Nous sommes en 1995 à Kiev en Ukraine, le pays de Tchernobyl. Victor
Zolotarev héberge chez lui depuis un an un pingouin. Explication : « A
l'automne dernier, le zoo a offert ses pensionnaires affamés à tous ceux qui
voudraient les entretenir. Justement, Victor se sentait seul depuis que son amie l'avait
quitté, une semaine auparavant. »
Micha est un pingouin cardiaque et neurasthénique. On le serait à moins dans cette
république ex-soviétique en pleine débâcle. Son silence ne
l'empêche pas de porter un il réprobateur sur certains aspects de la
réalité. Ne perdons pas de vue que, comme Aristote n'a pas eu l'occasion de
l'écrire, le pingouin est un animal social et sociable, malgré sa tenue en demi
deuil par tous les temps. Victor additionne sa solitude à celle de Micha. Leur vie commune
crée des liens de dépendance, à défaut d'une réelle
amitié. La compréhension profonde n'aurait pu venir que d'un scientifique
pinguinologue comme le sympathique Pidpaly, reclus dans sa vieille cabane depuis qu'il a
été chassé de son travail. Il n'a pas su s'adapter au
changement .
Comme il faut bien assurer la matérielle et fournir quotidiennement des poissons
congelés à Micha, Victor accepte de menus travaux d'écriture pour un
quotidien. Rien de très compliqué, des notices nécrologiques sur des gens
encore vivants. Victor reçoit 300 dollars par semaine. Le dollar est la monnaie ukrainienne
réelle, de même qu'aujourd'hui au Panama, au Salvador et en Equateur. Victor
ne pose pas de questions à son rédacteur en chef sur l'utilité de ses
écrits. Chercher à comprendre, c'est mortel. Au moins sur ce point, la situation
n'a pas changé depuis l'effondrement de l'URSS. La seule chose qui reste
planifiée est l'élimination de certaines personnes par les mafias en
concurrence ; mafias d'Etat et d'affaires qui embauchent n'importe qui sans lui
demander son avis.
« A chaque époque sa normalité . Ce qui, auparavant, semblait
monstrueux, était maintenant devenu quotidien, et les gens, pour éviter de trop
s'inquiéter, l'avaient intégré comme une norme de vie, et
poursuivaient leur existence. » (page 142) Les sentiments vont à vau-l'eau
avec la dérive mafieuse de la société.
N'en disons pas plus. Ce roman est un thriller réussi, à l'humour un peu
glaçant. Comme chez l'écrivain russe du XIXe siècle
Nicolaï Gogol, les inventions étranges de l'écrivain placent le lecteur au
coeur d'une réalité sociale étouffante et mortifère.
Le 1er février 2001
Samuel Holder