Les témoignages sur l'agonie de sites industriels se multiplient et stimulent
notre réflexion sur le destin de la classe ouvrière. Dans celui-ci, on retrouve avec plaisir
les qualités du précédent film d'Ariane Doublet, « Les Terriens » (2000)
: une attention particulière aux gens, à leurs propos, à leurs attitudes et à
leurs silences conjuguée à une patience visuelle qui nous permet de bien sentir les
spécificités d'un lieu.
Nous sommes toujours dans le pays de Caux, non loin de Fécamp. Pas question de débarquer avec
une grosse équipe pour aller à la rencontre des travailleurs d'une sucrerie à
Colleville. Elles y sont allés à deux seulement, la réalisatrice et une collaboratrice,
ingénieur du son. Elles ont d'abord parlé aux travailleurs. Puis elles les ont filmé
pendant plusieurs mois au cours de l'hiver 2001-2002. L'usine qui employait quatre-vingts
salariés à plein temps ainsi que des saisonniers transformait des tonnes de betteraves en
sucre. La réalité première qui nous saute à la figure est un mélange de
vétusté et de modernisme dans un bruit d'enfer. Les travailleurs sont
« habitués » de longue date à cette ambiance ahurissante. Au travers de multiples
gestes, on perçoit ce qu'est l'intelligence individuelle et collective de ces travailleurs
maîtrisant dans ses moindres détails l'immense carcasse de la sucrerie et tous ses organes.
Chacun comprend aussi au quart de tour qu'elle est l'humeur ou les préoccupations de tel ou
tel compagnon de travail.
Tout le personnel sait que la sucrerie est en sursis. Fermera ? Fermera pas ? Cette interrogation lancinante
qui touche des milliers de travailleurs en France et ailleurs peut durer des mois, parfois des années.
Y aura-t-il au moins encore une « campagne » de production, un délai permettant à
chacun de mieux envisager un avenir de toute façon compromis ? En attendant, la solidarité
entre tous ces naufragés de l'économie de profit se manifeste avec chaleur et humour, au
travail et pendant les temps de pause et de repas.
Quand on veut licencier des travailleurs, on déclare qu'un site n'est pas rentable. Allez
savoir si c'est vrai ou non ? Mais dans le cas de la sucrerie de Colleville, on invoque en haut lieu une
obscure question de quotas de production de sucre européen. « Les hauts lieux », ce sont
ceux des financiers, du ministère de l'Agriculture et des institutions européennes qui ont
décidé de supprimer la moitié des sucreries en France dans les cinq ans à venir.
Les ouvriers de Colleville ne se font pas d'illusions. Ils sont peu nombreux et même s'ils se
mettaient en grève, qui s'en apercevrait ? Tout de même, les membres du CE s'en veulent
un peu d'avoir déjà négocié un plan social, sans savoir ce que sera
l'avenir de la sucrerie et s'il y aura un repreneur.
Tout se passe dans un entre deux, le fonctionnement et la fermeture du site, le fatalisme et la
colère, la résignation ou la lutte. Rien ne se résout nettement dans un sens ou un
autre. Il n'est pas difficile de comprendre ces hésitations, ces balancements de point de vue
lorsqu'on ne sait pas très bien qui est le responsable de l'infamie qui se prépare et
donc à qui s'en prendre et quels moyens mettre en oeuvre. Les ouvriers sont
désarçonnés mais lucides sur la vaste entreprise de saccage de leur vie et de ce qui en
faisait le charme, comme par exemple d'aller faire un tour en bateau avec sa femme et ses gosses.
Dans ce film nuancé, le misérabilisme n'est pas de mise. Une belle façon de
respecter les travailleurs et d'inciter les spectateurs à se poser les bonnes questions sur
l'avenir de la classe ouvrière.
Le 26 avril 2004
Samuel Holder
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