Une séparation

Film d'Asghar Fahradi

Iran, 2011, 123 minutes
Ours d'or au festival de Berlin 2011
IMDB : http://www.imdb.com/title/tt1832382/


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Le scénario du film est très simple: une séparation en Iran entre une femme et son mari et les conséquences de cette séparation sur les deux personnages et leur entourage. Rien de plus banal apparemment. C'est une histoire proche de ce que chacun d'entre nous a vécu ou peut vivre ; un divorce, l'Alzheimer d'un parent, une fausse couche, un licenciement, une plainte en justice... Mais à partir de cette trame du quotidien, ce film est une claque magistrale à nos préjugés.

Car au fur et à mesure qu'on s'enfonce dans l'histoire - et son fauteuil car on est saisi -, il démolit les idées toutes faites qui peuvent habiter notre esprit presque à notre insu et que chacun des épisodes du film nous renvoie à la figure. Le réalisateur ne le fait pas méchamment, mais subrepticement, comme dans un film policier, il nous mène où il veut en nous tenant en haleine, sans aucun répit, du début à la fin, en nous mettant dans des états limites. Et comme dans une histoire policière, il nous pousse dans de fausses solutions, de fausses évidences, les culs de sac de l'esprit, pour mieux les démolir à l'étape ou l'image ultérieure. À la différence, que là, il ne s'agit pas d'hypothèses de détectives bien extérieures à notre vie, mais de réponses convenues aux problèmes de la vie quotidienne bâties sur les préjugés sur lesquels reposent les institutions, le monde dans lequel nous vivons, et auquel nous n'échappons pas malgré tous nos efforts. Le réalisateur peut d'autant mieux faire tomber ces idées reçues qu'il nous fait participer à chaque scène, pénétrer chaque personnage dans ses choix et ses jugements contradictoires avec, à la différence d'eux, le fait que nous les sommes tous, les uns après les autres. Nous nous surprenons ainsi à épouser ce que chacun pense... contre ce que nous venions de penser lorsque nous étions dans la peau du personnage précédent. Et un peu comme les personnages, ou ceux de Schnitzler, changeant à chaque moment, on ne sait plus bien ce qu'il faut penser ou faire. On ne sait plus si l'on regarde une fiction, un documentaire réaliste ou une histoire qui pourrait être celle de notre vie, les questions sans réponses toutes faites que nous nous posons pour nous-mêmes.

Du fait que le film nous fait intensément participer, on est bouleversé et la sarabande de nos préventions ou jugements hâtifs qui sont mis en scène puis successivement démolis sous nos yeux nous entraîne dans un bousculement sans fin.

LA vérité n'existe pas dans ce film, mais une multitude de raisons personnelles qui font qu'on épouse tour à tour les points de vue contradictoires de l'épouse qui veut fuir ce pays si étouffant, le mari qui veut y rester pour s'occuper de son père malade; l'aide familiale qui vient remplacer l'épouse pour se faire un petit revenu en cachette de son propre mari à cause des préjugés de ce dernier, mais qui, parce qu'elle fait une fausse couche, abandonne un instant le père malade et est alors chassée par son employeur, tombe dans l'escalier et porte plainte contre celui-ci, lui-même alors menacé de crime et donc de prison par une justice kafkaïenne; le mari de cette aide familiale qui vient de perdre son travail, dépressif et suicidaire, emmuré dans une haine de classe pathologique mais pourtant tellement justifiée, englué dans ses préjugés religieux, machistes qui se mélangent à son désir de justice parce qu'il veut à tout prix obtenir un jugement en réparation du décès de son futur bébé, pour son honneur, celui de sa femme, sa condition sociale, ou une compensation financière parce qu'il s'est endetté; le juge même, qui fait ce qui peut dans le cadre d'un système institutionnel complètement dépassé matériellement et philosophiquement par les évènements... À chacun de nos choix qui nous fait pencher un moment pour tel personnage, tel point de vue puis tel autre, ce sont nos préjugés, sociaux, nationaux, politiques, philosophiques qui sont alors bousculés parce que de rebondissement en rebondissement, la vérité qui sourd peu à peu de l'histoire qui se construit sous nos yeux est que chacun des personnages fait au mieux et honnêtement tout ce qu'il peut dans un cadre social qui le contraint totalement à " être agi " tout autant qu'il agit. Il y a du Pirandello dans ces personnages prisonniers de situations et de conditions. Ils sont " objets " tout autant que " sujets ". C'est une tragédie grecque classique dans la société d'aujourd'hui. Les personnages font au mieux, c'est leur condition qui est jugée, pas eux mêmes. Ce sont les institutions et les traditions qui sont condamnées comme autant de prisons pour chacun d'entre eux. Ce sont les prisons des institutions iraniennes mais aussi les nôtres.

S'il y a une leçon philosophique à tirer de ce film, c'est qu'il faut faire confiance aux hommes et ne pas les juger mais chercher les contextes qui donnent du sens, de l'intelligence et de l'amour à ce qu'ils font. Et combien il faut plus d'intelligence, de courage, d'humour et d'amour pour s'en sortir quand on est pauvre ou qu'on vit dans un pays pauvre que lorsqu'on est riche ou qu'on vit dans un pays riche.

S'il y a une leçon politique à tirer c'est que l'intime se lie au général, qu'on ne peut les séparer, le politique ne pouvant prendre sens que lorsqu'il est ressenti intimement. Bref, qu'on ne peut faire de politique qu'en sachant se faire l'interprète et l'expression des courants d'opinion, des émotions et des sentiments qui traversent les moments, les hommes, les classes et les peuples. En ce sens, ce film est très politique, mais pas seulement par sa critique de l'Iran, surtout, en fait, par la critique de ce qui est universel aujourd'hui dans ce qui contraint et étouffe tous les hommes à travers le monde à commencer par nous-mêmes.

Nous ne voyons pas l'image qu'on s'est forgée de l'Iran des Ayatollahs, car on pourrait se croire à Paris, Londres ou New-York. Comme l'explique le réalisateur, qu'on soit un homme ou une femme, on rit, on aime, on pleure, on s'énerve des embouteillages, on divorce ou on a un père atteint d'Alzheimer tout comme en Europe. " Savez-vous qu'il neige en Iran ? " disait avec malice Ashgar Fharadi. Tout comme dans le film " Microphone " sur la jeunesse Égyptienne actuelle, adepte d'heavy metal féminin ou de hip hop, le film corrige l'idée préconçue qu'on se fait de ces pays : ni tchadors, ni djellabas, ni turbans. Sinon en surface, superficiellement. Et ce film, comme tout le formidable cinéma iranien actuel en est une preuve. C'est la femme qui quitte son mari - et pas l'inverse. Elle le quitte pour fuir le pays et lui reste parce qu' il n'y a pas d'équipements collectifs suffisants pour prendre en charge son père. Mais ce pourrait être ici aujourd'hui. Sauf qu'ici, quel film le dit avec une telle force ?

Il y a bien sûr la terrible condition des femmes enceintes dans le personnage de l'aide familiale. C'est en Iran, il y a le poids de l'arriération religieuse mais il y a aussi le machisme, le même ici, et surtout la misère, qui a des degrés divers, ici ou là-bas, a exactement les mêmes effets et peut écraser les plus robustes. La religion amplifiant les problèmes mais agissant plus comme un révélateur - " le soupir du pauvre " - que comme la cause.

Il y a ce distributeur d'essence qui ne rend pas la monnaie parce qu'il a affaire à une petite fille. Et le papa qui apprend à sa fille à ne pas se laisser faire. Les soucis matériels, l'argent, dominent toutes les relations, d'autant plus dans les pays pauvres, révélant encore plus l'hypocrisie de cet univers de prétendues valeurs spirituelles données par la religion, " l'âme d'un monde sans âme ". Mais ce monde sans âme c'est le nôtre.

Et ce sont peut-être bien eux, comme les révolutions arabes viennent de le montrer, peut-être le mouvement féministe iranien demain, ce film aujourd'hui qui fait un tabac en France, qui nous sortiront de notre assoupissement, notre suffisance et " les eaux glacées du calcul égoïste ".

Le 8 août 2011

Jacques Chastaing

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