Antonio Lobo Antunes est certes un très grand écrivain. Mais
il est plus encore, pour tous ceux qui considèrent le 25 avril 1974, qui vit éclore les
oeillets de la Révolution portugaise, comme un évènement majeur de cette fin de
20ème siècle.
En effet, la vocation littéraire d'Antonio Lobo Antunes est directement issue de la guerre
coloniale qui, de 1961 à 1974, préluda à la chute de la dictature salazariste. Né
en 1942 dans une famille de la grande bourgeoisie, il fut envoyé comme médecin en Angola
pendant 27 mois, de 1971 à 1973. La guerre lui fut insupportable comme médecin (il
poursuivit, de retour à Lisbonne, une carrière de psychiatre) et sa mémoire douloureuse
se transforma en écriture. Mais cette écriture est bien autre chose qu'un simple exutoire !
Il s'agit, le plus souvent, d'une remise en cause des "valeurs" essentielles de sa classe
d'origine. Qu'on en juge par cet extrait de son second livre, publié en 1979 et qui obtint au
Portugal un succès immédiat : « Le cul de Judas » (titre qui est déjà
une indication de l'originalité du style ( le « cul de Judas » est une expression
portugaise qui signifie le trou pourri, le lieu où l'on vous a oublié... et trahi.)
« Les tantes avançaient par à-coups, comme les danseuses des boîtes à musique à la fin de leur course, elles pointaient sur mes côtes la menace incertaine de leurs cannes... et proclamaient aigrement : « Tu es maigre » comme si mes clavicules saillantes avaient été plus honteuses qu'une marque de rouge à lèvres sur mon col de chemise.
« Heureusement, le service militaire fera de lui un homme. » Cette vigoureuse prophétie, transmise tout au long de mon enfance et de mon adolescence, se prolongeait en échos stridents sur les tables de « canasta » avec lesquelles les femelles du clan offraient à la messe du dimanche un contrepoids païen, à deux centimes le point... Les hommes de la famille, dont la pompeuse sérénité m'avait fasciné, avant ma première communion, quand je ne comprenais pas encore que leurs conciliabules murmurés, inaccessibles et vitaux comme des Assemblées de dieux, étaient uniquement destinés à discuter les tendres mérites des fesses de la bonne... Le spectre de Salazar faisait planer sur les calvities les pieuses petites flammes du Saint Esprit Corporatif, qui nous sauverait de l'idée ténébreuse et délétère du socialisme. La P.I.D.E. poursuivait courageusement sa valeureuse croisade contre la notion sinistre de démocratie, premier pas vers la disparition de la ménagère en Christofle dans les poches avides des journaliers et des petits commis...
De sorte que, lorsque je me suis embarqué pour l'Angola, à bord d'un navire bourré de troupes, afin de devenir, enfin, un homme, la tribu reconnaissante envers le Gouvernement, qui m'offrait la possibilité de bénéficier gratuitement d'une telle métamorphose, a comparu en bloc sur le quai, consentant dans un élan de ferveur patriotique à être bousculée par une foule agitée et anonyme... qui venait là assister impuissante à sa propre mort. »
Malgré ses qualités évidentes de fond et une forme brillante -
même si elle est parfois déroutante, tant elle est riche - ce n'est pas lui qui reçut
le Prix Nobel de littérature, mais son compatriote José Saramago, en 1998. Un grand
écrivain lui aussi, mais plus classique et surtout moins anticonformiste...
Bibliographie sommaire, que chacun peut compléter :
Maurice Roth
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