« Je n’avais pas réussi à caser toute la vodka dans le
frigo. » raconte le jeune Constantin, dit Kostia. Sa voisine a un enfant qui ne veut pas dormir.
Seule la figure terrifiante de Kostia peut le convaincre d’aller au lit. À quelque chose malheur
est bon. Kostia a eu le visage atrocement brûlé au cours d’une embuscade en
Tchétchénie. « Notre blindé s’est pris une roquette ». Ses
compagnons de service militaire l’ont d’abord cru mort. L’un d’eux, Sérioja,
l’a sorti trop tard du véhicule blindé.
Depuis son retour il gagne sa vie en travaillant « à l’occidentale » :
« Pour les riches. Avec parquets vitrifiés, plafonds suspendus et autres trucs de ce
genre. » Ses compagnons de guerre Guéna, Pacha et Sérioja, unis et rivaux, sont
toujours en quête d’un trafic lucratif ou d’une virée pour se croire encore
vivants.
La soif de vodka, Kostia l’a observée lorsqu’il était enfant chez un directeur
d’école qui avait repéré ses dons d’observation et ses talents de
dessinateur. Une telle soif n’est pas faite pour oublier mais pour attiser une attente sans fin.
À son tour, Kostia mène une sorte de combat contre l’assèchement de son âme.
Avec la vodka pour viatique, il attend des réponses à des questions insolubles. Pourquoi son
père les a-il abandonnés lui et sa mère pour une jeunette ? Pourquoi sa mère
s’est-elle liée à cet insupportable et pontifiant « oncle » Edouard
Mikhaïlovitch ? « Pourquoi il y en a qui brûlent et d’autres qui sont
sauvés ? Pourquoi le père que j’avais est-il devenu le père d’autres
enfants ? » Kostia, qui semble tout prendre dans la vie comme ça vient, avec
indifférence, est en fait rongé par une terrible exigence de lucidité et de liens
authentiques. Au-delà, une question se pose au travers du destin de Kostia : un espoir de
fraternité entre humains dans une société russe en pleine dérive est-il encore
possible ?
Les séquences de sa vie d’enfant, de soldat ou de rescapé d’une guerre que tout
monde voudrait étouffer, s’enchaînent sans transition, dans un va et vient
perpétuel et douloureux. De courtes scènes, éloquentes sur la barbarie de la guerre en
Tchétchénie, affleurent fréquemment, sans crier gare.
Ce bref roman très maîtrisé rattache Guelassimov à la grande tradition du
réalisme critique de la littérature russe.
Le 25 février 2005
Samuel Holder
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