Le quartette de John Coltrane à Paris en juillet 1965


Cela s'est passé à Paris, salle Pleyel, le 28 juillet 1965. Nous étions, Hélène et moi, dans notre dix-neuvième année. Après quelques rencontres décisives pour nous au Quartier latin, nous nous préparions à une rencontre d'une autre nature, celle avec le quartette de John Coltrane. « Quartette classique » ou « quartette de légende », les deux qualificatifs me semblent amplement justifiés.
On ne se rendait pas à un concert de Coltrane en toute quiétude. L'attente du public était forte, fiévreuse. La salle Pleyel était pleine à craquer. Qu'allait-il se passer d'inédit ou de scandaleux ce soir-là ? Certains concerts à Paris s'étaient mal passés. Sa musique avait pris à rebrousse-poil une bonne partie du public à plusieurs reprises. On avait parfois déploré une sonorisation médiocre. Coltrane dans ces années-là suscitait les passions, les polémiques, les déceptions, les réserves, mais aussi l'enthousiasme ou l'admiration.

Depuis 1960, j'avais suivi l'évolution de Coltrane depuis son passage dans le groupe de Miles Davis. Les disques qu'il avait gravés ne parvenaient pas toujours en France dans l'ordre chronologique. Cependant les articles et les analyses pointues dans Jazz magazine, les Cahiers du Jazz et Jazz Hot me permettaient de suivre le parcours plein de surprises et d'apparentes contradictions de John Coltrane et des trois musiciens de sa formation. J'avais acquis la plupart de ses albums : « Blue Train », « Giant Steps », « Ballads », « Duke Ellington & John Coltrane », « Live at Birdland », « My Favorite Things », « Coltrane plays the Blues », « Olé »…

Pour ce concert salle Pleyel nous avions eu la chance d'avoir de bonnes places. À gauche se situait le piano de McCoy Tyner, au centre en arrière, la batterie d'Elvin Jones et au premier plan un peu à droite, la contrebasse de Jimmy Garrison. Aucun salut, aucune présentation. Les trois hommes se mirent à jouer sans préambule. Le trio était dans une forme superlative, bouillonnante, que ne peut pas rendre un enregistrement. Et tout à coup, Coltrane surgit des coulisses en soufflant déjà dans son saxophone ténor. Tout en jouant, il alla se positionner devant Elvin Jones et à côté de Jimmy Garrison. Son instrument semblait animé d'une vie propre qui tirait Coltrane en avant, le malmenait dans divers sens. Il attaqua par « Ascension ».

Le musicologue, Michel-Claude Jalard, cité par Alain Gerber dans son livre « Le cas Coltrane », avait trouvé les mots justes en écrivant que « chez Coltrane, la subversion du thème engendre une fastueuse prolifération sonore ». Ce fut le cas lors de ce concert, aussi bien avec « Ascension » qu'avec les deux autres thèmes qui suivirent, « Afro Blue » au soprano et « Impressions » à nouveau au ténor.
Le mot subversion semble presque un peu faible pour évoquer le phrasé de Coltrane au cours de ce concert. Il célébrait brièvement un thème connu des amateurs pour aussitôt le mettre en pièces, le rendre méconnaissable, au risque de révolter le public en bousculant ses conformismes esthétiques. Coltrane nous submergea d'un déluge sonore impitoyable, inexorable, d'une rage qui s'exprimait par des notes comme déchirées, se bousculant et se superposant à une vitesse inouïe. À une chute vertigineuse dans le registre grave succédait immédiatement une montée hallucinante dans le registre suraigu.

Chercher à comprendre sur le champ les intentions de ce grand créateur était vain. Un concert n'était pas un spectacle pour lui mais un champ d'expérimentation. Sans chercher à nous plaire ou à nous provoquer, il nous faisait don de ses recherches en cours qui ouvriraient une nouvelle voie, ou déboucheraient peut-être sur une impasse, on verrait bien.

Dès que John Coltrane terminait un solo, il se retirait en coulisse. La fête sonore se poursuivait alors au même niveau d'incandescence. Le jeu d'Elvin Jones était à la fois torrentiel, inventif et d'une parfaite lisibilité. Si au cours de ce concert, Coltrane me sembla tenir à distance le lyrisme mélodique qui nous avait si souvent ému, son pianiste, McCoy Tyner l'assumait pleinement, l'amplifiait brillamment, avec un obstinato implacable de la main gauche. Pas plus qu'Elvin Jones, il n'était la doublure, le faire-valoir du leader mais un interprète singulier d'une grande imagination. De son côté, Jimmy Garrison nous gratifia d'un long solo original. Certains spectateurs manifestèrent des signes d'impatience. Garrison, hilare, poursuivait sereinement son solo. À un moment il tira de son instrument des effets de guitare flamenco. Puis il passa à l'archet. Sa musique me fit alors penser à la sonate pour violoncelle seul de Zoltan Kodaly (qui, soit dit en passant, ne manquerait pas de séduire tout amateur de jazz). Cette parenthèse relativement apaisée à la basse en choqua plus d'un. Nous fûmes ensuite repris sans transition dans la tourmente coltranienne, suffocante, chaleureuse et terriblement émouvante.

Lorsque Coltrane eut terminé la reprise du dernier thème, « Impressions », il recula vers la coulisse tout en jouant. Les autres membres du quartette semblaient ignorer eux-mêmes s'il reviendrait. De nombreux spectateurs criaient, tempêtaient, trépignaient pour exiger le retour de John Coltrane sur scène. Le concert avait duré cinquante minutes, d'une seule coulée. Les spectateurs étaient mécontents parce que c'était trop court. Coltrane en particulier n'avait pas joué assez longtemps et pas « comme avant » avec cette profusion inédite de sons dissonants et saturés. Quoi qu'il en soit, ils exigeaient un rappel.

Je me sentais mal à l'aise dans ce climat agressif autour de nous. Quand on songe à l'effort physique et à l'intensité psychique que représentaient les longs solos de Coltrane, je trouvais cette animosité du public pour le moins discutable. Et bien sûr, plus les spectateurs protestaient et plus nous n'avions aucune chance de voir Coltrane réapparaître.
Nous sommes sortis de la salle, heureux malgré tout, éprouvés comme après un ouragan, et déconcertés par les réactions du public qui reprochait à Coltrane sa désinvolture. C'était se méprendre, car tous les témoignages évoquent un homme courtois et respectueux des autres. Rudy Van Gelder, qui a eu la responsabilité d'enregistrer la plupart de ses albums, a dit à quel point il était facile et agréable de collaborer avec John Coltrane.
Je suis resté longtemps persuadé de ne pas avoir tout compris de ce qui s'était passé ce soir-là. Au-delà de ce concert tumultueux, j'ai cherché quelques éléments de réponse.

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Cet été 1965, John Coltrane a joué à Antibes, à Paris et le 1er août au festival de Comblain-la-Tour en Belgique. Il a suscité bien des critiques et des interrogations. Pourquoi n'a-t-il pas joué plus longtemps à chaque fois ? Pourquoi tant de violence exacerbée dans ses longs solos ? Ne mettait-il pas en danger sa propre musique ?

John Coltrane ne cherchait pas à faire passer un message de protestation à travers sa musique (à l'exception du thème bouleversant « Alabama » se référant explicitement à l'attentat à la bombe du Ku Klux Klan à Birmingham en 1963 qui tua quatre jeunes fillettes noires). Mais sa musique était souvent chargée d'une violence sombre, tragique, qui n'est évidemment pas sans rapport avec le contexte politique et social des années soixante aux Etats-Unis.

À cet égard, il est intéressant de signaler qu'une dizaine de jours après la tournée européenne de son quartette, des émeutes éclatèrent dans le quartier noir de Watts à Los Angeles à la suite d'une arrestation à caractère raciste. Elles durèrent six jours et firent 34 morts et plus de 1000 blessés. D'autre part la guerre du Vietnam continuait à faire rage. John Coltrane n'a pas caché son hostilité à cette guerre (comme à toute guerre) dans l'interview passionnante qu'il a donnée à Frank Kofsky en 1966. Coltrane, cet homme paisible, ouvert sur toutes les musiques du monde et pénétré d'une religiosité intime à caractère humaniste, universel, ne pouvait pas éviter pour autant d'éprouver des sentiments de profonde colère contre l'abomination du racisme et la barbarie des entreprises guerrières du pays où ii était né. Il n'échappait pas davantage à l'attraction des musiciens afro-américains du « free jazz », qui voulaient rompre avec tous les codes harmoniques et rythmiques, et pour certains comme Archie Shepp, contester cet ordre injuste toujours en place.

En 1965, John Coltrane avait peut-être déjà en tête un autre projet artistique. Il voulait toujours aller plus loin dans ses recherches. Il voulait se donner les moyens de dépasser ses propres limites. Concrètement, il aspirait à avoir une autre configuration orchestrale pour le soutenir qui comporterait deux batteurs et un saxophoniste puissant à ses côtés (ce sera Pharoah Sanders). Cela s'est traduit quelques mois plus tard par la dissolution de son quartette et la création d'une autre formation où ne figureraient ni MacCoy Tyner ni Elvin Jones. Ils ne partageaient pas cette nouvelle orientation de Coltrane avec qui, depuis 1960, ils avaient accompli tant d'œuvres impérissables et tant de concerts mémorables.

Nous avions donc assisté sans le savoir à un moment tendu de la dernière phase d'un quartette unique dans l'histoire du jazz. La cohésion entre ces quatre hommes à la personnalité bien tranchée était extraordinaire ; elle était fondée sur une écoute mutuelle hors pair, et paradoxalement, sur la liberté laissée pleinement à chacun des quatre membres de s'exprimer selon sa sensibilité et ses idées propres.
Personne ne pouvait imaginer que John Coltrane, qui avait trente-neuf ans en 1965 et déployait sur scène une énergie surhumaine, n'avait plus que deux ans à vivre.

Le 5 décembre 2020

José Chatroussat


Cet article a été posté sur le blog LE JAZZ EST LÀ dans la rubrique « mémoire du Jazz » : http://jazzestla.blogspot.com/p/memoire.html

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