Samuel Holder dans le dernier numéro de Carré Rouge (juillet 2009,
n°41) nous a fait découvrir le seul ouvrage d’Oscar Negt traduit en
français, « L’espace public oppositionnel » [1], dans lequel sont
regroupés plusieurs extraits de ses écrits. Un chapitre a retenu
particulièrement mon attention, le chapitre IV, intitulé « Les potentiels de
violence inscrits dans les médias de l’image et du discours », chapitre
tiré de : « Soixante-huit. Les intellectuels politiques face au
pouvoir » (1998).
En France la question des médias a fait l’objet d’un certain nombre
d’études, d’analyses critiques et de remises en cause grâce à
plusieurs sites, livres et journaux mais Oscar Negt apporte, me semble-t-il, à ces diverses
analyses, un autre regard, une autre approche qui enrichissent la réflexion.
Il part bien sûr lui aussi du constat que depuis 1968 les médias suivent une
évolution inquiétante par leurs liens avec le monde des affaires et les pouvoirs
politiques ce qui met évidemment la démocratie en danger. En criminalisant les
mouvements étudiants par une propagande effrénée, ils ont montré
qu’ils étaient devenus un espace public « libéral », ils ont acquis
des pouvoirs considérables, entre autres celui de participer à la constitution des
nouvelles élites. À ce sujet Oscar Negt cite Gunter Hofmann [2] : « L’aristocratie
médiatique a remplacé la noblesse de cour[…]. En décidant de la
célébrité, elle détient l’arme la plus puissante qui soit. Car
les personnalités célèbres représentent aujourd’hui ce que furent
jadis les élites ».
Mais pour Oscar Negt la simple dénonciation des interpénétrations
économiques dans le domaine des médias ne suffit pas : elles sautent aux yeux et cela
ne nécessite plus « ni une théorie sociologique ni des instruments de
recherche ambitieux et méthodiques ». Pour lui la plupart des craintes qui ont
accompagné la transformation du paysage médiatique se sont
révélées infondées. La pression de la publicité, la course
à l’audimat sont réelles mais n’ont pas fait bouger de manière
décisive le niveau de l’offre. L’influence des médias sur les attitudes
politiques, les changements d’opinion et la formation de préjugés s’est
montrée très limitée (c’est dans la petite enfance que les
préjugés se mettent en place) de même qu’il a été
prouvé qu’ils ne produisent pas directement de la violence (tout au plus offrent-ils
les formes dans lesquelles les potentiels de violence peuvent s’exprimer).
Le plus inquiétant est donc à chercher ailleurs et Oscar Negt est
catégorique : si l’on ne dépasse pas le stade des « constats qui
s’en tiennent au rituel de l’exactitude méthodologique », on
n’avancera pas vers une théorie sociale critique des médias. Il faudrait, nous
dit-il, que « que la recherche sur les médias comprenne qu’une
théorie critique qui traite des médias ne doit pas placer les médias en son
centre » et qu’elle ne peut donc se passer d’une théorie
critique de l’ensemble de la société.
Il nous propose d’engager la réflexion à un autre niveau qui lui semble
essentiel : c'est-à-dire sur l’émergence de ce qu’il nomme
« une réalité seconde », réalité qui tente
de nous faire croire que nous vivons dans un monde tout à fait transparent alors qu’en
fait cette autre réalité se substitue à nos propres expériences. Le
problème de cette réalité médiatique est dans « ce
qu’elle entrave et bloque, en n’accordant plus aucun moment de répit aux
êtres humains ». Sa force réside « dans sa capacité
à condenser le temps, dans sa mise en place d’une simultanéité des
évènements qui se déroulent dans endroits complètement
différents du monde, produisant des auto-illusions du spectateur sur sa participation
à l’activité mondiale ». Les médias électroniques
offrent effectivement la possibilité « de jeter des regards sur des lieux sans y
être présents » mais avec un tel rythme, une telle
accélération que les informations s’en trouvent dévalorisées et
que nous n’avons plus le temps de la réflexion. Il semblerait bien
qu’un des objectifs inconscients de cette réalité médiatique soit
d’empêcher « que des temps morts n’apparaissent qui favoriseraient la
méditation, la concentration ou le souvenir du public. »
Il ne suffit donc pas d’enrichir de façon exponentielle l’offre
d’informations mais de donner à ceux qui la reçoivent les compétences
pour transformer ces informations en connaissance cohérente : c’est
donc bien la faculté de développer son jugement critique qu’il s’agit de
développer. Des théoriciens des médias comme Balazs, Enzensberger ont
déjà montré la nature ambivalente des médias qui peuvent se mettre soit
au service de la propagande pour limiter la faculté de jugement humaine, soit au service de
tout ce qui peut favoriser les processus d’émancipation. Force est de constater avec
Oscar Negt que « Des phénomènes comme la compression des
évènements, la fragmentation des expériences ou encore
l’immédiateté suggérée sont plus proches des pratiques de
domination que des tentatives d’émancipation ayant pour objectif l’autonomie
humaine, la critique de l’ordre établi, la réalisation de soi et de ses propres
objectifs ». Voilà donc ce qui est le plus dangereux dans le pouvoir des nouveaux
médias : « leur capacité à empêcher les gens de se
libérer de ces entraves, par le biais d’une dispersion et d’un morcellement
permanent de leur compréhension du monde et par une « cimentation » de leur
passivité ».
Cela passe aussi par l’étiolement de nos sens. Avec les nouveaux médias seuls
le voir et l’entendre sont sollicités. Or, nous avons cinq sens, nous rappelle Oscar
Negt ! Certains, comme celui du toucher, ne peuvent s’exercer que dans les expériences
de la vie quotidienne, dans notre environnement, dans la proximité avec les autres. Mais les
nouveaux médias font de nous des individus isolés, vivant dans le virtuel.
Cette perte des dimensions sociales de nos sens a plus d’importance
qu’on ne croit car c’est « au sein des rapports de proximité que se
situe le domaine d’action privilégié de nos sens » : elle
entraîne la perte du sens du réel, laquelle se rajoute à la
perte de l’expérience et de la mémoire dans notre vie quotidienne, et aussi
à « la perte du politique, la désintégration d’une
volonté d’intervention humaine tournée vers l’avenir qui transgresse
consciemment les conditions existantes ». Paradoxalement cette perte de la
réalité n’est pas due à un manque d’informations mais au fait que
nous connaissons trop de choses et que « ce superflu en informations ne peut ni
être interprété en fonction de nos propres besoins et intérêts, ni
être canalisé dans le cadre de notre vie personnelle ».
L’enjeu auquel nous sommes donc confrontés est donc d’enlever à
la réalité médiatique son apparence objective afin que les
médias retrouvent leur fonction première, c'est-à-dire leur fonction
médiatrice et qu’ainsi les hommes puissent accroître de manière
critique et consciente leur capacité à recueillir toutes sortes
d’expériences, sans que cela se fasse au détriment des expériences
directes de leur vie quotidienne. L’auto-organisation autonome des êtres
humains passe donc à la fois par l’émancipation de leurs sens et par la
« libération de leur dépendance passive » à l’égard
des médias.
Juillet 2009
Nadine Floury
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