Gran Torino

Film de Clint Eastwood

2008, 116 minutes
Avec Clint Eastwood, Bee Vang, Ahney Her, Christopher Carley

Étrange comme la critique cinématographique finit par imposer des thèmes qui connaissent la même circularité que celle notée par Bourdieu à propos de l'actualité générale...

Je n'ai repris que très récemment la direction des salles de cinéma, et je ne cesse de me dire qu'il fallait être bien fou pour l'oublier. Mais je n'ai jamais été un lecteur assidu des rubriques « cinéma » des journaux ou magazines que je fréquente. Et ce n'est qu'après avoir vu un film qu'il m'arrive d'aller y voir ce qu'en pensent ceux qui font profession d'en penser quelque chose.

C'est ce que j'ai fait pour Gran Torino, le dernier film en date de Clint Eastwood. J'ai été surpris de l'unanimité des chroniqueurs à y voir un film sur la rédemption, ou à s'interroger sur la réputation de « facho » qui collait à la peau de cet auteur depuis son apparition sous les traits de « Dirty Harry » (peut-on risquer « cet enfoiré de Harry » ?), dont il se débarrasserait enfin dans ce dernier film.

Ces interrogations à mon avis tout à fait superficielles amènent ces professionnels de la profession à passer à côté de tout un pan extrêmement subtil et passionnant du film et du personnage de Walt Kowalski. Peut-être ne disposent-ils pas de la « culture » ou des références qui leur permettraient de le remarquer et d'y être sensibles.

Il y a deux aspects que j'aimerais souligner ; Samuel Holder en aborde un dans le numéro 103 de Culture et Révolution, en date du 8 mars. Commençons par là.

Le vieux Kowalski a passé toute sa vie professionnelle chez Ford. Le moins que l'on puisse dire est qu'il en est fier. De quoi est-il fier ? De cette voiture, la Gran Torino de 1972 (celle de Starsky et Hutch !), qu'il bichonne inlassablement, parce qu'elle est un symbole du travail bien fait, d'une forme de perfection à laquelle il a contribué à sa mesure (il en a monté lui-même la colonne de direction : c'était donc sa place à un moment donné sur la chaîne de montage). Cette fierté du travail bien fait, cette maîtrise de l'outil et de l'œil, cette sûreté de la main, c'est sa seule possession, la clé de toutes les traces bien réelles mais somme toute modestes de son inscription dans le quartier, la ville, le pays, le monde. Il ne cesse d'ailleurs de polir la carrosserie de sa voiture (Ce doit être sa « voiture des dimanches », comme on se « met en dimanche » dans le monde ouvrier, lorsque l'on quitte ses « bleus ». Lui, il roule au quotidien dans un pick-up Ford rongé par la rouille...).

Mais un autre indice fondamental trahit cette existence lestée par l'outil et fondée sur lui, et sur le savoir-faire ouvrier : son atelier, où des centaines d'outils, accumulés au fil des décennies, sont prêts pour toutes les réparations, chacun ayant une fonction bien précise qu'il expliquera volontiers à celui qui s'y intéressera assez et se comportera en ouvrier courageux. Et qu'importe si c'est un « bridé », l'un de ces Asiatiques qu'il assomme de tous les qualificatifs les plus infâmes.

Car le monde de cet Américain ouvrier (est-ce qu'on pourrait nous lâcher avec l'inspecteur Harry, et suivre l'histoire des États-Unis que nous raconte, de film en film, ce cinéaste finalement prolixe ?) s'est effondré. Il vit dans le Michigan, et c'est l'une des régions où la production automobile, si prestigieuse, s'effondre sous nos yeux, au point que l'on envisage ces derniers jours la faillite possible de General Motors.

Autour de lui, on peut penser que les autres petites maisons, que l'on imagine autrefois aussi coquettes et soignées que la sienne, ont été occupées par des ouvriers qualifiés comme lui, attachés comme lui au travail bien fait, et amoureux de leurs engins mécaniques soigneusement lustrés. On peut imaginer qu'ils sont partis les uns après les autres. Ils ont dû comme lui fréquenter le « salon » du coiffeur Italo-américain, aujourd'hui bien peu occupé, et développer avec lui ces échanges saturés de « vannes » à caractère apparemment xénophobes, la particularité étant qu'aucun n'est Américain de « vieille souche » !

Et ses propres relations avec le jeune voisin Hmong ne résistent pas longtemps à ses préjugés nourris par les très douloureux souvenirs de sa guerre en Corée, au racisme imbécile qui s'est enkysté dans son esprit torturé par les horreurs auxquelles il a prêté la main.

Il suffira que le jeune garçon vienne solliciter des travaux manuels pour payer sa « dette » à ce voisin mal embouché mais qui l'a tiré d'un mauvais pas, et qu'il s'en acquitte sans rechigner (à la fois par sens du devoir et par absence de préjugés contre les travaux manuels les plus ingrats) ; il suffira qu'il réponde un peu évasivement qu'il voudrait faire du « commerce », à quoi Walt crachera que ses fils ont eux aussi passé « le permis de voler » qui est celui des commerçants ; mais aussi qu'il affronte avec humour et succès les joutes oratoires « viriles » avec le coiffeur complice ; qu'il manifeste une curiosité et un respect pour les outils accumulés par le vieux Polonais ; il suffira de tout cela pour être adopté, avec une qualité d'engagement, une réciprocité et même un respect et une affection que ses fils ne lui inspirent évidemment pas.

Ne faisons pas dire à Clint Eastwood que Walt est un « working class hero ». Saluons sa sensibilité au drame que constitue l'effondrement de la production étatsunienne de cet objet symbole majeur qu'est l'automobile (et le fils qui achète un véhicule Toyota !), sa capacité à montrer et à incarner, non pas un « réactionnaire », mais un homme en partie détruit par la disparition de ces bastions qui ont fait la puissance du prolétariat américain, et sa fierté (et, paradoxalement, son adhésion au capitalisme qui lui assurait maison et voiture. Vinrent les « subprimes » qui les chassèrent des premières, et la ruine générale de la surproduction, qui les privera aussi sûrement des secondes : souvenons-nous des Raisins de la colère !).

C'est la première note qui inscrit cette soi-disant « rédemption » dans un univers matériel et moral qui n'a rien de religieux.

Mais il en est une seconde, qui porte le vieux raciste à surmonter son dégoût et sa répulsion des Asiatiques (sentiments atroces que des dizaines d'années de guerre ont gravés dans l'esprit de ceux qui sont allés y payer comptant la saloperie impérialiste).

La famille de Walt ne tenait que par sa femme, récemment décédée. C'est elle qui maintenait et incarnait le lien avec l'église catholique (savoureuses et hilarantes séquences de dialogue avec ce « puceau surdiplômé » de curé irlandais, qui vient exiger la confession qu'il a promis à sa femme mourante d'arracher à Walt...), mais on peut aussi penser qu'elle tenait la famille dans une fiction d'unité à coup de réunions de famille, de repas et de visites, de coups de fil (Walt est quasi muet au téléphone, pour sa part : ce n'est pas un « bavard », un « commercial », lui, c'est un « manuel » !). Elle disparue, les dernières traces de cet autre ancrage dans la vie de famille américaine disparaissent. Et les fils apparaissent sous leur vrai jour : des hypocrites veules et intéressés par les objets qu'ils sont incapables de contribuer à fabriquer eux-mêmes. Plus rien ne tient.

Et on peut penser que si Walt finit par s'attacher à la famille Hmong, pourtant si éloignée de lui, c'est parce que la jeune fille, courageuse et intelligente, n'est pas délurée comme sa propre petite-fille, mais connaît et tient toute sa place dans une société réglée, traditionnelle, complexe, pleine de signes soigneusement interprétés et respectés ; parce que le jeune homme auquel il s'attache est timide avec les filles, mais se comporte avec celle qu'il aimerait séduire avec respect et retenue ; parce que la vieille de la véranda, qui lui rend bien son racisme, lui tient tête, et se considère comme tout aussi légitime que lui ; parce que les femmes du clan cuisinent des plats nombreux et succulents que tout le monde mange à la fois respectueusement et goulûment. Les Hmongs, eux, contrairement à sa propre famille délabrée, sont une famille ! Ils ont des traditions, et ils les respectent. Ils sont hiérarchisés et ils respectent les anciens. Ils savent ne pas regarder un étranger dans les yeux, parce que c'est impoli et provocateur. En somme, ils ont toutes les vertus qui ont quitté la société étatsunienne dans laquelle Walt est contraint d'évoluer, en crachant littéralement son dégoût et son mépris impuissant (ah, les feulements désopilants de Clint !).

C'est toute la beauté de ce personnage que de saluer toutes ces vertus si essentielles de sa « culture » lorsqu'elles se sont réfugiées chez les « ennemis » d'hier, et de les reconnaître, de les chérir dans ce nouveau foyer et même de se sacrifier une nouvelle fois pour ces mêmes valeurs. Comme il l'a en somme toujours fait.

Et c'est réduire singulièrement la portée de ce très beau morceau d'humanité que de ramener sa trajectoire à un acte de contrition ou à une démarche de rédemption, dont la portée serait essentiellement religieuse. Comme toujours les oeuvres d'art quand elles ont une certaine portée, Gran Torino nous dit beaucoup de choses du monde comme il va.

Le 9 mars 2009

Yves Bonin

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