Dans les années cinquante, de nombreux amateurs de jazz vinrent à ce
genre de musique grâce à Sidney Bechet ou Louis Armstrong. Dans les années
soixante, ce fut souvent grâce à Miles Davis, Charlie Mingus ou Ray Charles. Il y a
des raisons sociales, qui se cachent derrière des expressions comme l’air du temps ou
l’esprit d’une époque. Elles expliquent l’engouement pour certains
artistes. Le fait est que l’intensité des luttes politiques et sociales aux
États-Unis dans les années soixante et soixante-dix, trouvait son expression musicale
dans la violence du lyrisme de John Coltrane, d’Albert Ayler ou d’Archie Schepp.
Philippe Carles et Jean-Louis Comolli ont fait l’analyse des rapports entre jazz et lutte de
classes dans leur livre « Free Jazz et Black Power » réédité
récemment en 10/18.
Aujourd’hui une certaine forme de jazz feutrée, subtile et empreinte de nostalgie
attire un nouveau public vers le jazz. Le succès du pianiste Brad Meldhau ou de la chanteuse
Diana Krall en témoigne. Il est souhaitable de ne pas s’en tenir là et de
découvrir certains de leurs illustres prédécesseurs comme les pianistes Bill
Evans et Lennie Tristano ou les chanteuses Anita O’Day, Shirley Horn ou Helen Merill.
Liste à laquelle il faut ajouter des artistes comme Chet Baker, Lee Konitz, Stan Getz, Jimmy
Giuffre ou Gerry Mulligan. Ces derniers furent dans les années cinquante des acteurs
importants du style dit « cool » (frais) ou « West Coast » (la Californie).
Ces étiquettes, comme d’autres, ont un caractère largement arbitraire. Au sein
de ce courant bien des musiciens venaient de la côte Est des États-Unis et ne se
privaient pas pour jouer avec des collègues qu’on ne classe pas a priori dans le jazz
West Coast. Mais il est non moins sûr que, à la fin des années quarante et au
cours des années cinquante, la Californie a vu l’éclosion d’un nouveau
style de jazz, mettant l’accent sur la séduction mélodique, la nouveauté
des harmonies, l’utilisation fréquente du contrepoint, un traitement du son sans
vibrato et l’absence d’effets expressionnistes.
La parution du bref récit autobiographique de Chet Baker, « Comme si
j’avais des ailes » (éd 10/18, 96 pages), nous fournit l’occasion de
présenter ce musicien disparu en 1988.
Sur la couverture se trouve la photo d’un beau jeune homme au visage angélique mais
qui a eu une existence plutôt maléfique.
Chet Baker a joué de la trompette et du bugle. Il a aussi chanté et composé
des morceaux de musique. Il nous suffirait sans doute de savoir qu’il est né à
Yale, Oklahoma, en 1929 et qu’il est mort à Amsterdam en 1988 après avoir
franchi la fenêtre du deuxième étage de son hôtel pour une raison qui
reste mystérieuse. Pour nous, sa musique importe plus que sa vie chaotique. Mais son
récit apporte un éclairage précieux sur sa personnalité. Il
s’interrompt en 1963 pour une raison que l’on ignore.
Chet Baker écrit comme il joue, sans fioritures, sans recherche de l’effet, de
façon simple et vivante. Il a reçu de son père un beau moyen de construire sa
vie, la passion pour la musique, et un moyen de la détruire, le goût pour la
marijuana, à laquelle succéderont vers l’âge de vingt-sept ans les
drogues dures. Chet Baker n’est en rien introspectif. Il livre ses souvenirs à
l’état brut : son engagement dans l’armée (qui l’envoie à
Berlin en 1946), ses débuts de trompettiste, sa découverte de grands jazzmen, ses
amours, ses démêlées avec les flics et la justice, ses incarcérations
pour usage de stupéfiants, ses hospitalisations... Tout est dit avec la plus grande
décontraction et quelques pointes d’humour. On est sidéré par sa
capacité à renaître toujours de ses cendres pour repartir vers de nouvelles
expériences musicales.
Ce récit est complété par des éléments discographiques
importants par Jean-Claude Zylberstein qui signale deux sites concernant Chet Baker : www.chetbaker.net et www.allmusic.com.
Lorsque Charlie Parker décide de prendre Chet Baker dans son orchestre
après avoir auditionné cinquante trompettistes, il téléphone à
Miles Davis et à Dizzy Gillespie : « Il y a un jeune blanc-bec sur la côte
qui pourrait vous en faire baver ! » Chet a vingt-deux ans et il va bientôt
connaître un succès extraordinaire au sein de l’orchestre de Gerry Mulligan. Sur
le plan artistique, Chet Baker gardera toujours les pieds sur terre. Il savait qu’il
n’avait pas la stature de Miles Davis ou de Dizzy Gillespie pour qui il avait beaucoup
d’admiration. Mais il développera son propre langage avec une rigueur et une
sincérité sans faille.
Lorsque sa carrière décolle, les États-Unis font la guerre en Corée et
sont en pleine hystérie anticommuniste impulsée par le sénateur McCarthy et le
patron du FBI , Edgar Hoover. Le boom économique favorise de plus en plus la Californie
où le cinéma d’Hollywood est florissant et où les clubs de jazz
commencent à avoir du succès.
La sensibilité délicate et à fleur de peau d’un musicien comme Chet
Baker n’est pas sans faire penser à celle qui s’exprime au même moment
dans les nouvelles de Carson Mc Cullers. Sa « Ballade du café triste »
paraît en 1951. On trouve un mélange d’humour, de tendresse et de solitude dans
le roman « L’Attrape-cœur » de J. D. Salinger qui sort en 1952. Un climat
qui n’est pas sans faire songer à celui de la musique de Chet Baker.
Pour une approche rapide de Chet Baker, on lira dans l’excellente
« Odyssée du jazz » de Noël Balen (éd Liana Levi) les pages qui lui
sont consacrées ainsi que la notice sur lui dans le « Dictionnaire du jazz » de
Philippe Carles, André Clergeat et Jean-Louis Comolli (éd Bouquins/Laffont).
Gérard Rouy a écrit un livre intitulé simplement « Chet Baker »
(Éditions du Limon, 1992).
L’ouvrage intitulé « Young Chet » regroupe les superbes photos du musicien
prises par William Claxton entre 1952 et 1957 (Éditions Schirmer/Mosel, 1993).
L’étude approfondie d’Alain Tercinet intitulée « West Coast
Jazz » (Éditions Prenthèses, 1983) aborde au passage les différentes
étapes de la carrière de Chet Baker jusqu’au début des années
quatre-vingts.
Nous n’avons retenu ici que très peu de disques mais ils couvrent une
bonne partie de la carrière de Chet Baker :
Young Chet (double CD Gitanes Polygram) : magnifique anthologie (conçue par
Alain Tercinet) de 33 œuvres de jeunesse et au-delà.
Les enregistrements sont de 1953/1954, avec notamment le pianiste Russ Freeman, 1955 avec le
pianiste Dick Twardzick, 1956 à Paris ou encore 1965 à New York. Les formations sont
variées, allant de l’ensemble de dix musiciens au duo avec le guitariste Kenny
Burrell.
Toutes les facettes de l’art de Chet Baker, trompettiste, bugliste et vocaliste se trouvent
réunies : le swing sans faiblesse dans « There’s a small hotel » ou
« I’ll remember april », la fantaisie détendue dans « Que reste-t-il
de nos amours », le tragique déchirant dans Born to be blue », « Alone
together » et « Good-Bye », la tristesse retenue dans « Sad walk » ou
« Travlin’ light » et très souvent beaucoup de tendresse sans
ostentation(« Isn’t it romantic », « Tenderly », « The touch of
your lips », Easy Living »).
CHET, the lyrical trumpet of Chet Baker (CD Riverside) : enregistré en
décembre 1958 avec des musiciens de haute volée, le pianiste Bill Evans, le bassiste
Paul Chambers, Connie Kay ou Philly Joe Jones à la batterie, Pepper Adams au saxophone
baryton, Herbie Mann à la flûte…
Chet Baker/Lee Konitz in concert (CD India Navigation) : enregistré en
avril 1974. Le saxophoniste alto Lee Konitz entraîne le trompettiste, qui a ici une
sonorité blafarde, dans des envolées mordantes aux portes du free jazz. La
présence musclée et inventive du batteur Beaver Harris doit y être pour quelque
chose.
BROKEN WING (CD Gitanes) : enregistré en décembre 1978. En compagnie
du pianiste Phil Markowitz, du bassiste Jean-François Jenny Clark et du batteur Jeff
Brillinger, Baker explore toujours plus le registre medium et grave de sa trompette. Sa voix est
ici particulièrement émouvante.
THE TOUCH OF YOUR LIPS (CD SteepleChase) : album aussi beau que le
précédent. Dans ce trio de musique de chambre, Chet Baker dialogue harmonieusement
avec le guitariste Doug Raney et le bassiste danois Niels-Henning Orsted Pedersen.
PEACE (CD Enja) : enregistré en février 1982. Le titre
« paix » est en phase avec le discours musical. Nouveau mariage de sonorités
dans ce disque avec la présence de David Friedman au marimba ou au vibraphone et auteur de
plusieurs compositions dont « Lament for Thelonious ». Buster Williams tient la basse
et Joe Chambers est à la batterie.
Dans tous ces disques, chacun pourra vérifier l’authenticité de ce que Chet
Baker avait déclaré un jour : « Je joue chaque set comme si
c’était le dernier. »
Décembre 2001
Samuel Holder
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