent. La conjoncture économique évolue, le fils veut suivre l’évolution. Mais la théorie de l’évolution nous parle de « sélection naturelle », de « combat pour la vie », on imagine les résultats d’une telle conception...

Les cadrages sur les engins agricoles n’ont rien de poétique. En contre-plongée, la caméra se tient immobile, courageuse face à la moissonneuse qui la frôle avec mépris. Le bruit, la poussière envahissent l’atmosphère, le conducteur se devine à peine, perché dans sa cabine.

L’agriculteur est la chose de son objet, qui semble se muer dans une vie indépendante de lui...

Le jeune agriculteur se veut être un acteur de son époque : à son père qui lui reproche son asservissement aux sirènes du modernisme, il répond que lui aussi en son temps s’est mis dans le sens du courant, en traitant aux antibiotiques ses moutons à tour de bras, en gavant ses veaux aux hormones...

A chaque époque ses combats, ses errements.

La seule idée de cet homme est de réussir, réussir face à son père, face à ses voisins agriculteurs. Pour ce, il faut être de son temps, faire des  «investissements », aller de l’avant, de plus en plus vite, en réfléchissant de moins en moins. On n’a pas de temps pour la réflexion quand on se lève à l’aurore pour se coucher à pas d’heure. L’apprenti capitaliste est son propre exploiteur, il se rend ses propres comptes.

Ou, plutôt, c’est ce qu’il pense : les comptes, il les rend à sa banque, à qui il a emprunté et encore emprunté, à son père à qui il paie un fermage substantiel et qui ne lui fait pas de cadeau.

Ces terribles péripéties ont été vécues par le père du réalisateur. L’histoire nous montre à quel point l’économie de marché a imposé sa logique. Il ne faut pas jouer les riches quand on n’a pas le sou nous chantait Brel. La grande entourloupe du système est de nous faire croire qu’on peut devenir riche quand on est pauvre, qu’il suffit de volonté et de travail, c’est aussi ce que dit le père... Mais accepter les seules cartes biseautées que propose le système, c’est seulement lui donner les moyens de vous essorer, comme le ferait le casino, comme le fait la banque, ou le patron d’une boîte quelconque avec ses ouvriers...

L’histoire ne se termine pas bien du tout mais avant de se suicider au glyphosate et à d’autres produits-poisons, l’agriculteur de 45 ans a le temps de dire à son fils qu’il ne veut pas de cette vie pour lui, qu’il ne doit pas continuer ce métier.

Le film montre qu’il a réussi à transmettre à son fils autre chose que l’aveuglement de son propre père.

Aujourd’hui, Édouard Bergeon peut cultiver légitimement les raisins de la colère.

Au-delà de l’intérêt documentaire que revêt ce film dont le scénario est écrit par le réalisateur pour raconter l’histoire de son père, c’est la problématique de la transmission dans la famille qui est interrogée, transmission de ses valeurs, transmission de ses biens. C’est aussi un film qui parle de la parole, de son poids qui pèse en silence, en silences.

Manifestement, le réalisateur a choisi de sortir du monde des taiseux, il le fait avec éloquence, sans esbroufe.

Dans cette distribution où sont déjà cités Rufus et Guillaume Canet, il serait injuste d’oublier Veerle Baetens (la mère) et Anthony Bajon (le fils). Tous deux jouent juste avec une mention particulière pour Veerle Baetens, toute en force discrète. La comédienne incarne une agricultrice moderne, éclairée mais amoureuse, sans qui le mari serait tombé bien plus tôt. Cet hommage rendu en filigrane à sa mère par le réalisateur n’en est que plus convaincant et Veerle Baetens porte ce rôle avec cran et délicatesse.

Le 8 octobre 2019

Dominique Pennec

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