Un voilier de luxe pris en otage : Heureusement la marine nationale française veille
!
Voilà ce qu'on retiendra essentiellement de l'affaire du Ponant, ce voilier de
croisière de luxe, détourné par des pirates dans le golfe d'Aden le 4 avril 2008.
Elle nous a été longuement relatée dans les journaux télévisés de
nos deux grandes chaînes mais sans que jamais les reportages s'attachent à nous donner les
explications sur les causes profondes de la piraterie. Il y avait là pourtant, pour les journalistes,
l'occasion de mener un vrai travail d'investigation... Non seulement ils ne l'ont pas fait, mais
ils ont tous, à l'unanimité, passé sous silence un autre drame, en « omettant
» de rappeler ce qui a rendu tristement célèbre le golfe d'Aden et qui en
étaient ses véritables martyrs. Ils nous imposent ainsi une vision de la géopolitique
complètement tronquée.
La surprise de Claire Chazal, au JT de 20 h sur TF1, le vendredi 4 avril est... surprenante.
Est-elle bien renseignée du sujet qu'elle aborde ? « C'est très rare.
On a à peine à le croire et pourtant la piraterie existe et sévit
encore. » nous dit-elle ingénument. Elle se rattrape le lendemain soir mais n'en
revient toujours pas de ce qu'elle annonce: « C'est difficile à
croire et pourtant les actes de piraterie ne sont pas rares dans le monde,
ils semblent même de plus en plus violents. Parmi les régions les plus exposées donc le
golfe d'Aden. ».Même invitation à nous étonner avec Laurent Delahousse ,
le même soir sur France 2 : « Alors cette notion de pirates des mers peut
paraître comme cela étonnante. C'est pourtant un problème bien réel
et qui se développe dans certaines mers du monde. »
On a peine à croire, quant à nous, que nos deux présentateurs viennent de
découvrir l'importance de la piraterie ; il semblerait en fait qu'ils partent du postulat que
leurs téléspectateurs, en étant restés au stade des aventures du capitaine
Crochet et autre Rackham le Rouge, voire du « Pirate des Caraïbes », ne peuvent associer le
mot de pirates qu' à des histoires pour enfants, pour BD ou pour films. Serions-nous si mal
informés que cela des drames de ce monde ? Mais puisqu'il semblerait que nous soyons plus
tentés par le mythe que par la réalité, cet évènement, bien réel,
va nous être relaté quasiment sur le mode de la fiction.
...ce qui laisse de nombreuses questions sans réponses.
Pour nous mettre dans l'ambiance Claire Chazal aime commencer par ces mots qui nous donnent
l'avantage « la traque aux pirates» (elle le fait le 5 et
6 avril), en réalité il s'agit plus d'une surveillance que d'une véritable
traque : on les suit à distance et ils vont là où ils ont prévu d'aller !
Quels sont les trois acteurs de ce drame ? Les pirates, les victimes, les sauveurs.
Les pirates : plusieurs reportages nous expliquent qui ils sont, comment ils procèdent, quel est leur
objectif ( l'argent , la demande de rançon). Cartes à l'appui on nous montre quels sont
les mers les plus menacées, chiffres à l'appui on nous montre l'augmentation du nombre
des attaques en particulier dans le golfe d'Aden : 25 attaques en 2007 sur France 2 le 4 avril, 31 le 5
avril mais 40 sur TF1 le 7 avril : pas de doute, elles sont bien en augmentation ! Et leur nombre serait
largement sous-estimé nous précise-t-on dans cette zone « infestée de pirates
», dans « ce nid à pirates » : le vocabulaire nous plonge dans le roman
d'aventures !
Questions sans réponses : mais qu'est-ce qui a poussé ces hommes, anciens marins, fils de
pêcheurs, à faire le choix de la violence ? quels fléaux frappent donc cette partie du
continent africain ? Pourquoi la Somalie est-elle devenue une zone de non-droit ? Aussi bizarre que cela
puisse paraître, aucun des journaux télévisés ne se penchera sur la misère
qui frappe la Somalie et l'Éthiopie, son voisin , aucun développement sur la guerre
civile... par contre le 5 avril Claire Chazal justifie la présence de militaires français dans
cette zone par « la lutte contre le terrorisme, évidemment, cela depuis le 11
septembre. »
Les victimes directes : C'est encore Claire Chazal qui, au JT de 13 h le 5 avril, s'empresse de nous
rassurer : « Le bateau revenait des Seychelles sans passagers donc avec seulement
une trentaine d'hommes d'équipage. ». Les passagers de ce voilier de luxe sont
sains et saufs, c'est l'essentiel... Mais, nous précise-t-on à chaque JT : parmi les
otages, une majorité de Français. Nous avons droit alors aux séquences émotions.
L'émotion, l'inquiétude des familles des marins sont tout à fait
légitimes mais pourquoi exhiber des photos de famille, pourquoi ces lourdes mises en scène lors
des interviews comme par exemple sur TF1 le 6 avril, au journal de 20h, où l'on nous montre le
père au téléphone, la main de la mère sur la souris de l'ordinateur ?
Questions sans réponse : Et les non-Français, (un tiers de l'équipage quand
même !), qui sont-ils ? Pas un mot à leur sujet dans les JT. Visiblement il leur manque des
familles inquiètes de leur sort. C'est à la radio et dans la presse qu'on trouve
quelques éléments de réponse : par exemple Libération le 9 avril parle
de Philippins et d'Ukrainiens mais en notant que « l'incertitude demeure sur le nombre
exact des membres d'équipage, que l'armateur n'a pas souhaité fournir. »
Tiens donc !
En tous les cas, Français ou non-Français, les salariés de l'équipage
n'avaient pas le choix : ils connaissaient les risques et en tremblaient nous disent les
témoignages recueillis : otages donc non seulement des pirates mais de leur employeur... ce qu'on
se garde bien de nous suggérer.
Une victime indirecte : l'armateur. Il est tout juste cité, il s'agit du groupe CMA CGM, il
est en liaison permanente avec le gouvernement mais reste très discret. Ah, ces pauvres armateurs, ils
ont bien du souci avec la piraterie « Qui représente chaque année des dizaines de
millions d'euros en embarcations et cargaisons perdues » (TF1 le 5 avril) et qui ne peuvent
même pas déclarer toutes les attaques de crainte de voir augmenter leurs primes d'assurance
!
Question sans réponse : Qu'est-ce que la CMA CGM [1]
? Il faut se renseigner par nous-mêmes : nous découvrons donc que la CMA après avoir fait
main basse sur la CGM, jusque là entreprise publique, a racheté la Cie du Ponant pour jouer la
carte du tourisme de luxe, puis Delmas-Bolloré... Elle est devenue le 3ème groupe
mondial de transports maritimes par conteneurs. Son chiffre d'affaires la rend tout à fait
solvable et son bénéfice net pour l'année 2007 « aurait fait un bond de
58% » d'après les Echos du 17 mars 2008. Nous voilà rassurés quant au
propriétaire du navire.
Les sauveurs : Ah ! les sauveurs, les nouveaux héros du golfe d'Aden : l'armée
française et la marine nationale . Les JT, préparés de toute évidence en
étroite collaboration avec l'Etat-major au vu des nombreuses images prêtées par le
ministère de la défense et du temps de parole donné aux capitaines, commandants,
amiraux..., leur accordent une place de choix. Le plan pirate-mer, la task force, la base de Djibouti, le
GIGN, les commandos marines, « nos avions de patrouille », « nos frégates »,
l'entraînement de « nos hommes » : nous sommes impressionnés par un tel
déferlement d'images viriles !
De l'action avant toute chose :
C'est là où le bât blesse : car d'action, point : tout est calme : la mer est
calme, les pirates sont calmes, l'équipage est en bonne santé et bien nourri...
Qu'à cela ne tienne, on va nous en offrir de l'action : et de nous montrer les commandos
marines prendre d'assaut un navire (en réalité ils s'entraînent), le gros plan
sur le canon... C'est TF1 qui fait le plus fort dans son JT de 20 h le 8 avril en consacrant la
totalité de son sujet sur le Ponant intitulé : « le GIGN en alerte pour porter
secours au Ponant » à nos valeureux soldats qu'on voit en tenue de camouflage (en
plein désert avec des arbres sans feuilles et sans ombre) viser des ennemis invisibles et se faire
même les formateurs de soldats américains car, nous est-il dit, ils sont les «
Pionniers de ces opérations en milieu désertique. »
Quant au suspens, il a bien fallu se rendre aussi à l'évidence : malgré les
tentatives des présentateurs pour nous maintenir en haleine, rien d'imprévisible dans ce
qui est reconnu par tous comme « Une pratique courante dans la région. »
(dès le 4 avril sur France 2), « De source militaire, on s'attend à une demande
de rançon » (Le 5 avril sur TF1), « Leur objectif est toujours le même :
obtenir le maximum d'argent ; la dernière rançon s'élevait à 450 000
euros. » (TF1 7 avril 20h). Alors, comme pour l'action, les commentaires vont
suppléer aux manques : « même si on sait que les prises d'otages dans la
région se terminent sans violence, le plan pirate-mer mobilise [...] les commandos marines. (5 avril
France 2). « vous savez qu'une équipe du GIGN est partie hier vers Djibouti pour
préparer une éventuelle intervention » (JPP TF1 13 h le 8) à tel point
qu'on finit par se demander s'ils ne la souhaitent pas cette intervention !
Le rêve... Pour nous faire oublier quoi ?
« Pour éviter que la situation au bord du voilier de rêve ne tourne
au cauchemar. » se termine le reportage sur France 2(le 5 avril à 20 heures). Description
du Ponant (TF1, journal de 20 heures le 4 avril): « Ses 88 mètres de long et ses 4 ponts
sillonnent les mers chaudes pour des croisières de rêve ; et depuis cet
après-midi le Ponant est un navire de luxe pris en otage. ». « Les pirates qui
sévissent sur cette côte de rêve » (France 2, 5 avril, 13
h)...
Au cours de ces quelques jours de reportage sur le détournement du Ponant, nous avons
été gavés d'images superbes. Oui, il est magnifique ce blanc voilier qui fend
l'air et les flots sur fond de ciel et mer bleus.
Qu'est-ce qui fait donc qu'on éprouve un tel sentiment de malaise ? Et qu'on se demande :
mais ils vont quand même bien en parler... Eh ! bien, non. Pas un mot, pas un seul n'a
évoqué, ne serait-ce qu'un court instant, le reportage de Daniel Grandclément,
« Les martyrs du golfe d'Aden ».[2] Qui peut encore taire, aujourd'hui, que le Golfe d'Aden est peut-être dangereux pour
les pétroliers et voiliers de luxe mais qu'il est aussi et surtout le tombeau de milliers de
Somaliens et d'Éthiopiens ; que pour fuir la misère, ils s'entassent à 150 dans
les barques des passeurs, des brutes sans état d'âme, qui les frappent pendant toute la
traversée et n'hésitent pas à les jeter à l'eau au moindre
problème.
C'est ça d'abord le golfe d'Aden. « C'était un monde que je ne voyais
nulle part, que je ne voyais pas dans la presse, dont personne ne parlait » explique Daniel
Grandclément.
[3] Un an après, les voiliers de rêve poursuivent leur route, les martyrs du golfe
d'Aden ne sont plus que des fantômes qui voyagent en enfer... On n'en parle déjà
plus.
le 11 avril 2008
Nadine Floury
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