La révolution russe vue en 1917... et en 2007

Il y a des commémorations qui cachent mal leurs objectifs et qui sont l'occasion, non pas de rappeler à la mémoire collective un évènement essentiel, mais  de le « mettre à la poubelle de l'histoire » pour reprendre une célèbre expression. Il en va ainsi particulièrement des mouvements révolutionnaires. Les classes dirigeantes craignent, cela va de soi, leur valeur d'exemple. Il y a quelques mois, la révolution russe n'a pas échappé, pour ses quatre-vingt dix ans, à une campagne médiatique qui nous a ramenés dans la période de l'entre deux guerres lorsque le bolchevik était représenté,  hirsute, les yeux injectés de sang et le couteau entre les dents et lorsque Hergé pouvait écrire « Tintin au pays des soviets  » sur la base d'un seul témoignage [1]. Rémi Kauffer, pour le Figaro [2] et Jan Krauze pour Le Monde [3] ont trouvé les mêmes accents pour résumer cet évènement primordial du XXème siècle.

Devant une telle volonté de réduire la révolution bolchevique  à un acte fomenté par une bande de fanatiques, barbares et sanguinaires, nous ne pouvons que nous interroger : que veut-on donc nous faire oublier ?

Il ne s'agit pas de  mythifier systématiquement les mouvements populaires. L'ouverture des archives russes à partir de 1991 nous amène tous à porter un regard moins schématique  sur la révolution russe. Il n'est pas dans mon propos, dans cet article,  d'entrer dans le débat de savoir s'il était justifié de prendre le pouvoir dans un pays aussi arriéré et si Staline n'a été que la continuité de Lénine. Ce qui n'est pas à interpréter comme le fait  qu'on peut comprendre le présent et lutter pour un autre avenir en faisant l'impasse sur les leçons du passé.

Je vais d'ailleurs, une fois n'est pas coutume, remonter le fil du temps. Le Petit Parisien va, rétroactivement, être mis à l'épreuve de notre oeil critique puisque Claude Anet sert aujourd'hui de référence. Une consolation pour lui à titre posthume : ses successeurs et néanmoins collègues ont fait pire !

La révolution russe vue et commentée en 1917-1918

Claude Anet : un témoin partial et qui le reconnaît [4]

...ce que ne font pas nos deux compères du Monde et du Figaro !

« Ai-je été un témoin impartial de la révolution russe ? Non, nous sommes tous « parties » dans le drame pathétique où se débat la Russie » a-t-il l'honnêteté de préciser dans son introduction (page 27). Il lui arrive parfois de faillir : lorsqu'a lieu la prise du pouvoir par les bolcheviks (qu'il appelle les maximalistes) il s'enflamme : «  l'expérience qu'ils tentent aujourd'hui sera d'un intérêt extrême. Je me promets de la suivre avec une curiosité passionnée, avec l'objectivité du savant qui assiste au développement d'une belle démonstration. Je me dépouille de tous les préjugés[..]Je regarde et j'enregistre » (p. 458). Il se met  un peu plus loin au rang des « témoins sans parti pris et système » (p.478). Par ailleurs il revendique son appartenance à un journal bourgeois, ne cache pas ses conceptions idéologiques et justifie ses relations amicales avec des contre-révolutionnaires notoires : « l'ouvrier chez nous, le soldat dans les tranchées, s'il a un sou à dépenser, achète le Petit Parisien, journal bourgeois, de préférence à l'Humanité » (p.543) ( N.D.R : affirmation péremptoire que nous n'avons pas vérifiée !) ; « j'avais écrit librement sur les bolcheviks et je ne les avais guère ménagés. J'avais été un témoin gênant » (p.731) ; « Il était de notoriété publique que j'avais entretenu des relations amicales avec le général Kornilov [5][...] De ces relations, je n'avais rien à cacher. N'étais-je point journaliste ? Le devoir professionnel ne m'avait-il pas obligé à voir, pendant les trois années que j'avais passées en Russie, tous ceux qui avaient figuré au premier plan de l'actualité ? Et si je m'étais lié plus étroitement avec certains d'entre eux pour leurs qualités personnelles, l'intérêt et l'agrément de leur commerce, qui pouvait m'en faire un crime ? » (p.736)

Claude Anet est donc un confrère de John Reed mais pas du même bord ce qui rend la confrontation de leurs témoignages intéressante. À noter qu'ils ne vivent ni se déplacent dans les mêmes conditions : Anet a trois domestiques,  il partage ses wagons avec les ambassadeurs et ministres, a bénéficié de quelques soupers fins bien arrosés, a fréquenté le roi et la reine de Roumanie...Les déplacements en train de J. Reed étaient de vraies galères !

Une vision du peuple russe schématique et méprisante

J'ai relevé au fil des pages que c'était un peuple qui n'avait pas de nerfs, enfant et naïf, le plus obscur et le plus arriéré d'Europe, qui a plaisir à obéir mais qui a peu de respect pour ses maîtres, faible de caractère, qui ne sait pas se décider, enclin à la paresse, simpliste, d'une patience inlassable, un peuple errant qui n'a jamais perdu son instinct nomade, (ce qui a rendu le servage nécessaire pour le fixer), enclin au mensonge, qui subit les évènements sans en saisir le sens, de morale facile, masse amorphe et esclave...La fameuse âme russe est marquée par un goût un peu  sadique de se flageller en public ; la pensée russe, qui ne manque pas d'intelligence, n'a jamais eu un philosophe.[6]

Les autres peuples, comme les Finlandais et bien-sûr les Français, sont présentés comme des peuples virils (« ce sont des hommes » est-il dit page 667) et civilisés

Les soldats ? des abrutis qui ne savent pas ce qu'ils veulent sauf ne rien faire et surtout ne pas se battre. Tantôt présentés comme de grands enfants plutôt gentils mais influençables et incapables de prendre une décision :  impressionnables, des girouettes,  le soldat est un être simple, instinctif et rusé. Il ne raisonne pas beaucoup  [...]il obéit avec plaisir, si simple qu'on le trompe facilement, sans instruction, mais très gentil, très sociable, très causant, changeants comme les flots de la mer, enfants obscurs, manquant de volonté, incapables de comprendre. Tantôt comme des êtres inutiles, des parasites, des lâches : masse amorphe et chaotique, indisciplinés, oisifs, qui ne font plus que de la politique, des lâches sans idéal [7] Sur le front : les soldats reprennent leur petite existence bourgeoise et leur train de vie quotidien, refusent de monter la garde et boivent du thé dans les abris à l'arrière des tranchées où ils ne paraissent plus » (262) ; les soldats de Petrograd :  des « pensionnaires d'État , recevant logement, chauffage, éclairage, habillement et solde, et se refusent à tout travail » (535). Anet va jusqu'à les traiter de « grands veaux de soldats russes »(656) et de « quasi propres à rien »(585)

Les ouvriers ? c'est simple, ils ne veulent pas travailler ( refrain connu !) : « leurs exigences sont extrêmes, ils demandent huit heures de travail,[...] nommer les contremaîtres eux-mêmes,[...] rajouter des lits à l'infirmerie[...]En réalité, ils ne veulent pas travailler » (104) ; eux-aussi ont droit à l'appellation de masse amorphe (107)

Quant aux paysans, ils ne valent guère mieux, paresseux et stupides, cela va de soi ! «   son égoïsme paresseux, incapable de comprendre quoique ce soit à la politique, il ne réfléchit pas » (703, 704)

La guerre, rien que la guerre !

Voilà le fil conducteur de notre envoyé spécial du Petit Parisien. La paix séparée lui reste au travers de la gorge. Il n'est pas sans comprendre les motivations des bolcheviks : « D'abord, ils sont internationalistes. Qu'est-ce que la Russie pour eux ? Qu'est-ce que l'Allemagne ? des expressions géographiques. Ils sont citoyens du monde. Leur cité, c'est l'univers. Ils se sentent beaucoup plus proches de l'ouvrier allemand que du propriétaire russe. La lutte qu'ils mènent n'est pas contre un pays, mais contre une classe » (566).

  Mais sa haine de « l'ennemi héréditaire », sa haine de l'Allemagne l'emporte sur toute autre considération. Il invoque à tour de bras le patriotisme mais c'est bel et bien le principe de guerre impérialiste qu'il soutient. Aussi, pour lui tout ce qui est fraternisation est vécu comme une trahison la plus extrême. Quant à son chauvinisme, il n'est pas sans arrière pensée peu recommandable ( la France a des intérêts à maintenir en Russie) et a des relents de nationalisme : les souffrances des soldats français semblent avoir plus de poids que celles des soldats russes!

Quelques morceaux choisis : « Je pense à l'Allemand, à celui qui occupe les plaines de la Champagne et de l'Artois  (36) Cet illuminé (Lénine) qui, qui prêche la guerre à l'intérieur et la paix avec l'ennemi du dehors[...]Il est à craindre que cette doctrine ne fasse un grand chemin dans les esprits et n'amène[...]à renoncer à l'offensive promise, à l'offensive sans laquelle notre effort sanglant est condamné à rester stérile. Ce serait une trahison sur le champ de bataille, en pleine lutte[...] »(147) « [...]laisser sans défense et sans protection, si faibles qu'ils soient, les intérêts immenses que nous avons ici, est également impossible » (492)

Ils (les Allemands) nient le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes (580)[...]ose-t-il dire après avoir persiflé sur la question des colonies françaises et anglaises : « une série de questions insidieuses, de traquenards, d'embûches : -et les Indes ? que pensez-vous des Indes ? Et l'Irlande ? et le Maroc ? Et l'Algérie »  (147) !!

Et je pense à la France douloureuse. Comment les simples de chez nous, etles soldats dans les tranchées depuis plus de trois ans, liront-ils ces lignes perfides ? Auront-ils le moment de faiblesse que guette l'ennemi ?  La paix à laquelle ils rêvent tous, leur paraîtra-t-elle enfin une paix acceptable ?(580/581) Croit-il (Trotski) donc que c'est de gaieté de coeur que la France qui a donné le plus pur de son sang continue la guerre ? La France impérialiste ! Folie ! La France qui veut vivre seulement ! Mais chez le paysan et l'ouvrier français il y a la conscience que la lutte est engagée pour ce qu'il y a de plus haut dans le monde et c'est pour cela qu'ils serrent les rangs et qu'ils tiennent »(630 ). Enfin, l'argument massue : Il est vrai que la guerre n'était pas si terrible que le racontent les gazettes bolcheviques. Sur le front, depuis la révolution, la mortalité était moins grande qu'au village ( 697)

Une description des révolutionnaires russes... légèrement caricaturale !

Des fous, des inconscients, des illuminés, sinistres avec des faces de bandits, qui ne savent rien de la vie, qui n'ont aucune expérience, des bandes d'agitateurs pâles, sortis depuis peu de prison ou d'exil, gens sans passé, sans racines, qui passent leurs nuits dans des discussions les plus vaines qui soient [ 8 ] , qui, bien entendu, ont été payés soit par l'ancienne police secrète soit par l'Allemagne ! et qui plus est ont la naïveté de croire à la bonté de l'homme et au bon sens infaillible des masses (251) Claude Anet n'hésite pas à utiliser le vocabulaire biblique pour mieux les assimiler à un monde intemporel et chimérique : « Dans les steppes glacées de Sibérie, où leur voix se perdait dans des immensités mortes, ils ont eu une Révélation. Maintenant ils la prêchent au monde et ils sont assurés que le Verbe leur donnera la victoire (545)

Parmi  eux, certains ont droit à une description plus détaillée, mais rarement positive : la Spiridonova ressemble à...un hareng saur ! Gorki est un détestable journaliste et son journal, la Vie nouvelle est pire et plus haineux que la Pravda ; Cet homme qui n'aime que les prolétaires, qui est, du reste, comme eux, sans culture, fréquente les salons des riches banquiers. [...]toutes ses sympathies vont aux frères allemands. Curieux effet de mimétisme ; depuis qu'il est devenu germanophile, Maxime Gorki ne ressemble plus à un moujik. Il ne porte plus la blouse nationale ; il a coupé sa barbe. Avec sa longue redingote, avec ses lunettes d'or, il évoque l'image d'un Herr Professor »(204/205)

Lénine : C'est le « plus rouge des rouges » nous prévient-il d'emblée (145) ; c'est l'ennemi que l'Allemagne a introduit dans la place ; tantôt funeste, tantôt Dieu ou pape ;  tantôt il vit dans un repaire, tantôt dans un royaume ; son intelligence est assez bornée mais claire ; il est l'homme d'une seule idée , il fait corps avec le socialisme intégral; ce n'est pas un démagogue mais un illuminé, un mystique, un fanatique.[9]

D'autres descriptions ont été reprises, en grande partie,   dans le Monde : « Donnez une feuille de papier à Lénine, un crayon et, en un rien de temps, il vous fournira la solution exacte de tous les problèmes sociaux. Heureux homme ! Dire qu'il vivait obscur dans quelque coin de Suisse, et que le monde ignorait son sauveur  ! » ( 442) « Il est soigné, linge blanc, vêtements bien coupés. [...] Il a la nuque grasse d'un bourgeois.[...]Il a l'air d'un notaire de province du Second Empire. Il doit porter une chaîne de montre avec breloques. Il est patelin et souriant.[...]A-t-il l'air intelligent ?  Non ; docte et assuré, sans plus, d'une assurance qui est si profonde qu'il n'a pas besoin de l'afficher. Trotski a une autre allure. Lénine, s'il n'avait pas sur le front quelques protubérances un peu accusées, passerait inaperçu. Mais le front est un peu bombé : alors, on se méfie (615)

Seuls Alexandra Kollontaï et Trotski ont le droit à un traitement de faveur : la Kollontaï parce qu'elle est une belle femme, Trotski parce qu'il est intelligent !

« Mme Kollontaï est une femme, une vraie femme, en chair en os et en peau » s'enflamme-t-il soudain « A la voir apparaître sur la scène, devant la rampe, en simple fourreau noir,[...], à voir les proportions heureuses de son anatomie, la tête fine, l'ovale pur du visage(... ) on se dit aussitôt : « J'attendais une maximaliste et je trouve une femme. »  (574) ( !!!)

Mais, chose étonnante, c'est par Trotski qu'il est subjugué. Il voit ses défauts : il a mauvais caractère, il est aigri, il peut se montrer violent , injurieux , insolent, il a  un oeil dur, vif et inquisiteur et quelque chose de méchant dans le regard, profondément orgueilleux, dominateur ,méprisant, rancunier, un sophiste ingénieux et une force de destruction. Il est aussi nerveux, agité, frénétique, futé et rusé...parfois vu comme un tribun sans éducation, mauvais littérateur, parfois comme quelqu'un de cultivé...plus souple que Lénine dont il serait le prophète, mais d'une orthodoxie moins sûre ; c'est un maître impérieux, un organisateur, un réaliste sur qui plane l'ombre de Robespierre.[10]. Excellent orateur capable de « retourner »  une salle « si l'on gagnait des batailles avec les mots Trotski serait invincible » (644), mais surtout « un homme supérieurement intelligent »(570) C'est quelqu'un de redoutable donc et  il en vient à regretter qu'il ne soit pas de son bord : « Il est bien fâcheux pour nous qu'il soit de l'autre côté de la barricade. Au service de notre cause, quel chef précieux ![...] Avec quelle flamme il eût relevé ces ardeurs défaillantes !Ah ! avec Trotski nous aurions fait des miracles. Son activité débordante, son intelligence, sa volonté tenace se trouvent servir – le voulût-il ou non – la cause de l'Allemagne  » (532).

Un antisémitisme à peine voilé. Quelques exemples : «  les faces pâles d'agitateurs juifs (547), des fils d'Israël qui ont abandonné la synagogue pour l'assemblée du peuple (564), ce sémite orgueilleux et dominateur,(572) avec l'assurance propre à sa race (588).. 

La révolution, c'est l'anarchie !

C'est le mot qui revient le plus souvent : « dans quelle anarchie prodigieuse nous vivons ici, anarchie politique, anarchie militaire, anarchie administrative et économique, qui a, comme fondement, l'anarchie des esprits » ( 145) ; donc partout ruine et désordre avec en corollaire cette idée que la révolution ne peut que détruire et non créer :Ces gens-là s'entendent mieux à détruire qu'à construire ( 586) 

Elle n'est pas vraiment russe car elle est le fait d'un groupe restreint...à la solde de l'Allemagne : Continuons à parcourir le vocabulaire de la révolution russe. Elle connaît le proletaria, le kapitalism, l'internationalism, le pacifism, le chauvinism. Elle nous a même pris le mot « bourgeois » qu'elle prononce bourjoui. Elle a ses komitet, ses delegat, ses kommissair ; elle vit de la pensée et des mots des autres. Et pourtant le peuple russe a des forces créatrices infinies ! Faudrait-il en déduire qu'il n'a pas été appelé à collaborer à la révolution, que celle-ci ne vient pas du peuple, mais d'un petit groupe d'intellectuels européanisés, sans racines profondes dans le sol russe ?  (202) ; La révolution russe, pour maintes causes, est essentiellement allemande (682)

Elle cause, elle cause...Anet visiblement a une indigestion des discours et discussions , de cette « orgie de paroles » dans des réunions où « personne ne sait ce qu'il veut , ni ce qu'il vote » ( 412, 416)

Il se montre cependant un témoin consciencieux, lucide et certaines de ses remarques sont à entendre. Mais, n'étant pas neutre comme il l'a reconnu lui-même, il s'empêtre parfois dans ses contradictions :

Il évoque des massacres perpétrés par des brutes déchaînées, des apaches... ivres de vin (560) mais lui-même reconnaît ne s'être jamais senti menacé, s'être déplacé librement la plupart du temps (434) et lorsqu'il est arrêté, pour quelques heures, il regrette le manque d'efficacité de la nouvelle police : « l'ancienne police savait mieux son métier et une perquisition sous le tsar ne laissait pas un livre fermé, pas un meuble non fouillé » (737) !

Il s'en prend aux Soviets où les « maximalistes » sont devenus majoritaires et dont les origines seraient, selon lui, obscures et suspectes (620) et qui ne seraient pas représentatifs de l'opinion publique : le Congrès des Soviets, composé au mépris de l'opinion publique, exprime au mieux l'opinion de quelques millions d'ouvriers et de soldats sur plus de cent millions d'électeurs...Les Soviets ne sont plus composés que d'une poignée d'hommes actifs et maximalistes (523) Mais comme il nous a dit, un peu avant, que  « Les élections au second Congrès général  des soviets sont une misérable parodie de suffrage universel, réservé, du reste, uniquement aux ouvriers, aux soldats et aux paysans. » (426), on se dit que les soviets étaient bien représentatifs car on ne voit pas l'aristocratie et la bourgeoisie russes peser numériquement lourd dans la population !!!

Le coup d'état des bolcheviks ? Il l'admire presque, il admire leur organisation, leur sens de l'ordre, leur goût pour l'action et reconnaît très honnêtement qu'ils ont été présents dans les usines et les casernes où leurs idées ont été majoritairement comprises et reprises [11]. Il nous fait d'ailleurs sourire lorsqu'il se désespère, dans ses voyages, de trouver des maximalistes et des soviets partout...jusqu'en Ukraine, en Roumanie, en Finlande. Le soutien populaire aux bolcheviks en 1917 est donc indéniable. 

...et la liberté de la presse, au fait ?

Pour un journaliste c'est évidemment vital ! Les bolcheviks se sont divisés à ce sujet, Claude Anet nous fait part de tout ce qui s'est dit lors des débats, en voici de courts extraits : Avanessov au nom de la fraction bolcheviste donne lecture de la motion suivante : « La fermeture des journaux bourgeois n'a pas été dictée seulement par des nécessités militaires au cours du soulèvement, mais elle constitue également une mesure de transition en vue d'établir un nouveau régime dans le domaine de la presse, un régime sous lequel les capitalistes, propriétaires des typographies et du papier, ne pourraient pas être les fabricants omnipotents et exclusifs de l'opinion publique.[...] ( 466/467) Trotski renchérit : « [...]la fermeture des journaux constitue une mesure légale de défense [...]. Le monopole de la bourgeoisie sur la presse doit être supprimé ; autrement ce ne serait pas la peine de prendre le pouvoir [...]. Si nous voulons nationaliser les banques, pouvons-nous tolérer l'existence de journaux de banques ? » [...]Pour conclure, Lénine annonce que sous peu vont paraître des décrets instituant le monopole des annonces, c'est-à-dire qu'elles ne pourront être insérées que dans les journaux au pouvoir des Soviets, [...]Après l'intervention de Malkine, S.R de gauche , qui demande la suppression de toutes les mesures de répression contre la presse, l'Assemblée vote[...]La motion bolcheviste d'Avanessov est adoptée ensuite par 34 voix contre 24, »(468/469)

Ce matin, Lénine publie l'arrêté sur le monopole des annonces.[...]...Ainsi Oulianov-Lénine, qui a fait du journalisme et connaît les conditions matérielles dans lesquelles peut vivre un journal, s'arrange pour supprimer la liberté de la presse définitivement. Mais, au fait, de quoi vivait donc son journal Le Social-Démocrate à Genève ? Il y aura plus de censure, car, sans annonces, les journaux mourront l'un après l'autre. Seul vivra l'organe officiel du Soviet dans chaque ville. Seul il dispensera au peuple les vérités qu'il croira utile de répandre (519)

Claude Anet s'indigne des atteintes à la liberté d'expression dans la Russie bolchevique. Il oublie juste une chose : à la même époque en France, c'était la censure, guerre oblige !

La révolution russe vue et commentée en 2007

Voyons donc maintenant quelle vision de la révolution russe nous a été donnée cet automne par les articles Du Monde et du Figaro

Dis moi tes sources et je te dirai de quel bord tu es...

Jan Krauze ne s'embarrasse pas. Il cite dans ses articles les deux reporters de l'époque, Reed et Anet mais ne prend pas la peine de nous éclairer plus sur ses lectures. Méthode surprenante pour qui veut s'ériger en juge de l'histoire ! On se rend compte qu'il s'inspire de Figes dont on retrouve des passages entiers...

Rémi Kauffer nous indique une bibliographie : des livres sortis récemment pour l'occasion : l'incontournable Figes [ 12 ]qu'il présente comme « une somme appelée à faire référence », un historien anti bolchevik , qui s'appuie effectivement sur une somme d'archives et de documents impressionnante; le Claude Anet, du Petit Parisien , journal de droite,  déjà cité ;  un livre de caricatures ( Dessine-moi un bolchevik) et le livre d'Amandine Regamey, Prolétaires de tous les pays, excusez-moi, qui fait une analyse de l'humour russe comme moyen de résistance à l'oppression, deux livres qui ne sont pas inintéressants,  ( le premier ne nous apporte pas grand-chose cependant que de ridiculiser les bolcheviks) mais qui restent insuffisants pour une analyse de fond ; et enfin le journal d'une aristocrate, La fin de ma Russie...A noter que les « russes blancs » émigrés semblent être en  vogue en ce moment . Que ce soit leur vision de la révolution russe qui ait la cote  n'est pas innocente

Une utilisation des sources sélective et orientée

Condamner la politique des bolcheviks, cela relève de la liberté d'opinion et d'expression et nous respectons cela. Ce que nous dénonçons, c'est l'utilisation sélective et caricaturale des sources choisies. Orlando Figes et Claude Anet ne cachent pas leurs opinions mais faisant consciencieusement leur travail d'historien et d'informateur, ils nous livrent assez d'éléments pour nous permettre une réflexion qui échappe aux clichés réducteurs. Ce que Krauze et Kauffer, eux, ont volontairement choisi de donner dans les clichés et pour cela ont utilisé des procédés bien simplistes :

Frapper le lecteur d'effroi

Le sang dégouline dans les articles de Jan Krauze qui nous abreuve de massacres et d'atrocités. Qu'ils en soient directement responsables ou non les bolcheviks se trouvent donc associés aux pires visions d'horreur , aux vampires et aux cannibales !   La période de la guerre civile a été d'une terrible violence, c'est indéniable . Mais celle de la guerre de tranchées ? Krauze reconnaît qu'elle a fait  2,5 millions de morts, est bien obligé de citer quelques explications de Figes et de glisser que les Blancs ont commis autant d'atrocités que les Rouges mais nous fait oublier cette indispensable mise au point par une affirmation sans appel  : « L'extraordinaire violence qui ensanglante la Russie est conforme à la volonté explicite des dirigeants bolcheviks. Lénine en tête, ils n'ont cessé non seulement de l'encourager, mais de l'exalter, avec une sorte de lyrisme sadique  » et pour que nous faisions bien le lien entre le rouge communiste et le sang, il termine sa série d'articles par cette phrase : «  la Russie des travailleurs, la première à brandir le drapeau rouge de la libération, est noyée dans le sang. » 

Transformer les adversaires en monstres dégoûtants

Les portraits des leaders bolcheviks s'inscrivent dans cette volonté de les associer à la fin du monde civilisé. Ils perdent leur statut d'êtres humains pour devenir des bêtes sauvages et dangereuses. « La barbarie à visage humain » titre Rémi Kauffer. « Cet homme est dangereux » dit-il à propos de Lénine. Krauze a repris les passages où Lénine est présenté sous un jour assez répugnant avec « la nuque grasse d'un bourgeois » et « comme un lion en cage », et le titre à double sens qu'il choisit pour son deuxième article, « La griffe de Lénine  »  va dans le même sens. Pour Trotski il utilise John Reed et insiste sur son « expression cruelle » et « sa froideur méprisante » mais occulte les longues descriptions du leader bolchevik faites par Claude Anet : elles ne collent pas avec ce qu'il veut démontrer.

Les révolutionnaires d'octobre 1917 sont donc des êtres primitifs et sales, les délégués du Congrès des Soviets s'entassent « dans une puissante odeur de tabac et d'urine », se complaît à rappeler le journaliste du Monde;  « des petits-bourgeois déclassés, intellectuels inachevés » pour celui du Figaro qui ne voit rien de positif en eux ,des « fanatiques [...]pour qui seul compte le triomphe de la cause ». « sans états d'âme », pour Krauze, qui les voit comme des monstres assoiffés de sang pour qui « il est toujours question de mort, d'extermination » et qui  ne peuvent donc que réveiller les plus bas instincts du peuple. Il cite l'épisode de la découverte des caves du palais d'hiver : « la beuverie dure plusieurs jours, et quand, pour y mettre fin, on fait vider le vin dans la rue, les passants se mettent à boire dans les caniveaux  » et, en ce qui concerne les violences populaires en 1918, il prend soin de noter, à l'instar du général Denikine [13 ],  qu'il s'agit « d'une hystérie engendrée par les chefs révolutionnaires »

Noyer l'évènement dans une abondance de petits détails

C'est la particularité des articles du Monde qui consacrent de longues lignes à nous raconter comment Lénine , dans le tramway, «  avec un bandage sur la tête et une casquette, abreuve la conductrice de ses opinions  »,  on apprend aussi « qu'il n'a pas de barbe, depuis que Staline la lui a rasée  ». Il y a aussi une sombre histoire de salami ( que les députés de la Douma , en procession, apportaient aux défenseurs du Palais d'hiver) et de fanal introuvable à hisser au haut du mât de la forteresse. Ces détails « amusants » passent dans un livre de 1000 pages, mais, dans un article, ils n'apportent absolument rien à la compréhension de l'évènement...c'est sans doute le but recherché.

Le réduire à un simple putsch, un évènement sensationnel mais isolé

« Un étrange coup d'état » titre Jan Krauze ; « une poignée d'hommes vient de réussir le putsch le plus décisif de l'histoire  » conclut Rémi Kauffer. Cela laisse entendre qu'il s'agit d'un acte mené par des individus isolés, sans soutien populaire, ni dans les casernes, ni dans les usines, ni même à la campagne, ce que ne disent absolument pas Figes et Anet, dans le but de renverser un gouvernement légal et démocratiquement choisi. Le gouvernement provisoire avait-il réellement ce statut ? Il est permis d'en douter ! Les deux journalistes pointent les manques des bourgeois qui le composent mais le défendent malgré tout comme rempart de la démocratie. Kauffer reprend un des titres de chapitres de Figes et présente la Russie, avant la prise du pouvoir par les Bolcheviks comme le « pays le plus libre du monde ». Krauze parle de « la guimbarde de la jeune démocratie russe » et reproche surtout à ses responsables, des démocrates sincères mais néophytes, d'après lui,  d'avoir fait preuve de faiblesse « face à des hommes résolus à pratiquer la politique du pire  »

Mieux encore : le faire disparaître de la réalité en le ravalant au rang de mythe

« La scène appartient au mythe : le 7 novembre 1917, un peuple en armes qui prend d'assaut le palais d'hiver », c'est ainsi que débute la série des trois articles du Monde consacrés à la révolution bolchevique. Krauze évoque plus loin le film d'Eisenstein, Octobre, qui aurait contribué à véhiculer ce mythe. Que la prise du pouvoir en elle-même ait «  impliqué un assez petit nombre de combattants », comme il le dit, c'est un fait mais l'adhésion populaire aux mots d'ordre bolcheviks est un fait elle aussi et non une légende.

Confronter ses certitudes à la lecture de nouvelles archives, soit. Mais réécrire l'histoire, non ! On trouve sur le site de  A l'Encontre un texte de Victor Serge de 1947 dans lequel il constate « qu'il est naturel que la falsification de l'histoire soit aujourd'hui à l'ordre du jour. Parmi les sciences inexactes l'histoire est celle qui lèse le plus d'intérêts matériels et psychologiques. Les légendes, les erreurs, les interprétations tendancieuses pullulent autour de la révolution russe » Il semblerait bien que nos deux compères du Monde et du Figaro aient eu, à leur tour,  comme fil directeur de prouver que tout mouvement populaire visant à prendre le pouvoir est voué à l'échec et ne peut conduire qu'à une situation pire. Craindraient-ils que leurs concitoyens dont les conditions de vie ne cessent de se dégrader n'aient l'idée de regarder en arrière ?

Janvier 2008

Nadine Floury

Notes

[1] Il s'agit de celui de Joseph Douillet, consul de Belgique en Russie ; Hergé a regretté par la suite de ne pas s'être donné d'autres sources
[2] L'article de Rémi Kauffer est paru dans le Figaro.fr le 22/10/2007
[3] Jan Krauze a publié trois articles dans Le Monde sur la révolution bolchevique les 6, 7 et 8 novembre 2007
[4] Claude Anet, La révolution russe, Chroniques 1917-1918, Phébus, octobre 2007. Correspondant du Petit Parisien en Russie, il présente lui-même son livre comme « un recueil de pages griffonnées chaque soir, dans la fièvre des journées prodigieuses que nous avons vécues, et envoyées toutes fraîches à Paris pour être imprimées »
Les numéros entre parenthèses renvoient aux pages de son livre
[5] Le général Kornilov, nommé chef suprême des forces armées par le gouvernement provisoire, tente un coup d'état en septembre 1917. Il ne s'en cache pas dans le rapport qu'il remet à Claude Anet pour être publié en France : «  «  je déclarai que, selon ma conviction profonde, la seule issue était une dictature et la proclamation de l'état de guerre dans tout le pays...partisan d'un pouvoir fort, je ne refuserais pas la dictature si elle m'était offerte » (341). Il rejoindra plus tard les armées blanches
[6] Claude Anet, pages 168,180, 449, 463,481, 623, 641, 655, 667,696, 726, 729, 766,
[7] pages  30, 84, 157, 197, 219, 418   et pages 121, 228,324, 654 
[8] pages 102, 177, 251, 539
[9] pages 145, 146, 167, 420, 443, 566,
[10] pages 266, 415, 445, 501, 530, 559, 565, 566, 570, 571,602, 653, 723
[11] pages  420, 424, 425, 434, 435, 436
[12] Orlando Figes La Révolution russe, 1891-1924, la tragédie d'un peuple, Denoël, octobre 2007
[13] Denikine, général russe, un des chefs des armées blanches pendant la guerre civile

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