Une fois de plus, dans ces élections, les grands médias
français se seront illustrés en reprenant à leur compte les
déclarations mensongères de l'armée et des Frères musulmans.
Contrairement à ce qu'on peut lire le plus souvent, ces élections ont
été une claque cinglante aux autorités militaires comme aux islamistes et ont
marqué spectaculairement sur la scène politique égyptienne le retour des
idées socialistes.
À ce jour [ndr 27 mai 2012], la participation officielle au scrutin est seulement de 42 %.
C'est-à-dire un véritable désaveu des autorités, surtout lorsqu'on
considère que les chiffres donnés sont toujours fortement gonflés, les
irrégularités innombrables, les votes achetés une règle et le suffrage
des morts une habitude. A ce jour d'ailleurs, le candidat pro-révolutionnaire et socialiste
nassérien Hamdeen Sabbahi, troisième du scrutin, mais grand gagnant politique quoi
qu'il arrive, a demandé que les élections soient suspendues à cause de
l'importance des fraudes. On a retrouvé notamment des liasses de bulletins de vote
validés à son nom jetés dans les champs. Jusqu'au dernier moment, le candidat
socialiste nassérien, une des figures marquantes de la révolution du 25 janvier et du
mouvement "Kiffaya" ("ça suffit") qui l'a préparée, a été
désigné second créant la surprise de ces élections. Ce qui est marquant
également c'est le déclin extrêmement rapide des Frères Musulmans
passés de 40 % aux législatives en janvier à 25 % aux présidentielles
en mai. C'est dire la rapidité du discrédit.
Si rien n'est changé, le candidat des Frères Musulmans, Mohamed Mursi arriverait en
tête avec 25,3 % des voix (5 553 097 voix), en second Ahmed Shafiq, ancien premier ministre
de l'ère Moubarak soutenu par les militaires avec 23,7 % (5 210 978 voix) qui seraient donc
tous deux en lice pour le second tour et en troisième le candidat socialiste
nassérien Hamdeen Sabbahi avec 21,6 % (4 739 983 voix). Ensuite viennent Abdel-Moneim Abul
Fotouh, candidat islamiste contestataire avec 3 936 264 voix puis Amr Moussa ancien
président de la Ligue Arabe avec 2 407 837 voix. Les voix des six autres candidats, plus
négligeables selon les autorités, n'ont pas été données
précisément à ce jour. Le futur président d'Égypte aura donc eu
moins de 8 % des voix de la population égyptienne en age de voter. Beaucoup moins que ceux
qui ont envahi la place Tahrir en 18 jours de révolution.
Les grandes villes et les quartiers populaires de ces villes ont donné le
plus souvent la première place au candidat socialiste Sabbahi. Les résultats à
Alexandrie, seconde ville d'Égypte avec environ 10 millions d 'habitants, connue comme la
ville de l'Islamisme (70 % des voix aux législatives de janvier 2012) sont
particulièrement significatifs. Le candidat socialiste Sabbahi y a obtenu 34 % des voix (602
634 voix) très loin devant l'islamiste contestataire Abul Fotouh, 22 % (387 747 voix), et
l'ancien ministre des affaires étrangères de Moubarak Amr Moussa avec 16,5 % (291 950
voix) puis Mursi le candidat des Frères musulmans (269 455) et enfin seulement Shafiq
candidat de l'armée (212 197). Pourtant les autorités religieuses de la ville n'ont
eu de cesse d'appeler à voter pour Mursi ou, à la rigueur, pour Fotouh. Mais pour les
Alexandrins, les islamistes n'ont rien fait depuis qu'ils dirigent le parlement, pauvreté et
chômage sont toujours plus grands. Le candidat socialiste nassérien est de très
loin le favori des jeunes et des femmes. Or beaucoup d'observateurs ont noté que si les
jeunes ont relativement peu voté, les femmes ont participé massivement bien plus que
les hommes. Dans les quartiers populaires, le raz de marée en faveur de Sabbahi est encore
plus impressionnant. Dans le district ouvrier de Ras El-Teen, Sabbahi vient en tête avec 3
500 voix, suivi par l'islamiste contestataire Abul Fotouh et Amr Moussa qui se partagent 1 000 voix
et seulement quelques-unes pour Ahmed Shafiq. La dynamique de la situation à venir se lit
dans ces chiffres. Dans le district de Bahary qui regroupe Ras El Tin, Tabya et Qait Bay, où
les prêcheurs salafistes ont une présence marquée dans les mosquées
locales, les gens sont fatigués des Frères Musulmans et des salafistes. Même
leurs militants de base sont lassés. Ils n'ont las obéi aux consignes et n'ont pas
cédé aux menaces des prédicateurs. Ils ont fait ce qu'ils voulaient. L'espoir
et la confiance dans les islamistes, Frères Musulmans comme salafistes, sont tombés.
Beaucoup regrettaient d'avoir voté pour les islamistes et le disaient à la presse.
"Comment pouvons-nous avoir confiance en ces hommes de Dieu, dit un chauffeur de taxi, alors qu'ils
mentent en permanence." Mais l'espoir dans le parlement s'est aussi envolé, lui qui s'est
montré tellement impuissant tous ces derniers mois. Et maintenant c'est le dernier espoir
dans les présidentielles qui s'envole. Il ne reste plus que la place Tahrir comme le disent
beaucoup à la lecture des résultats. Mais cette fois "des places Tahrir partout dans
chaque ville et village" témoigne un électeur interrogé par le journal Al
Ahram online. Et des places Tahrir pour le pain, le travail, le salaire, la justice sociale, ce
qu'on dit les électeurs en votant Sabbahi dont le programme électoral était
centré très clairement sur ce volet social comme sur la renationalisation de
l'économie. Mais le vote Sabbahi est plus qu'un vote. Peu dans ses électeurs ne se
font d'illusion sur la capacité de leur candidat à satisfaire leurs revendications.
Le vote est un message qu'ils se sont envoyés à eux-mêmes. Ils voulaient se
compter pour savoir combien ils sont à se dire qu'il faudra une deuxième
révolution.
Au résultat final, pour la masse des gens, les élections sont perdues, mais la
révolution continue de plus belle, renforcée par ce résultat. Bien sûr,
tout le monde se souvient que les socialistes nassériens ont soutenu les Frères
Musulmans aux dernières législatives et ne leur accordent pas une confiance aveugle.
Mais les temps ont changé, faire allégeance aux religieux n'est plus un gage de
succès. Ça se voit au fait que Sabbahi qui a compris le message refuse pour le moment
tout poste même celui de vice-président proposé par les Frères Musulmans
au cas où il ferait alliance avec eux pour le second tour. "Je ne ferai aucun compromis, je
n'accepterai aucun titre ou poste" a-t-il déclaré devant une foule de ses supporters
en liesse.
Soyons sûrs que le succès de Sabbahi montre clairement à tous et dans tout le
monde arabe en particulier qu'il y a une alternative populaire montante à l'islamisme. Car
on voit bien sûr les mêmes évolutions en Tunisie où, sur fond de luttes
et grèves massives, les islamistes modérés au pouvoir sont totalement
discrédités et les salafistes extrémistes qui n'y participent pas, tout
autant.
Au fond, ce résultat électoral spectaculaire qui ressemble à celui de Siryza
en Grèce ou, à ceux, dans une moindre mesure, de Besancenot puis Mélenchon en
France, était déjà inscrit dans la profonde rupture qui s'était
révélée par les manifestations massives en Égypte qui sont
allées du 25 janvier 2012 à l'appel à la grève générale
du 11 février mais aussi bien sûr par les vagues de grèves et de luttes qui ne
cessent pas dans le pays et dont le résultat électoral de ces présidentielles
est d'une certaine manière l'expression. Une étape psychique a été
franchie dans cette période du 25 janvier au 11 février [Cf l'article du 24 février 2012 paru dans Carré
Rouge en ligne]. Nous en voyons la manifestation électorale aujourd'hui. Mais on peut
voir également cette maturation dans le contenu des multiples grèves actuelles
où au delà des traditionnelles revendications économiques, les travailleurs ne
cessent d'exiger que les militaires qui dirigent les entreprises (entre 20 et 40 % de
l'économie est aux mains des militaires) soient eux-aussi "dégagés".
Nous ne tarderons pas à voir d'autres expressions de cette évolution psychique et
politique dans les mois à venir qui, soyons en sûr, ne vont pas tarder à ouvrir
la porte à l'émergence d'une phase de double pouvoir et de la construction de ses
organes avant de préparer une deuxième révolution, sociale celle-là,
pour le "pain, la dignité et la liberté" comme l'avait proclamé la
révolution il y a plus d'un an.
Le 27 mai 2012
Jacques Chastaing
URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/en_question/2012-05-28-Elections_presidentielles_en_Egypte.html