Une nouvelle star pour les médias, une nouvelle voix pour le libéralisme


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De Marianne au Point en passant par Le Monde, Rue 89, le Nouvel Observateur, le JDD, Libération et j'en passe, ils sont tous d'accord pour faire de François Lenglet la « nouvelle star du journalisme » (Marianne), le « nouveau chouchou » (Rue 89), la « nouvelle tête télé » (Libération), la nouvelle « icône télévisuelle » (Nouvel Observateur)… Le Monde va encore plus loin qui le présente comme la « star des présidentielles » (19 mars), « la révélation médiatique de la campagne » (le Monde magazine, 18 mars).

Aliocha, (Aliocha est le pseudonyme d'une journaliste économique diplômée en droit, qui traite plus particulièrement de la vie des médias et du métier de journaliste) s'en émeut sur Marianne 2, le 1er février 2012 : « on frissonne à la vue de cet emballement. Par pitié, laissons-le bosser. Ne le changeons pas en journaliste à paillettes, en idole des plateaux télé. N'en faisons pas une « star ». Il n'y a pas de star, ou plus exactement, il ne devrait pas y avoir de « star » dans ce métier, mais juste des professionnels qui sont bons ou pas. » s'insurge-t-elle.« Ce qui est étrange et légèrement inquiétant, c'est le nombre d'articles éblouis que lui consacrent ses confrères depuis quelques jours. […] comme si le fait d'avoir interrogé le chef de l'État le faisait soudain entrer dans la cour des grands. Voilà bien un travers typiquement médiatique que d'attendre qu'un individu soit estampillé par le pouvoir pour soudain en découvrir les mérites. Au passage, quel paradoxe pour une profession qui se définit précisément comme un contre-pouvoir » écrit-elle un peu plus haut. Sur ces points là, nous ne pouvons qu'être d'accord avec elle mais tâchons d'aller un peu plus loin. Le fait d'avoir interviewé Sarkozy n'est certainement pas la seule raison qui explique cet engouement pour François Lenglet : c'est aussi et surtout qu'il est tout à fait dans « l'air du temps ».

Pourquoi cet engouement à son égard ? Qui est donc ce fameux François Lenglet ?

C'est « le monsieur économie » de l'émission de David Pujadas « Des paroles et des actes », émission qui l'a propulsé sur le devant de la scène. Il est présenté comme celui dont les chiffres peuvent désarçonner n'importe quel candidat.

En fait ce n'est pas à proprement parler un économiste puisque il n'en a aucunement la formation, ce dont il ne se cache pas d'ailleurs. Ce monsieur chiffres est en réalité passé par les lettres ! Il possède une double maîtrise de lettres et de philosophie, a enseigné la littérature française à Shanghai où il a vécu deux ans et a été le correspondant en Asie pour l'Express. C'est donc maintenant avant tout un journaliste qui s'est spécialisé dans les questions économiques mais on peut constater que David Pujadas n'a pas cru bon d'inviter des économistes de formation, et des économistes qui remettent en cause le système capitaliste car ceux-ci ne manquent pas. On peut constater aussi, comme le fait remarquer le journal Fakir (dans un article du 29 février intitulé « les voleurs de débat »), que « Des Paroles et des actes, l'émission politique phare de France 2, ne comporte aucune rubrique « Social » - pour discuter de santé, de logement, d'éducation, etc. Et David Pujadas, son présentateur, ne convie jamais le rédacteur d'un canard syndical, de la Nouvelle Vie ouvrière (CGT) par exemple, pour intervenir. »

C'est un bon journaliste économique nous dit Aliocha qui persiste à le défendre sur le site d'Arrêt sur images. Bon ? Mettons de côté cet adjectif. Aimable, un « gars ouvert et sympa » pour les journalistes de Fakir qui l'ont interrogé. Redonnons la parole à son avocate Aliocha (article de Marianne 2 déjà cité) « On a le sentiment en l'écoutant que ce journaliste-là bosse ses dossiers. Inutile pour lui de manier la provocation, l'ironie ou l'argument idéologique […] il sait et ça se voit. ». Mais, poursuit-elle, « En réalité, ce choix d'introduire dans le panel des interviewers un journaliste spécialisé est une illustration supplémentaire de l'importance prise par l'économie et la finance dans la politique. Du coup, les princes du métier découvrent effarés que l'économie peut être abordée sous un angle plus technique que politique. Car Lenglet est un technicien ».

C'est sur cette dernière remarque que nous allons nous arrêter car elle me semble significative, non pas de l'effarement des médias, comme il est dit, mais de leur volonté nettement affichée de mettre en avant des experts au-dessus de tout soupçon. C'est parce qu'il défend habilement des conceptions dans « l'air du temps » que notre journaliste est porté aux nues par ceux de ses confrères qui sont persuadés que l'horizon du capitalisme est indépassable.

C'est donc « un technicien »

Que faut-il entendre par là ? Qu'il ne fait pas de politique ? Qu'il est neutre, objectif ? Et pourquoi donc le serait-il ? Parce que ses arguments reposent sur des données chiffrées : et donc c'est ma-thé-ma-tique !

Reprenons notre navigation sur le flot des divers commentaires : « François Lenglet, ou la montée en puissance du journalisme par le chiffre » (Le Point.fr 30/01), « ce journaliste économique confronte les présidentiables à la placidité des données chiffrées. […] Sa méthode est celle du chiffre impérial et incontestable.» (Libération le 7 mars), « Une campagne « techno » arbitrée par des experts, calculs et pourcentages ont remplacé les débats de société, pas un hasard si la star de la campagne 2012 est un journaliste économique, François Lenglet. Ses graphes et ses schémas, qui peuvent s'avérer assassins, sont devenus cultes » (Le Monde 19 mars).

Il y a des préjugés qui ont la vie dure. Olivier Gebuhrer, maître de conférences en mathématiques, le note sur le blog de Médiapart le 15 décembre 2011 : « On dira que les mathématiques relèvent de l'exactitude et que les enjeux proprement politiques ne la traversent pas et qu'inversement, les mathématiques n'ont rien à apporter au politique. ». Sur le rapport entre les maths et les idéologies je me contenterai de reproduire un extrait d'une intervention au séminaire d'histoire et philosophie des sciences de l'université de Bourgogne en 2004, celle de Carlos Pimenta, professeur à la faculté d'économie de Porto, sur la « science économique » et les mathématiques : « il y a aussi d'autres raisons tout à fait différentes pour l'utilisation des mathématiques. D'abord l'utilisation des mathématiques facilite la conquête d'une position sociale et politique. Les Mathématiques font le sérieux, montrent que leurs utilisateurs sont de « vrais » chercheurs, dominant des connaissances non accessibles à tout le monde. Les lecteurs et les politiques peuvent ne pas comprendre ce qui est écrit, mais c'est mieux de ne pas montrer l'ignorance et accepter la validité de ce qui est présenté. Et pour ces lecteurs la « science », quoique sociale […] est neutre […] Comme le dit Galbraith l'utilisation des Mathématiques peut être aussi une diversion idéologique. Pendant le temps d'utilisation des techniques mathématiques - et il s'agit toujours d'utilisation de techniques et d'un langage spécifique - les étudiants ne pensent pas aux questions sociales, oublient que les nombres représentent des hommes, des rapports sociaux ».

L'article du Monde déjà cité se rappelle que le 12 janvier, lors de l'émission Des paroles et des actes, Jean-Luc Mélenchon « avait plaidé en vain pour placer « l'humain d'abord », avant les chiffres. » Et de conclure : « Est-ce une raison de son succès ? Le candidat du Front de gauche est le seul à mener une campagne d'instituteur, sans nombre ni ratios. Au grand jour, du moins ».

L'incarnation de « la défense médiatique placide du libéralisme »

C'est le Nouvel observateur lui-même qui le dit (le 15 mars) en précisant que cette incarnation est aussi celle de « la docilité relative aux forces de l'argent, toutes choses inspirées par le souci du réalisme économique et la nécessité d'apparaître d'une froide objectivité ». Libération de son côté, le 7 mars, le juge ainsi : « Sa priorité est de «retrouver une trajectoire de finances publiques crédible en coupant dans les dépenses», une orthodoxie budgétaire qu'on classe généralement à droite ou au centre droit. »

François Lenglet n'est objectif qu'en apparence (Le Nouvel Observateur observe avec humour sa « sa capacité caméléon à dissimuler son libéralisme »). Il a ses propres convictions (le contraire serait surprenant) même s'il prend un ton très mesuré. Et s'il en critique parfois les excès ou les incohérences, il ne va pas jusqu'à remettre en cause le système capitaliste. Sa carrière d'ailleurs est significative de son engagement. Il a travaillé tour à tour pour l'Expansion dont il est devenu le directeur adjoint en 1998, pour les Enjeux-les Échos dont il a pris la direction en 2000, pour la Tribune en 2008 dont il est devenu directeur de rédaction jusqu'en 2011. Magazines tous bien orientés dans la défense de l'ordre libéral. Il fait maintenant partie de l'équipe de BFM TV Business, intervient sur France inter dans le Téléphone sonne et sur France 2 dans l'émission de Pujadas.

Ses chroniques matinales sur BFM Business méritent d'être écoutées par ceux qui continueraient à le voir comme l'homme au-dessus des partis. Celle du 15 mars par exemple. Il s'intéresse au cas des footballeurs dont on voudrait taxer les hauts revenus. Pour lui ils représentent une maquette en réduction de la société et leur cas montre la façon dont ce petit monde (celui des très riches) réagit à la taxation. En voici quelques extraits : « Plus on taxe les hauts revenus, moins le pays est performant » affirme-t-il « les gars foutent le camp » « sur une population fortunée, talentueuse et mobile, le taux de taxation marginale est important ; c'est la même chose pour les entrepreneurs et les artistes ; pour ces quelques milliers de talents dans le pays, il faut être précautionneux ; c'est une question de bon sens ». Son bon sens ne va pas jusqu'à lui faire dire qu'il y a peut-être moyen de poursuivre et de faire payer ceux qui « foutent le camp ». En tous les cas, aucune indignation de sa part envers ces « bons citoyens » qui échappent au fisc et laissent supporter le poids des dépenses publiques sur la collectivité moins fortunée.

« Je vous montre les faits » aime-t-il répéter aux candidats qu'il interroge dans l'émission Des paroles et des actes comme si les chiffres, les graphiques et les courbes parlaient d'eux-mêmes et ne souffraient aucune contestation, aucune interprétation… « sauf que ces faits sont tordus ». C'est ce nous démontrent Adrien Levrat, Franck Dépretz et François Ruffin dans le numéro de Fakir déjà cité. Nous en recommandons la lecture. Ils reprennent donc les graphiques de Lenglet pour les analyser à leur tour. Voici quelques unes de leurs conclusions : « C'est un véritable travail militant qu'il (F.L.) effectue, en prime-time sur une chaîne publique, sous des dehors objectifs. En défenseur du profit, plus acharné que les maîtres de l'argent eux-mêmes... Mélenchon envisage de taper davantage dans les revenus financiers ? Lenglet réagit : « La taxation du capital, elle est à 37,5%. C'est-à-dire qu'on est tout près du niveau du travail aujourd'hui… » Et de sermonner le candidat du Front de Gauche : « Là aussi, il faut se tenir au courant de l'actualité. » Qu'on se tienne au courant, simplement, des statistiques dressées par les économistes : le travail est, en moyenne, grevé aux alentours de 50 % - contre la moitié, 25-30 % pour le capital. Mais surtout, surtout : pourquoi « l'argent qu'ils gagnent en dormant » ne serait pas taxé plus, voire largement plus, que le « pain gagné à la sueur de nos fronts » ? Pourquoi on n'inverserait pas les 50 % et les 25 ? Où serait l'injustice ? En quoi y aurait-il scandale ? Voilà qui apparaît comme un interdit dans la tête de François Lenglet. »

« Osez discuter ses arguments et il décoche sa sentence sans appel : « Ce ne sont pas mes chiffres, ce sont ceux de l'OCDE », qu'il érige en juges de paix » écrit Tania Kahn dans L'article de Libération déjà cité. L'OCDE, cette vénérable institution… Penchons nous donc maintenant pour terminer cet article sur ce qu'est véritablement l'OCDE dont les études servent de paravent à notre « star ».

L'OCDE, au-dessus de tout soupçon ?

L'organisation de coopération et de développement économiques est une organisation internationale fondée en 1960 et dont le siège est à Paris, au château de la Muette. Elle regroupe 34 pays mais pas n'importe lesquels : des pays développés qui ont en commun un système de gouvernement démocratique et une économie de marché. Travaillent pour elle des centaines d'experts, d'économistes et elle publie régulièrement des statistiques, des analyses, des prévisions, et des recommandations principalement en direction de ses états membres. Elle est donc sans conteste une source de renseignements et d'observations de qualité dont les données peuvent être utilisées par « tous les bords ».

Si l'on va sur son site, on y lira que son objectif est de promouvoir « des politiques meilleures pour une vie meilleure », de recommander « des politiques dont le but est d'améliorer la vie de l'homme de la rue », de s'efforcer « de rendre la vie plus dure aux terroristes, aux fraudeurs fiscaux, aux entrepreneurs véreux et à tous ceux qui sapent les fondements d'une société juste et ouverte. »

Mais quelles sont donc ces politiques qui sont recommandées aux états ? Stimuler l'emploi et les compétences, restaurer la confiance publique, passer de l'emploi tout au long de sa vie à l'employabilité tout au long de sa vie etc, etc… Voilà bien les recettes du capitalisme ordinaire pour Jacques Cossart d'Attac-France.

Pour le chercheur Raoul-Marc Jennar, l'OCDE est « le bureau d'études intergouvernemental du néolibéralisme. […]. Les statistiques et les rapports publiés par l'OCDE sont de véritables argumentaires en faveur du libre échange le plus débridé. On se souviendra que c'est un rapport de l'OCDE qui a recommandé de constitutionnaliser le libre-échange; un autre rapport a fourni des conseils sur la manière de s'opposer à ceux qui contestent la privatisation de l'enseignement. C'est l'OCDE qui fournit des recommandations et des propositions en ce qui concerne le démantèlement du droit du travail. Bref, c'est le bureau d'études qui fournit le mode d'emploi pour mettre en oeuvre dans chaque État les décisions du FMI et de l'OMC. C'est aussi l'institution qui fournit aux gouvernements les conseils sur la manière de faire accepter les choix néo-libéraux par les populations. »

Chloé Maurel, docteure en histoire, spécialiste des institutions internationales, va dans le même sens et voit dans l'OCDE « L'instrument efficace de l'offensive libérale mondiale, […] une agence qui se présente comme universelle mais qui ne l'est pas, […] qui veut imposer à l'État les règles du management privé» et qui montre « Une attitude très favorable aux intérêts des banques et des firmes transnationales » ; « Concernant le problème des paradis fiscaux, l'OCDE se montre singulièrement laxiste. En effet, l'institution a récemment publié de nouvelles listes de paradis fiscaux, d'où elle a enlevé notamment Jersey et Guernesey ». Elle conclut : « Ainsi, l'OCDE qui siège discrètement à Paris, au château de la Muette, promeut les principes du libéralisme économique et les intérêts des grandes firmes et des banques, […]. L'organisation, qui s'est dotée d'une aura de respectabilité et d'universalisme, parvient aujourd'hui à influencer les États et les institutions du système de l'ONU. (On peut lire l'intégralité de son texte sur le site Espaces-Marx).

Enfin, puisqu'il apparaît que l'OCDE est « la bible » de F. Lenglet, lui qui s'est donné pour mission de confronter les candidats « à la réalité des chiffres », concluons cet article en signalant un article de Pierre Rimbert (Monde Diplomatique, mars 2012) à propos d'une publication de l'OCDE intitulée « Toujours plus d'inégalités : pourquoi les écarts de revenus se creusent ». Le secrétaire général de l'OCDE s'y indigne du fait que : « Dans les économies avancées, les revenus moyens des 10 % les plus riches sont désormais près de neuf fois supérieurs à ceux des 10 % les plus pauvres. ». Les raisons avancées : la flexibilité accrue sur les marchés du travail, la déréglementation des marchés des biens et des services, l'affaiblissement de la fiscalité redistributive.De quoi surprendre effectivement les inconditionnels « du système » !

Le 26 mars 2012

Nadine Floury

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