Elena

Film d'Andreï Zviaguintsev

Russie, 2011, 109 minutes
Site du réalisateur : www.az-film.com/en/
IMDB : www.imdb.com/title/tt1925421/


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Si nous n'avions en tête les récentes manifestations en Russie avec ces milliers d'opposants qui relèvent la tête et retrouvent courageusement le chemin de la rue pour dénoncer Poutine, ses fraudes et sa clique au pouvoir, nous sortirions bien sombres du dernier film d'Andrei Zviaguintsev, Elena. C'est en effet un film très pessimiste. Conçu en forme de boucle, il s'ouvre et se referme longuement sur la même image : un oiseau sur une branche devant la baie vitrée d'un immeuble. Entre les deux, un drame humain, un drame social, cruel et amoral dans lequel aucun des protagonistes ne suscite l'adhésion sans qu'aucun ne soit non plus une « ordure » finie : femmes courageuses mais soumises ou femme libérée mais cynique ; riche enfermé dans son monde et ses certitudes mais avec aussi un certain bon sens (il a déjà prêté de l'argent au fils et le ferait encore s'il y avait une santé en jeu) ; pauvres avachis devant leur télé attendant tout des autres...

Elena, ex-infirmière, vit avec Vladimir, un homme riche dont elle est devenue l'épouse. Ils ont tous deux un enfant d'un premier lit : lui une fille qu'il voit à peine. Elle un fils, lui-même père de famille et chômeur, qu'elle aide financièrement. Lorsque Vladimir qui vient de faire un infarctus lui apprend qu'il compte refaire son testament en faveur de sa fille, réalisant qu'elle ne pourra plus offrir à son fils ce que celui-ci attend d'elle, elle précipite sa fin pour ne pas dire qu'elle le tue délibérément !

Un film donc plein d'ambiguïtés et qu'il serait réducteur de ne voir que sous l'angle d'un crime « de classe » dans la Russie de l'« après-communisme ». Cette ambiguïté d'ailleurs se manifeste dans une certaine opposition entre l'image et le son : longs plans séquences, lenteur des mouvements, mais musique entêtante et parfois violente et agressive de Philip Glass.

Bien sûr, ce que nous voyons de la Russie actuelle est cette nouvelle société dans laquelle les « valeurs » du capitalisme, c'est-à-dire l'argent roi, n'ont apporté une amélioration des conditions de vie qu'aux riches, aggravant les inégalités. Pour ceux-là, comme le mari d'Elena, tout le confort moderne et accès aux soins de qualité. Pour le fils et sa famille, c'est la banlieue loin du centre, aux immeubles délabrés, aux cages d'escalier sordides, avec pour horizon le terrain vague et les centrales thermiques. Les deux mondes ne s'ignorent pas mais chacun vit dans sa bulle (la voiture de Vladimir en est une très concrète lorsqu'il sort de chez lui). Le film montre donc bien la fracture sociale, évoque la corruption (il faut payer pour éviter le service militaire et l'envoi en Ossétie) mais pas la « lutte de classe » : le fils d'Elena n'est pas un révolté, ni même un contestataire : il se contente de ses bières, ses cacahuètes et sa télé et vit en parasite sur la pension de sa mère. C'est la débrouillardise individuelle. Lorsqu'il investit à la fin avec sa famille l'appartement de Vladimir, ce n'est pas une victoire sur le riche, c'est la possibilité de n'avoir toujours rien à faire mais sur un canapé plus confortable et devant une plus grande télé !

Nous ne sommes pas pour autant dépaysés dans ce film russe : l'action se situe à Moscou mais nous sommes hélas souvent en terrain connu : les jeunes désœuvrés qui traînent au pied de leurs immeubles, le club de fitness pour garder sa forme, les portables, la télé allumée en permanence et ses émissions abêtissantes. Zviaguintsev, dans un interview publié sur le site Evène, nous signale que « Dans tous les appartements russes, il y a une télé, voire plusieurs, y compris chez les classes populaires. Et elle est tout le temps allumée. En Russie, la télé est un vrai interlocuteur. Elle monologue. Je ne sais pas comment c'est en France mais l'opinion la mieux partagée en Russie est que la télé est la source d'information la plus mensongère. »

Le cinéaste revendique son pessimisme et ne cache pas sa vision négative de la société humaine actuelle : « Je n'appartiens pas à cette génération dont le fils de Sergeï est un représentant particulier. Il y en a plein des comme lui, on les surnomme les gopniki : des jeunes de banlieue qui filment leurs copains en train de bastonner des passants et qui mettent leurs vidéos sur internet. Je pense que c'est le niveau zéro de l'existence humaine. Si je n'ai pas envie de faire des généralités, je remarque une tendance : la génération d'après Vladimir, celle de Sergeï, n'est pas véritablement un modèle. Et la suivante est encore pire, donc je ne peux pas cacher un certain pessimisme. » (Propos recueillis par Evene). « Nous avons tous subi un changement qu'on pourrait qualifier de transmutation de l'espèce humaine. Beaucoup de nos amis et connaissances sont devenus méconnaissables depuis ces vingt dernières années. L'histoire d'Elena révèle justement cette mutation de l'espèce humaine. Commettre un acte pour le moins répréhensible est devenu une chose parfaitement normale et cette tendance se manifeste aussi bien en Russie que dans le monde entier. Les idées de l'humanisme sont en train de se dissoudre et de s'user jusqu'à la trame », dit le réalisateur dans son interview à la « Voix de la Russie ».

Et Elena dans tout ça, puisque c'est elle l'héroïne du film ?

Zviaguintsev le confirme sur Evene : « je n'ai pas voulu faire un film social sur la lutte des classes. Elena ne tue pas Vladimir pour des raisons de classe. Elle est absolument convaincue - et moi aussi - qu'elle aurait pu finir ses jours avec lui. Et c'est avec une grande sincérité qu'elle va mettre le cierge à l'église et qu'elle souhaite qu'il survive. […]. Le vrai motif de son geste n'est pas la haine de classe : c'est l'amour qu'elle porte à son fils et à sa descendance. »

On ne peut s'empêcher alors de penser à une autre mère russe : celle de Gorki. Pourtant que de différences entre les deux même si elles sont toutes deux femmes du peuple. Pas de fils militant révolutionnaire socialiste pour Elena pour lui ouvrir les yeux. Pour ma part, c'est à une autre mère qu'elle me fait penser et dont je la sens plus proche : la Ma Joad des « Raisins de la colère ». Comme elle, elle représente le lien de la famille et sa survie. C'est une vie en parallèle qu'elle mène à côté de Vladimir : il lui a donné accès au luxe et au confort, mais elle continue à le servir et semble accepter sa condition d'épouse-femme de ménage. Elle est le lien entre les deux mondes et lorsqu'elle sort de son bel immeuble, avec son fichu à l'ancienne, c'est pour se rendre dans celui de son fils en banlieue. Solidaire des siens jusqu'au bout, ses enfants et petits enfants sont en fait sa véritable raison de vivre et pour eux, le clan dont elle fait toujours partie malgré son mariage, elle ferait tout ce qui est en son pouvoir : la preuve : sa décision rapide d'éliminer l'obstacle que représente son mari. Malgré tout, c'est elle qui garde la plus grande part d'humanité dans ce film. On la retrouve dans les paroles de Ma Joad lorsque tout s'effondre autour d'elle : nous les femmes nous sommes la continuité, nous avons l'habitude d'encaisser, nous résistons, nous transmettons. Et c'est bien de l'amour qu'Elena transmet à son tout petit fils et qu'elle est prête à donner au bébé qui s'annonce.

Laissons maintenant pour conclure la parole au réalisateur qui nous résume ainsi son film (Evene) : « Elenamontre le passage du communisme au capitalisme, les transformations profondes, presque physiques, opérées en chacun de nous. Un de mes amis dit que, dans les pays les plus avancés, la vie est un fleuve plus ou moins tranquille, avec ses méandres. En Occident, vous savez à peu près dans quelle direction vous allez. Mais la Russie ressemble plus à une grenouille posée sur un fleuve. Elle va sauter, sauf qu'on ne sait ni quand ni dans quelle direction. Ça peut être en avant, en arrière ou bien sur le côté. C'est notre histoire. » La Russie reste bien sûr ouverte à tous les possibles mais il semblerait bien que la grenouille aujourd'hui reprend sa marche en avant ! Ce sera notre conclusion d'espoir à nous.

Le 10 mars 2012

Nadine Floury

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