À propos du roman espagnol « Un jour de colère »

De Arturo Pérez-Reverte

Partager
Éditions Points, octobre 2009
416 pages, ISBN 978-2757815144


En préambule

J'avais écrit la critique du roman d'Arturo Pérez-Reverte « Un jour de colère », le 3 mai 2011 avant le soulèvement de la jeunesse espagnole. Or, s'il y a bien quelque chose qui me frappe dans ces événements, c'est combien ce qui se passe est une conséquence de la crise économique mondiale qui touche tous les pays, nous faisant respirer place Puerta del Sol le même parfum que place Tahrir ; mais combien aussi, l'état d'esprit de cette jeunesse espagnole, en reflétant les préoccupations propres à ce pays, pacifisme et antipolitisme, que j'essaie de décrire dans ma critique du roman, révèle bien plus qu'un problème espagnol et éclaire d'une certaine manière ce qui s'est passé à Tunis ou au Caire.

L'hostilité aux banques et à la crise qu'on entend fortement dans le mouvement espagnol, était masquée en Afrique par l'opposition nécessaire et obligée aux dictatures de ces pays. Puisse ce soulèvement espagnol renvoyer au Maghreb et au Machrek ce qu'il lui doit en renforçant cette conscience sociale et économique au moment où le courant contre-révolutionnaire de ces pays tente d'entraîner des révolutionnaires « démocrates » à s'élever contre les grèves des ouvriers et employés dans l'industrie ou la banque qui demandent leur part de la révolution, au prétexte de sauver l'économie, c'est-à-dire les banques et la Bourse.

Ce n'est pas que la dictature des marchés et des banques que le mouvement espagnol rejette, c'est aussi le système médiatico-électoral devenu si peu démocratique aujourd'hui, et pas qu'en Espagne. L'hostilité pacifiste au système politique électoral et aux partis, tous courants confondus, qui sourd du mouvement en Espagne, très particulier à ce pays, a aussi une fonction de dévoilement plus général d'un refus profond de tout ce qui est institutionnel, de rejet de tout ce qui broie économiquement ou politiquement la dignité humaine et d'exclusion en conséquence de tous ceux qui ne veulent pas se soumettre à la démocratie directe à la base maintenant. Ne trouve-t-on pas bien des ingrédient du socialisme ?

Dans ce contexte de révolutions arabes et de crise économique mondiale, on aurait bien tort d'assimiler rapidement cela à de l'apolitisme, à des préjugés de petits bourgeois pacifistes ou à un retour de l'altermondialisme. C'est tout simplement la suite des révolutions arabes, le prolongement de la période qu'elles ont ouvertes. La révolution n'est pas un éclair dans un ciel serein dont il suffit de connaître la formule pour la maîtriser. C'est une suite d'événements ininterrompus, multiples, qui passent alternativement d'une crise politique grave pour se replier sur des conflits économiques épars, puis passer à de nouveaux soulèvements sociétaux, ceux-là, touchant parfois tel secteur de la société, parfois tel autre, telle ou telle classe, telle ou telle partie du monde, réagissant à une injustice locale, prenant un cours souterrain un instant, avant de resurgir, plus forte et plus consciente d'elle-même avançant toujours un peu plus loin, chacun et chacune réagissant à sa manière mais tous dans le même maelström révolutionnaire.

Le 25 mai 2011

Introduction

Je n'arrive pas à avoir la même lecture du roman d'Arturo Pérez-Reverte, « Un jour de colère » qui raconte le soulèvement du peuple madrilène le 2 mai 1808 contre l'armée napoléonienne, que Nino Frémont dans son article du 1er février sur le même site (http://culture.revolution.free.fr/critiques/Arturo_Perez-Reverte-Un_jour_de_colere.html). Et c'est heureux. Les œuvres d'imagination ont de nombreuses portes d'entrée. Et on les ouvre souvent avec les préoccupations du moment. On écrit souvent également ainsi.

C'est heureux d'autant plus que le livre est à lire, diablement et doublement intéressant car il raconte par le détail un soulèvement populaire, le début d'une révolution et remet en cause toute une imagerie d'Épinal que nous avons, tout particulièrement de ce côté des Pyrénées, sur la guerre d'indépendance espagnole, le rôle des armées napoléoniennes et, même, sur ce que fut la révolution française.

L'importance de la commémoration du 2 mai 1808 aujourd'hui en Espagne

Le 2 mai 1808 n'est pas un jour anodin dans l'histoire espagnole.

Mais là où se fait peut-être ma lecture différente, où je mets d'autres lunettes, c'est que je n'arrive pas à y voir seulement un jour important de l'histoire passée mais aussi un moment dont on se sert pour construire l'histoire actuelle. Cette journée est, en effet, aujourd'hui, l'enjeu de combats politico-culturels pour se l'approprier et lui donner une signification intéressée.

Je n'arrive pas à lire le roman d'Arturo Perez-Reverte sans avoir à l'esprit ces combats actuels qui entourent les multiples manifestations de commémoration - il faudrait dire « célébration » - qui, en Espagne, de 2006 à aujourd'hui et probablement au moins jusqu'en 2012, entourent le bicentenaire de cette journée et toute cette période du début du XIXème siècle. « Célébration » qui n'est pas non plus indépendante - et même certainement a tout à voir - avec l'esprit de réconciliation entre espagnols dont Zapatero a voulu marquer dés 2004 l'action de son gouvernement en pensant à la révolution et la guerre civile de 1936-1939 qui les divisa.

Pour la seule année 2008, on a compté plus de 300 manifestations de commémoration intégrant de nombreux livres, expositions, conférences, colloques, articles de revues, une revue spéciale consacrée à la période, des séries télé, DVD ou CD, jusqu'à des cartes postales, des guides de lieux historiques ou des articles ou livres sur la gastronomie de l'époque... Cet engouement considérable, commencé en 2006, intègre donc la période dans laquelle a été publié le roman d'Arturo Perez-Reverte (en 2007). Par ailleurs le romancier est lui-même un des responsables de ces commémorations, organisateur, entre autre, d'une exposition sur le sujet.

Ces manifestations de commémoration se poursuivront jusqu'à 2012, bicentenaire de l'anniversaire de la constitution de Cadix, voire 2014, date à laquelle les troupes de Napoléon ont refranchi les Pyrénées et année marquant la fin de la période qu'on appelle le plus souvent la « guerre d'indépendance » de 1808-1814.

En fait, plus que de « guerre d'indépendance », il serait plus juste de parler de « révolution espagnole », comme on a parlé de la « révolution française » pour 1789.

La difficile construction de l'identité nationale espagnole

Au vu de l'importance de ces manifestations, on pourrait se demander si les autorités espagnoles n'ont pas à l'esprit de faire du 2 mai 1808, l'équivalent de notre 14 juillet.

Mais peut-être que leur souci est plus exactement de tenter de contribuer à construire l'identité nationale espagnole, débat présent depuis plus d'un siècle dans le pays. Il apparaît et disparaît avec plus ou moins de virulence, mais c'est une question non résolue. Il faut savoir qu'en Espagne, la nation n'est pas si homogène qu'en France et que les symboles pour la représenter sont très contestés, langue, drapeau, hymne. Il suffit de penser au Pays Basque, à la Catalogne voire même à l'Andalousie, aux 17 régions plus ou moins autonomes. Il n'y a pas vraiment de capitale, Madrid ne remplit pas la fonction de Paris, et il n'y a pas non plus vraiment de fête nationale. Il y a bien une date, le 12 octobre, commémorant le 12 octobre 1492, jour de la "découverte" de l'Amérique par Christophe Colomb. Mais ce n'est pas tant une fête de la nation qu'une fête de l'hispanité, concernant donc tous les peuples parlant espagnol, une fête de la "race" comme elle est qualifiée parfois. C'est d'ailleurs Franco, qui en 1958, tout en exaltant l'empire et le régionalisme (mais réprimant le nationalisme catalan ou basque) avait lancé cette fête. Et à cette fête, on voit autant de drapeaux républicains, catalans ou basques qu'espagnols. Il n'y a pas non plus de paroles à l'hymne national qui n'est donc que musical étant donné que les espagnols ne se sont jamais mis d'accord sur un texte. Dans les stades de foot, cet hymne, intitulé « hymne royal », comme d'ailleurs le roi ou son épouse, sont infiniment plus sifflés que ne peut l'être la Marseillaise en France. Et même lors de la dernière victoire de l'équipe de foot d'Espagne, les autorités basques et catalanes avaient prévu de fêter en fanfare la victoire de l'Allemagne. C'est dire le problème de « l'identité » espagnole.

Un autre des problèmes est que parler aujourd'hui en Espagne d'identité nationale, sans autre adjectif, sans plus de nuance, vous identifie à une tendance politique. Actuellement, quiconque parle de revendiquer ce qui est « espagnol » est associé à la droite en général, à cause du poids encore grand de la dictature, quoique Franco mourut en 1975. Et il n'y a probablement pas de pays en Europe où le fossé entre la droite et la gauche ne soit aussi profond qu'en Espagne.

Or, là, c'est un gouvernement de gauche qui s'attaque à la question de l'identité nationale. Et en même temps, la gauche en Espagne a fait de la revendication régionaliste ou nationaliste régionale l'un de ses signes d'identité. Aussi avons-nous le paradoxe de mouvements nationalistes revêtus d'un label de progressisme qui n'existe guère ailleurs.

De plus, le gouvernement du socialiste Zapatero est un espèce de gouvernement d'union de la gauche qui associe depuis le pacte de Tinell, hors du gouvernement, la Gauche Unie ( PC et écologistes) et les nationalistes catalans de l'ERC, qui sont particulièrement sensibles à la question de la guerre civile de 1936-1939.

C'est pourquoi on a pu entendre José Luis Rodriguez Zapatero, tout à la fois se faire le chantre des « chemins de la mémoire » sur 1936, décider d'une loi sur la mémoire en 2007 tout en disant que « le concept de nation est discuté et discutable » et en même temps, tenter de créer une identité nationale espagnole. Sa formule la plus connue résumant sa politique dans ce domaine de la nation et des commémorations autour de la Deuxième république (1931-1939): « Certains y ont vu la mémoire, d'autres l'oubli et tous, la réconciliation ».

Par ailleurs, en 2006 en Catalogne et en 2007 au Pays Basque, se sont créés deux groupements politiques d'intellectuels de gauche, Ciutadens et Basta Ya !, avec de nombreux écrivains, déçus par le socialisme de Zapatéro, qui ont tous deux l'objectif de dénoncer toutes les violences notamment le terrorisme en même temps que les excès des nationalismes régionaux que Zapatéro est accusé d'avoir favorisé, en tous cas jusqu'à 2008.

En effet, en 2008, le profond recul électoral de la Gauche Unie et des nationalistes catalans et basques, puis la crise, ont infléchi la politique de Zapatero qui a durci sa politique anti-ouvrière au point qu'il a été le premier gouvernement depuis Franco a décrété l'État d'urgence à l'hiver 2010 contre une grève des aiguilleurs du ciel, et parallèlement à mettre un bémol sur ses réformes sociétales. Les syndicats ont autant déçu depuis déjà longtemps mais surtout après le succès de la grève générale du 29 septembre 2010 qui ouvrait la porte à un nouvel état d'esprit mais dont les suites ont été ouvertement sabotées par les organisations syndicales.

C'est probablement aussi pour cela que le juge Garzon qui était connu pour avoir poursuivi Pinochet et qui voulait dans le cadre de la loi mémorielle poursuivre Franco, faire ré-ouvrir les fosses communes où avaient été enterrés sauvagement les « rouges » assassinés pendant la guerre civile (1936-1939), fouiller le drame des « enfants perdus du franquisme » arrachés aux mères républicaines, 30 960 au cours de la décennie 1944-1954, met fin en 2008 à ses instructions et notamment celle portant sur 114 266 disparitions forcées de républicains pendant la guerre civile et sous le régime franquiste (1939-1975) constatant que la mort a éteint la responsabilité pénale des coupables présumés de ces crimes imprescriptibles contre l'humanité, à savoir Francisco Franco en personne et ses principaux généraux et ministres des premières années de la dictature.

Exit donc Garzon accusé de prévarication et de sa propension à mettre la justice au service de revanches historiques. Mais l'opinion publique espagnole est aujourd'hui plus que réveillée, puisqu'invitée à exhumer tant des morts que des vivants (les enfants volés inconnus qui, vraisemblablement, survivraient encore « à 60 ans et davantage »).
Mais dans cette situation de crise économique, c'est bien dangereux et cela entraîne le silence depuis 2008 du président et la prudence gouvernementale sur ce terrain.

Ce dossier toujours sensible semble encore plus capable aujourd'hui de fissurer la société espagnole, parce que le roi Juan Carlos, lorsqu'il était prince, jura fidélité aux principes du franquisme, parce qu'aussi la monarchie fut restaurée selon le vœu de Franco. Mais il est difficile d'oublier qu'en mettant le « Christ roi » au service de la dictature franquiste, l'Église appartint aussi au camp des bourreaux. Et il suffit aujourd'hui de consulter la presse espagnole, celle de gauche applaudissant la « mémoire historique » et celle de droite applaudissant les béatifications( béatification de 498 « martyrs » religieux espagnols le 28 octobre 2007 au Vatican) ainsi que d'écouter les invectives parlementaires pour se convaincre que les deux Espagne en se jetant encore ou à nouveau leurs morts à la figure créent un cocktail potentiellement explosif aujourd'hui où le monde arabe met à nouveau la révolution à l'ordre du jour.
Le ministre socialiste de la Justice, Mariano Fernandez Bermejo, promet tout de même d'accélérer enfin l'application de la loi dite de la Mémoire historique, approuvée par les parlementaires espagnols en octobre 2007 en mettant des fonds publics nécessaires à l'ouverture de fosses communes de républicains, au retrait de l'espace public de tout monument et symbole franquiste, à la localisation de fosses communes de républicains exécutés, la révision des procès de républicains condamnés, indemnisation des familles de fusillés, de blessés et d'emprisonnés par la dictature, la dépolitisation de el Valle de los caidos (« la Vallée de ceux qui sont tombés »), tombe pharaonique de Franco, et enfin à l'offre de la nationalité espagnole aux fils et petit-fils d'exilés et même d'émigrés.

Responsable ou non, malgré ses prudences et ses reculs actuels, M. Zapatero qui a voulu détourner l'attention des problèmes économiques par une forte action sociétale et mémorielle sera historiquement associé à la fin de l'esprit de réconciliation qui avait caractérisé la transition démocratique après la mort, en 1975, du général putschiste et dictateur d'extrême droite Francisco Franco.
Les quatre clefs de voûte de la transition démocratique et de la réconciliation supposée des deux adversaires de la guerre civile, l'Espagne de gauche et l'Espagne de droite, furent la restauration de la monarchie en la personne du roi Juan Carlos Ier, une régionalisation destinée surtout à apaiser l'indépendantisme basque et catalan, le pardon réciproque sans esprit de revanche (avec silences institutionnels) et la concertation gouvernement-opposition sur les grandes questions d'État.
Trois des quatre clefs de voûte de la transition démocratique - pardon réciproque, concertation entre gouvernement et opposition, philosophie de la régionalisation- sont ainsi remises en question aujourd'hui. Seule la monarchie, restaurée selon le vœu de Franco, est épargnée.

Ce consensus historique avait commencé à se lézarder en 2003 lorsque, malgré une opposition massive évaluée par divers sondages à plus de 80 % des Espagnols, le gouvernement conservateur de José Maria Aznar envoya un contingent militaire en Irak pour y soutenir la guerre menée par les États-Unis.

Or Zapatero a été élu en 2004 dans cette ambiance d'opposition populaire à la participation de l'armée espagnole à la guerre en Irak et aux lendemains d'un attentat terroriste islamiste meurtrier à Madrid en même temps que d'un combat permanent contre le terrorisme de l'ETA basque.

C'est pourquoi le 12 octobre 2004, le gouvernement Zapatero retirait les troupes espagnoles d'Irak pour répondre au sentiment pacifiste espagnol et lors des cérémonies du 12 octobre 2004, un vétéran espagnol de la division Leclerc qui avait libéré Paris de l'occupation allemande déposait une gerbe... en même temps qu'un ancien de la division Azul, division espagnole qui a participé à l'invasion hitlérienne de l'URSS, en déposait une autre en hommage aux morts pour l'Espagne dans un esprit de réconciliation entre espagnols de gauche et de droite. Imaginons un seul instant en France un ancien de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme - qui firent le même chemin que la division Azul - déposer une gerbe à l'arc de Triomphe sur la tombe du soldat inconnu !

« Même Adolf Hitler aurait pu défiler s'il vivait encore » ironisa, mais avec amertume, Santiago Carrillo, l'un des pères, il y a près de trente ans, d'un eurocommunisme qui facilita en douceur la transition de l'Espagne de la dictature franquiste à la monarchie constitutionnelle.

Le débat public et médiatique sur la "mémoire historique" divise l'Espagne au point d'inonder les librairies d'ouvrages qui revisitent l'histoire de la IIe république.

On se plaignait en Espagne que les enfants ne connaissaient rien de leur histoire. « Franco était un homme qui découvrit la France et la monnaie s'appela le franc » affirme un écolier au micro de la radio Cadena Ser pendant qu'un autre pense que c'est un chanteur. Amnesty International s'étonnait et s'inquiétait de « l'exception espagnole », du « silence » et de « l'impunité » dont jouissent toujours, à ses yeux, les crimes de la dictature franquiste. D'autant plus que l'Espagne se targue de justice universelle, ses tribunaux poursuivant le Chilien Augusto Pinochet, ainsi que d'autres ex-dictateurs ou bourreaux d'Amérique latine.
« Comment est-ce possible que j'en sache plus sur Pinochet que sur Franco? » se demande la jeune cinéaste Sandra Ruesga. Sa génération, les actuels 20-30 ans, découvre aujourd'hui son passé de 1936-1939.

Le questionnement actuel démarré pour réconcilier les espagnols, construire un sentiment national commun aux classes sociales, exhume cependant ces mêmes questions sociales. Le soulèvement en octobre 1934 de la gauche contre le gouvernement républicain de droite issu des législatives démocratiques de 1933 y est souvent présenté comme le premier acte de la guerre civile puisque selon ses adversaires, l'autoproclamée « République socialiste des Asturies » organisait alors une « armée rouge » et des comités du type soviets appelant à marcher sur Madrid, tandis qu'en Catalogne le président de l'exécutif régional, Companys, proclamait « l'État catalan ». L'armée républicaine de Primo de Rivera étouffa cette révolution. En 1936, la même République, mais gouvernée cette fois par un Front populaire, était assiégée par Franco.
Par ailleurs on exhume le fait qu'au delà des crimes de Franco, la république du Front Populaire assassina elle-même Andres Nin, en même temps qu'elle écrasait le soulèvement révolutionnaire populaire de Barcelone en 1937 et exécutait bien de ses opposants de gauche, anarchistes, trotskistes ou militants du Poum catalan qui pensaient, à des degré divers, ou tout au moins discutaient, que la révolution sociale était nécessaire pour gagner la guerre contre Franco.

Dans cette ambiance à l'exhumation des cercueils et des mythes historiques passés, pour bien des intellectuels, la gauche et la droite trahirent donc la IIe République. Pour eux, reconstruire le passé de manière romanesque se fait au dessus de ces combats de classe à partir des valeurs de l'humanisme et du pacifisme.

On retrouve cet état d'esprit espagnol dans de nombreuses publications ou ouvrages et romans parus récemment.

Lorsque je lis « Un jour de colère », les impressions que m'ont laissé divers de ces ouvrages m'envahissent. Je pense en particulier au très populaire roman de Javier Cercas en Espagne, « Les soldats de Salamine » (2002, Babel). Ce roman m'avait particulièrement frappé - désagréablement je dois dire - parce que c'était la première fois que j'y voyais un romancier revisiter les événements de 1936, en tentant dans un esprit humaniste et pacifiste de tirer un trait d'égalité entre soldats rouges ou du franquisme, tous victimes du fanatisme et des horreurs de la guerre. Mais j'ai éprouvé le même sentiment avec son roman de 2010 « Anatomie d'un instant » (Actes Sud) abordant la tentative d'attentat de 1981 en Espagne pour réconcilier fils et pères. Et c'est encore la même filiation spirituelle qu'on retrouve avec le grand romancier Jordi Soler qui décrit et raconte les désillusions des combattants rouges de 1936, dans son excellent « Les exilés de la mémoire » (10/18 2008) ou encore du mythe rouge des prisonniers espagnols des camps français dans le surprenant « La fête de l'ours » (Belfond 2011). Mais on pourrait citer également Baltazar Porcel, une des figures importantes de la littérature catalane, et son « Quelques châteaux et toutes les ombres » (Actes Sud 2010) sur ces ombres de la guerre civile qui hantent encore les événements les plus courants du moment et avec lesquelles il serait temps de rompre.

Et puis, encore un renversement des habitudes, la droite sociologique, politique et religieuse espagnole, revenue dans les derniers sondages au niveau des socialistes, surprend en dominant la rue, comme la gauche autrefois. Contre une éventuelle négociation du gouvernement avec les Basques de l'ETA, puis contre le mariage homosexuel et enfin contre le projet socialiste de réforme de l'éducation, cette droite sociologique traditionnelle (l'extrême droite n'a aucun député ni sénateur) a mobilisé à trois reprises en peu de temps des centaines de milliers de manifestants à Madrid.

Tant célébrée depuis 1975, la transition démocratique espagnole, ne serait-elle pas terminée et même à nouveau questionnée, télescopée par la crise actuelle et le renouveau de la contestation populaire ou de sa simple possibilité et les tensions dangereuses entre la droite et la gauche car pouvant sonner le réveil politique des classes populaires ?

Rien de tel que de noyer le passé sulfureux de 1936 dans une rage mémorielle plus large remontant jusqu'à 1808. Même si ça présente aussi des risques. Ainsi à Madrid, depuis 1985, la ville a fait de l'anniversaire du 2 mai 1808, la fête « nationale » pour la seule région madrilène. Mais dans cette ville, prolongeant le 1er mai ouvrier, le 2 mai y prend de ce fait, pour le moment, une connotation de fête de l'auto-gouvernance du peuple par lui-même, une contre manifestation à celles de la droite.

Je ne connais pas suffisamment la réalité espagnole pour savoir ce que cette manière de voir a de significatif dans le pays. Par contre, je ne peux pas lire le roman d'Arturo Pérez-Reverte sans que ne se réveillent ces impressions de lecture. Impressions qui s'étendent par contagion à mon appréhension des informations venant de ce pays.

Une tradition du 2 mai qui pose problème

Il peut paraître étonnant pour un lecteur français de voir dans la guerre d'indépendance de 1808-1814 l'équivalent espagnol de la révolution française. On ne trouve guère en effet plus de deux lignes dans les livres d'histoire scolaire français sur ces événements. Le plus souvent illustrés par les peintures de Goya « Dos » et « Tres de Mayo » dont, soit-dit en passant, A. Perez-Reverte imagine l'origine dans son roman en en tordant peut-être un peu la genèse.

Ce qui reste dans nos esprits de ce moment scolaire est certes l'idée d'une répression terrible de l'armée napoléonienne mais aussi d'une révolte d'un peuple espagnol arriéré et fanatisé derrière ses prêtres et son roi. En tous cas pas une révolution, plutôt une contre-révolution. En quelque sorte une espèce de Vendée à grande échelle mais victorieuse celle-là.

Il y a quelque chose de dérangeant pour nos habitudes intellectuelles dans cette idée d'un peuple qui se soulève contre ceux censés lui apporter les Lumières, mais les deux lignes et les deux minutes accordées à cette période font que ce moment de gêne est vraiment très fugace, vite oublié.

Il faut dire qu'en Espagne, le mythe du 2 mai et de la guérilla qui s'ensuivit contre les troupes napoléoniennes, a été jusqu'à ces jours plutôt le fait d'une littérature réactionnaire. La « guerre d'indépendance » appartenait à cette culture que Franco exaltait en faisant de la journée du 2 mai 1808 le point de départ de la révolte d'un peuple profondément catholique derrière ses prêtres guérilleros héroïques. La tradition franquiste confirmait le sentiment français que ces événements étaient bien anachroniques par rapport à l'air du temps dominant en Europe où les peuples cherchaient au contraire à renverser les rois et leurs églises dans le prolongement de la révolution française.

Pourtant, s'il paraît certain que le soulèvement madrilène du 2 mai trouva son prétexte dans l'enlèvement d'une partie de la famille royale par l'armée française, ce qui entraîna les cris de « vive le roi Ferdinand », (un des trois rois « espagnols » concurrents du moment) il n'en est pas moins indubitable que l'issue du mouvement fut la Constitution de Cadix en 1812, directement inspirée de la constitution révolutionnaire française de 1791. C'est-à-dire une Constitution qui mettait fin au régime de l'absolutisme royal et présidait à la naissance de la nation.

Comment une révolte au nom du roi prolongée par une guérilla de montagne fanatisée par les curés pouvait-elle conduire à un 1791 ? Et même si la constitution de 1791 est certes bien moins avancée que celle de 1792, par son instauration d'une monarchie constitutionnelle, le vote censitaire, et le droit de veto pour le roi, il n'en est pas moins qu'elle marquait une rupture nette avec la monarchie absolue, instaurait les principes libéraux comme base d'une réorganisation de l'État, s'appuyait sur la publicité des affaires politiques, supposait la création d'une opinion comme expression d'une volonté populaire et suscitait une participation plus grande de la population à la vie politique par le biais d'élections.

Et s'il fallait en rajouter dans les paradoxes apparents, il faudrait signaler que le 2 mai et la guerre d'indépendance amenèrent les colonies espagnoles d'Amérique du Sud à se soulever pour le roi espagnol Ferdinand, contre les troupes napoléoniennes, pour finalement se battre contre les troupes espagnoles au nom de l'indépendance avec parfois... des officiers napoléoniens à leur tête pour mettre enfin en place des républiques cherchant leur inspiration dans la révolution française !

Pour unifier les peuples de la péninsule ibérique, réconcilier les classes entre lesquelles la guerre civile de 1936-1939 avait créé un fossé, il fallait donc combattre l'image d'Epinal franquiste du passé, et à cette fin, pour reconstruire le mythe national espagnol, revisiter la guerre d'indépendance, en faire une véritable révolution populaire, un mythe national fondateur.

Pour mieux comprendre, rappelons-nous l'histoire du 14 juillet. Jusqu'à la fin du XIXème siècle, le 14 juillet était pour les républicains une date insignifiante. Ils célébraient plutôt le 10 août 1792 : 1792 où la république fut proclamée et la loi du maximum instaurée en même temps qu'une constitution très radicale fut proclamée par la Commune insurrectionnelle. Le choix du 14 juillet, une fois la Commune de 1871 écrasée, une fois la république assurée en 1877 par le soutien de la majorité royaliste, fut le choix d'une réconciliation entre monarchistes et républicains au détriment du peuple qui voulait certes la république mais sociale. Mais ce passage du 10 août au 14 juillet ne s'est pas fait sans de nombreux conflits et déchirements.

C'est pourquoi le choix du 2 mai et la manière dont on le raconte, n'a pas qu'un caractère historique et que ces événements sont toujours aussi controversés.

La construction d'un sentiment national

Ainsi le roman d'Arturo Pérez-Reverte ouvre à plusieurs lectures.

Son livre, comme le dit très bien Nino Frémont, raconte le soulèvement révolutionnaire du peuple madrilène contre l'armée napoléonienne avec comme personnage principal le peuple lui-même. C'est indéniable. De plus l'image qu'il donne de ce peuple rompt avec l'imagerie des guérillas catholiques fanatisées par ses curés.

Mais on peut toutefois se demander si Arturo Perez-Reverte ne met pas dans l'esprit de ses protagonistes du 2 mai 1808, l'air du temps actuel et son propre état d'esprit. Et la rupture avec les conceptions franquistes n'est peut-être pas si totale que ça. Bien sûr, l'auteur oppose ce peuple courageux aux représentants des classes sociales aisées, noblesse, élites, clergé, hiérarchie militaire... qui, plus que Napoléon, craignent la révolte du peuple. Mais la crainte de ces élites est ambiguë. Est-ce qu'ils sont indignés par la violence, la barbarie d'une populace, certes courageuse et honnête, mais aveugle et assoiffée de sang, ou craignent-ils de perdre leurs propriétés et la direction de la société devant cette révolution ?

Tout est certes dit dans le roman. Le personnage du marquis de Malpica, par exemple, ne cache pas sa satisfaction à la présence des troupes napoléoniennes pour éviter à l'Espagne la révolution à laquelle la France n'a pu échapper.

Cependant, et contradictoirement avec ce passage isolé, riches ou pauvres, grands du royaume ou humbles ouvriers, tous, éprouvent à l'envie le sentiment national, tous se révoltent pour l'Espagne, pour la nation. Il est bien peu de pages où l'auteur ne souligne pas la profondeur de ce sentiment national comme motivation principale de la révolte qu'il identifie souvent avec la haine des "gabachos" ( les étrangers). Comme si ce sentiment national espagnol, de tous les espagnols, de gauche ou de droite, de Catalogne, de Castille ou du Pays basque, préexistait à ces événements.

Or, il est bien peu probable que ce sentiment, qui n'existe toujours que faiblement aujourd'hui en Espagne et que les autorités essaient de faire naître par tous les moyens y compris le sport, ait préexisté à ces années de la guerre d'indépendance qui ont été celles au contraire où les forces bourgeoises libérales ont seulement tenté de commencer à le construire sur la base des bouleversements entraînés par la révolte populaire.

Qu'il y ait eu un sentiment très fort d'hostilité à l'égard des troupes napoléoniennes dont les exactions ne pouvaient que choquer tout le monde, surtout après l'espoir qu'elles avaient pu suscité dans un premier temps, c'est certain. Ce sentiment a été le même sur la période dans les révoltes de Milan ou du Caire en passant par Berlin, Rome ou Lisbonne. Qu'à partir de ces révoltes contre l'occupation napoléonienne, mais dans la foulée de la révolution française, se soient construites les nations européennes, c'est une autre certitude. Par contre, ces nations et ces sentiments nationaux n'ont pas précédé la construction des États nationaux mais les ont suivi. Tout le XIXème siècle a été consacré à la construction de ce sentiment qui n'a rien de naturel. On connaît la phrase de Cavour: « Nous avons bâti l'Italie. Il nous faut maintenant construire les italiens. »

Et je crois qu'on ne peut pas confondre l'hostilité aux « gabachos » et le sentiment national comme le fait Arturo Pérez-Reverte même si le dernier a pu se construire en partie à partir du premier.

Je me souviens encore que dans mon village de naissance, dans le Roussillon, l'insulte villageoise la plus fréquente dans la conversation courante était « gavatx », l'équivalent catalan du castillan « gabacho ». Beaucoup de gens et de choses étaient « gavatx ». Le « gavatx » était la désignation péjorative d'un étranger, mais plus celui du village voisin ou des français du nord de la Loire, les « Parisiens », qu'un étranger au sens national du terme. Le « gavatx » désignait celui qui n'était pas d'ici, du village. En Espagne, avant la création du sentiment national, et sa connotation anti-française actuelle que lui ont donné ceux qui ont construit ce sentiment autour de la guerre d'indépendance ( d'ailleurs l'utilisation du terme « guerre d'indépendance »- sous entendu de la France - plutôt que celui de révolution, est assez significatif) le terme « gabacho » avait de nombreuses significations, comme celle de « paysan », « montagnard » au sens de « péquenot », mais désignait le plus souvent les habitants de l'Espagne du nord des Pyrénées, le royaume perpignanais « espagnol » de Majorque par exemple - car les frontières avant le traité des Pyrénées étaient plutôt floues- qui étaient au cours des aléas historiques perçus comme de sérieux concurrents pour le travail. Un « gabacho » était quelqu'un du nord. Il serait intéressant de savoir si un castillan de Madrid n'est pas un « gabacho » pour un andalou ?

Même l'hostilité aux « français » ne peut être comprise comme aujourd'hui. Tout simplement parce que la désignation « français », à l'époque, ne signifiait pas les habitants de l'hexagone, mais plutôt les partisans de la révolution jacobine. Ainsi on pouvait être « allemand » de naissance et « français » de cœur et de « "nationalité ». La plupart des intellectuels européens étaient ainsi « français ». Et les troupes « françaises » étaient constituées de volontaires ( ou non, plus on s'éloignait de la révolution ) allemands, italiens, russes, polonais, etc... De là le vocabulaire « d'afrancesados » pour les partisans de la révolution jacobine dans un premier temps puis de Napoléon dans un second... Jusqu'à ce qu'en Espagne le terme de concerne plus que les seconds pendant que les premiers étaient qualifiés de « libéraux ». Ce n'est qu'avec la fin du règne de Napoléon que la nationalité française prit peu à peu le sens hexagonal et « national » qu'on lui connaît aujourd'hui. Et a fortiori, pour les autres nationalités européennes. Il n'y a pas de nations avant le milieu du XIXème siècle avec quelques nuances peut-être pour la France, l'Angleterre et la Hollande.

Sans aller jusqu'à ce qu'écrit l'historien britannique Charles Esdail, à savoir que les curés guérilleros n'étaient pas animés par la défense de dieu et l'église mais profitaient des troubles pour fuir les monastères et chercher l'aventure, tout en pillant et maltraitant la population, il est tout de même bien probable, comme il le dit, que le sentiment national n'existait pas entre 1808 et 1814.

De la Vendée à l'Espagne, une même mystification ?

Pensons maintenant à la Vendée des Chouans contre laquelle s'est construite la république bourgeoise, physiquement en 1793 et mythiquement dans le dernier quart du XIXème siècle.

Notre vision est le plus souvent conditionnée par la propagande des vainqueurs qui en ont fait un soulèvement d'un peuple arriéré fanatisé par ses curés. Mais encore plus par la gauche intellectuelle de la fin du XIXème. Pendant que le royaliste Thiers, après sa répression de la Commune, convainquait l'Assemblée nationale à majorité royaliste de voter la République, Michelet et Victor Hugo comme bien d'autres, s'engageaient dans cette construction mythique, notamment sur la Vendée, mais pas seulement, eux qui parlaient de nation pendant que Balzac et Stendhal quelques décennies plus tôt parlaient encore de classes sociales. Zola naturalisa la question sociale dans les années 1870 afin de la sortir de l'histoire en procédant à l'anachronisme permanent d'associer la misère qu'il voyait de son vivant au régime impérial de Napoléon III, réinventant un peuple apolitique, primaire et animal, entrant ainsi dans la mythologie nationale républicaine, puis, plus tard, socialiste.

Une profusion de poètes ouvriers et de romanciers sociaux s'engagèrent en politique dans les années 1870 et créèrent les premiers partis, des partis réinterprétant et construisant l'histoire « nationale », ses symboles, ses images et ses héros, par des procédés littéraires, par des romans ou par une vulgarisation scientifique organiciste appliquée à la société, tout au profit de la « vraie république » comme on disait dans ces années, qui saurait attirer le petit peuple tout en réconciliant royalistes et républicains modérés, unis par leur crainte d'un prolétariat révolutionnaire qui venait de montrer son bout du nez lors de la Commune de 1871.

On sait aujourd'hui qu'il y eut autour de 1793, des « Vendées » un peu partout en France. Mais elles ne restèrent pas dans la postérité car elles furent écrasées très rapidement par les troupes républicaines au contraire de celles de Vendée et de Bretagne.

Ces révoltes, tout autant que celle de Vendée, ne furent absolument pas conditionnées à leur origine, par le combat pour la religion ou le roi. Mais tout au contraire par des considérations sociales, la révolte contre les promesses non tenues de la révolution, les terres qui ne sont pas données aux paysans mais accaparées par les riches, et la levée en masse pour la guerre qui décime la population pauvre.

Ce n'est que plus tard, lorsque les révoltes de Vendée et Bretagne furent isolées, que certains nobles et prêtres réfractaires mirent leur compétence à leur service et les utilisèrent à leur profit en même temps que la République avait beau jeu d'assimiler ces révoltes populaires au combat de ces derniers. Mais en même temps, la République bourgeoise liquidait ses révolutionnaires les plus avancés, comme Jacques Roux, Varlet ou quelques autres en détournant la colère sociale dans le faux semblant d'une campagne de « déchristianisation ». La campagne contre la Vendée et les curés dissimulait l'écrasement de ce qu'il y avait de plus à gauche dans la révolution française.

On peut se demander si la campagne en Espagne contre la conception franquiste de 1808 n'habille pas l'oubli de ce que furent les révolutionnaires espagnols du moment et si le roman « Un jour de colère » ne néglige pas ces derniers.

Si nous avions à écrire le roman de ces révoltes vendéennes, il n'aurait pas été faux de parler de la haine des paysans contre le « gabacho » de Nantes ou Paris, les cris de « Vive le roi », ou « Vive Dieu » mais pas plus peut-être qu'en 1905 en Russie, où les manifestants défilaient avec des icônes religieuses ou d'autres, aujourd'hui, crient « Allah Akbar » quand ils se libèrent de Ben Ali, Moubarak ou Kadhafi. Il aurait été juste de raconter la haine contre les exactions des troupes républicaines ou napoléoniennes au même titre que bien des soulèvements populaires en Europe ou en Égypte ont ponctué les avancées de ces armées ne serait-ce qu'au titre de la conscription obligatoire qu'elles instauraient à leur passage. Mais il serait abusif de restreindre ces révoltes à des révoltes religieuses derrière La Rochejacquelin, Charette, le pope Gapone ou les Frères musulmans ou d'en faire des révoltes nationales ou régionales au nom d'un sentiment qui n'existe pas ou pas encore.

Arturo Pérez-Reverte souligne à profusion combien les protagonistes du soulèvement du 2 mai 1808 étaient des ouvriers, des maçons, des plâtriers, des palefreniers, forgerons, domestiques, artisans, commerçants... Il décrit une révolution et une révolution populaire, et raconte tout ce qu'ont de superficiels les soutiens au roi Ferdinand, contrairement au mythe franquiste. Par contre, au delà de cette description des métiers, il ne raconte pas ce qui, dans leur condition sociale, amène ces derniers à ce soulèvement.

Contrairement aux révoltes vendéennes, il n'y aurait rien eu de social en Espagne ? La Vendée d'Arturo Pérez Reverte aurait-elle été celle de Victor Hugo ? Son 2 mai n'a-t-il pas quelque chose des foules sauvages de Zola matinées des enthousiasmes de Michelet ?

N'y a-t-il pas dans les groupements Basta Ya ! et Ciutadens comme une ressemblance avec l'ambiance des multiples groupements politico-littéraires français de la fin du XIXème siècle ?

Une révolution sans révolutionnaires ?

Par ailleurs, le 2 mai 1808 fut considéré, par ceux qu'on appelait les « libéraux » en Espagne, c'est-à-dire ceux qui restèrent fidèles aux idéaux de la révolution française que Napoléon avait trahis et qui instaurèrent la constitution de Cadix en 1812, comme une révolte non pas contre Napoléon mais contre Ferdinand. Ces révolutionnaires donc tentèrent d'ailleurs après 1820, au moment où une nouvelle révolte tenta de renverser ce roi mis en place dans la guerre d'indépendance, de faire du 2 mai une fête nationale, la fête contre l'absolutisme espagnol.

Le 2 mai était-il donc une révolte contre Ferdinand ou contre Napoléon ou encore contre un Ferdinand incapable de s'opposer à la domination de Napoléon ? Mais Arturo Pérez-Reverte ne dit pas un mot sur ces « libéraux », ces révolutionnaires du moment, dans son roman. Le romancier donne une place dans son roman aux « afrancesados » mais pas aux « libéraux ». Pourquoi cet oubli ? Ce sont pourtant eux qui ont dominé politiquement la guerre d'indépendance. Ils sont éliminés du roman.

L'auteur montre bien ces bras-nus espagnols, mais n'y eut-il pas de Jacques Roux espagnol parmi eux ? L'irruption de la colère le 2 mai était certes spontanée, mais n'était-elle pas travaillée par ces militants ? L'aspect « déchristianisateur » de l'armée française tel que l'auteur le montre, ou le film sorti il y a peu sur Goya, ne cache-t-il pas là aussi l'existence de représentants politiques radicaux de ces bras-nus ? Ne connaissant pas suffisamment l'histoire espagnole, je ne peux pas répondre, mais je me pose la question.

La construction libérale d'un 2 mai anti Ferdinand est-elle mythique ou est-ce la vision d'Arturo Pérez-Reverte qui l'est ?

Et bien sûr, qui ne peut penser en lisant cette conception du 2 mai par rapport à Ferdinand, au roi actuel et au passage pacifique, mais contre les classes populaires, du franquisme à la monarchie constitutionnelle avec la complicité de toutes les forces politiques et intellectuelles de l'Espagne ?

D' « Un jour de colère » au « Hussard », une même histoire

De même, autant le peuple espagnol est-il décrit dans une relative complexité sociale et de classes par le romancier, autant l'armée napoléonienne est-elle présentée comme un bloc homogène « français ».

N'y avait-il pourtant pas une contradiction, des divisions politiques dans cette armée qui même si elle portait les ambitions impériales de Napoléon n'en était pas moins issue d'une révolution et contribuait à renverser, de fait, les rois et les princes d'Europe mettant partout en cause l'ancien régime. Cette armée, si elle remplaçait une oppression par une autre, un roi par un autre, Joseph Ier par exemple, frère de Napoléon en Espagne, à la place de Ferdinand ou Charles, faisait entrer en même temps les contrées les plus arriérées dans la modernité. On voit mal comment elle aurait pu être homogène. Ce sont les officiers italiens de l'armée napoléonienne qui, une fois celle-ci dispersée, seront les artisans de la révolution italienne, c'est parmi ces mêmes officiers et soldats que Garibaldi recrutera ses soldats les plus expérimentés, ce sont encore eux qui en Amérique Latine, apporteront leur expérience aux révolutions de ce continent, et toujours eux qui, partout en Europe serviront cette même cause révolutionnaire.

Arturo Pérez-Reverte a écrit un autre roman sur cette période napoléonienne: « Le hussard ». Le héros de livre est cette fois-ci un jeune officier de l'armée napoléonienne et c'est cette armée qu'il décrit. Mais c'est une armée d'occupation comme une autre. Une soldatesque hautaine qui méprise et massacre les paysans espagnols.

Il devait en être le plus souvent ainsi. Mais n'y avait-il pas autre chose ? Le roman, « Un conscrit de 1813 » d'Erckmann-Chatrian montre combien les motivations des jeunes paysans à rejoindre l'armée pouvaient être complexes, même encore à cette date, et combien, entre l'entrée de ces troupes en Allemagne et leur départ, l'état d'esprit des populations allemandes avait changé en même temps qu'une guérilla allemande se levait. Mais où est passé dans le « Hussard » le sentiment à l'entrée des troupes ? Y en reste-t-il des traces ? Comment se reflète-t-il dans la révolte de la population ? On ne sait pas.

Comprenons-nous bien. Je ne reproche bien sûr rien au romancier. Toute liberté en art.

Mais ce point de vue spécifique de l'auteur qui l'amène à présenter ses propres conceptions pacifistes, ce qui est tout à fait respectable, dans un cadre historique qui ne les connaissait pas, ce qui du point de vue de l'histoire s'entend moins. Ça n'enlève rien à la valeur de l'œuvre, mais par contre conduit à des anachronismes ou même des erreurs historiques. Et dans le contexte actuel, cela devient, volontairement ou non, un phénomène politique.

Il s'agit bien d'une œuvre d'art, pas d'un travail historique.

Ainsi le roman « Le hussard » situe son cadre en Andalousie, à un moment ou le général Soult commandait l'armée napoléonienne dans cette région. Or il n'y eu aucun soulèvement populaire en Andalousie dans cette période, car les troupes de Soult, contrairement à celles de Murat, ou d'autres, faisaient attention à ne faire que de la contre guérilla, c'est-à-dire des actions ciblées et rapides, et pas une répression aveugle comme à Madrid qui la couperait de la population.

Ainsi, même si l'auteur s'en défend, qui dit séparer ses activités professionnelles de son œuvre de romancier, car il fut correspondant de guerre, et il semble en avoir tiré une sainte et légitime haine de la guerre, on sent bien que ce sont ces sentiments pacifistes et humanistes qui inspirent son livre. C'est son horreur de la guerre en général, sa haine de la gloire guerrière en général qu'il fait germer dans l'esprit de son personnage.

L'auteur a l'immense mérite dans « Un jour de colère » de montrer la révolution. On peut toutefois se demander s'il ne reconstruit pas les événements du 2 mai 1808 à la mesure de l'état d'esprit de nombreux intellectuels espagnols actuels : nationalistes, humanistes et pacifistes adaptés, consciemment ou non, aux objectifs du gouvernement Zapatero de réconcilier les communautés de la péninsule, de sa gauche et de sa droite.

Mais restons optimistes, les commémorations espagnoles en 2012 du bicentenaire de la constitution de 1812, si l'Espagne va jusque là, nous en diront peut-être plus sur cet état d'esprit et sur les libéraux, les révolutionnaires espagnols de 1808.

En attendant il faut lire Arturo Pérez-Reverte, pour les deux romans que nous avons cité, mais aussi pour tous les autres, notamment ceux qu'animent son héros le capitaine Alatriste, qui décrivent et racontent le siècle d'or espagnol, au début du XVIIème siècle, histoire qu'on ne connaît pas en France et qui valent à cet auteur, très lu en Espagne, le qualificatif justifié d'héritier hispanique d'Alexandre Dumas.

Le 3 mai 2011.

Jacques Chastaing

< < O M /\

URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/critiques/Arturo_Perez-Reverte-Un_jour_de_colere-bis.html

Retour Page d'accueil Nous écrire Haut de page