Le Pingouin

d'Andreï Kourkov

Éditions Liana Levi (février 2000)
274 pages

Nous sommes en 1995 à Kiev en Ukraine, le pays de Tchernobyl. Victor Zolotarev héberge chez lui depuis un an un pingouin. Explication : « A l'automne dernier, le zoo a offert ses pensionnaires affamés à tous ceux qui voudraient les entretenir. Justement, Victor se sentait seul depuis que son amie l'avait quitté, une semaine auparavant. »

Micha est un pingouin cardiaque et neurasthénique. On le serait à moins dans cette république ex-soviétique en pleine débâcle. Son silence ne l'empêche pas de porter un œil réprobateur sur certains aspects de la réalité. Ne perdons pas de vue que, comme Aristote n'a pas eu l'occasion de l'écrire, le pingouin est un animal social et sociable, malgré sa tenue en demi deuil par tous les temps. Victor additionne sa solitude à celle de Micha. Leur vie commune crée des liens de dépendance, à défaut d'une réelle amitié. La compréhension profonde n'aurait pu venir que d'un scientifique pinguinologue comme le sympathique Pidpaly, reclus dans sa vieille cabane depuis qu'il a été chassé de son travail. Il n'a pas su s'adapter au “ changement ”.

Comme il faut bien assurer la matérielle et fournir quotidiennement des poissons congelés à Micha, Victor accepte de menus travaux d'écriture pour un quotidien. Rien de très compliqué, des notices nécrologiques sur des gens encore vivants. Victor reçoit 300 dollars par semaine. Le dollar est la monnaie ukrainienne réelle, de même qu'aujourd'hui au Panama, au Salvador et en Equateur. Victor ne pose pas de questions à son rédacteur en chef sur l'utilité de ses écrits. Chercher à comprendre, c'est mortel. Au moins sur ce point, la situation n'a pas changé depuis l'effondrement de l'URSS. La seule chose qui reste planifiée est l'élimination de certaines personnes par les mafias en concurrence ; mafias d'Etat et d'affaires qui embauchent n'importe qui sans lui demander son avis.

« A chaque époque sa “ normalité ”. Ce qui, auparavant, semblait monstrueux, était maintenant devenu quotidien, et les gens, pour éviter de trop s'inquiéter, l'avaient intégré comme une norme de vie, et poursuivaient leur existence. » (page 142) Les sentiments vont à vau-l'eau avec la dérive mafieuse de la société.

N'en disons pas plus. Ce roman est un thriller réussi, à l'humour un peu glaçant. Comme chez l'écrivain russe du XIXe siècle Nicolaï Gogol, les inventions étranges de l'écrivain placent le lecteur au coeur d'une réalité sociale étouffante et mortifère.

Le 1er février 2001

Samuel Holder

Retour