Il y a des commémorations qui cachent mal leurs objectifs et qui sont l'occasion,
non pas de rappeler à la mémoire collective un évènement essentiel, mais de le
« mettre à la poubelle de l'histoire » pour reprendre une célèbre
expression. Il en va ainsi particulièrement des mouvements révolutionnaires. Les classes
dirigeantes craignent, cela va de soi, leur valeur d'exemple. Il y a quelques mois, la révolution
russe n'a pas échappé, pour ses quatre-vingt dix ans, à une campagne
médiatique qui nous a ramenés dans la période de l'entre deux guerres lorsque le
bolchevik était représenté, hirsute, les yeux injectés de sang et le couteau
entre les dents et lorsque Hergé pouvait écrire « Tintin au pays des soviets
» sur la base d'un seul témoignage [1]. Rémi Kauffer, pour le Figaro [2] et
Jan Krauze pour Le Monde [3] ont trouvé les mêmes accents pour résumer cet
évènement primordial du XXème siècle.
Devant une telle volonté de réduire la révolution bolchevique à un acte
fomenté par une bande de fanatiques, barbares et sanguinaires, nous ne pouvons que nous interroger :
que veut-on donc nous faire oublier ?
Il ne s'agit pas de mythifier systématiquement les mouvements populaires. L'ouverture des
archives russes à partir de 1991 nous amène tous à porter un regard moins
schématique sur la révolution russe. Il n'est pas dans mon propos, dans cet article,
d'entrer dans le débat de savoir s'il était justifié de prendre le pouvoir dans
un pays aussi arriéré et si Staline n'a été que la continuité de
Lénine. Ce qui n'est pas à interpréter comme le fait qu'on peut comprendre le
présent et lutter pour un autre avenir en faisant l'impasse sur les leçons du
passé.
Je vais d'ailleurs, une fois n'est pas coutume, remonter le fil du temps. Le Petit Parisien
va, rétroactivement, être mis à l'épreuve de notre oeil critique puisque
Claude Anet sert aujourd'hui de référence. Une consolation pour lui à titre
posthume : ses successeurs et néanmoins collègues ont fait pire !
...ce que ne font pas nos deux compères du Monde et du Figaro !
« Ai-je été un témoin impartial de la révolution russe ? Non, nous
sommes tous « parties » dans le drame pathétique où se débat la
Russie » a-t-il l'honnêteté de préciser dans son introduction (page 27).
Il lui arrive parfois de faillir : lorsqu'a lieu la prise du pouvoir par les bolcheviks (qu'il
appelle les maximalistes) il s'enflamme : « l'expérience qu'ils tentent
aujourd'hui sera d'un intérêt extrême. Je me promets de la suivre avec une
curiosité passionnée, avec l'objectivité du savant qui assiste au
développement d'une belle démonstration. Je me dépouille de tous les
préjugés[..]Je regarde et j'enregistre » (p. 458). Il se met un peu plus loin
au rang des « témoins sans parti pris et système » (p.478). Par ailleurs
il revendique son appartenance à un journal bourgeois, ne cache pas ses conceptions
idéologiques et justifie ses relations amicales avec des contre-révolutionnaires notoires :
« l'ouvrier chez nous, le soldat dans les tranchées, s'il a un sou à
dépenser, achète le Petit Parisien, journal bourgeois, de préférence à
l'Humanité » (p.543) ( N.D.R : affirmation péremptoire que nous n'avons pas
vérifiée !) ; « j'avais écrit librement sur les bolcheviks et je ne les
avais guère ménagés. J'avais été un témoin
gênant » (p.731) ; « Il était de notoriété publique que
j'avais entretenu des relations amicales avec le général Kornilov [5][...] De ces
relations, je n'avais rien à cacher. N'étais-je point journaliste ? Le devoir
professionnel ne m'avait-il pas obligé à voir, pendant les trois années que
j'avais passées en Russie, tous ceux qui avaient figuré au premier plan de
l'actualité ? Et si je m'étais lié plus étroitement avec certains
d'entre eux pour leurs qualités personnelles, l'intérêt et l'agrément
de leur commerce, qui pouvait m'en faire un crime ? » (p.736)
Claude Anet est donc un confrère de John Reed mais pas du même bord ce qui rend la confrontation
de leurs témoignages intéressante. À noter qu'ils ne vivent ni se déplacent
dans les mêmes conditions : Anet a trois domestiques, il partage ses wagons avec les ambassadeurs et
ministres, a bénéficié de quelques soupers fins bien arrosés, a
fréquenté le roi et la reine de Roumanie...Les déplacements en train de J. Reed
étaient de vraies galères !
J'ai relevé au fil des pages que c'était un peuple qui n'avait
pas de nerfs, enfant et naïf, le plus obscur et le plus arriéré
d'Europe, qui a plaisir à obéir mais qui a peu de respect pour ses
maîtres, faible de caractère, qui ne sait pas se décider,
enclin à la paresse, simpliste, d'une patience inlassable, un peuple
errant qui n'a jamais perdu son instinct nomade, (ce qui a rendu le servage
nécessaire pour le fixer), enclin au mensonge, qui subit les
évènements sans en saisir le sens, de morale facile, masse amorphe et
esclave...La fameuse âme russe est marquée par un goût un peu sadique de se flageller
en public ; la pensée russe, qui ne manque pas d'intelligence, n'a jamais eu un
philosophe.[6]
Les autres peuples, comme les Finlandais et bien-sûr les Français, sont présentés
comme des peuples virils (« ce sont des hommes » est-il dit page 667) et
civilisés
Les soldats ? des abrutis qui ne savent pas ce qu'ils veulent sauf ne rien faire et surtout ne pas se
battre. Tantôt présentés comme de grands enfants plutôt gentils mais
influençables et incapables de prendre une décision : impressionnables, des girouettes,
le soldat est un être simple, instinctif et rusé. Il ne raisonne pas beaucoup [...]il
obéit avec plaisir, si simple qu'on le trompe facilement, sans instruction, mais très
gentil, très sociable, très causant, changeants comme les flots de la mer, enfants obscurs,
manquant de volonté, incapables de comprendre. Tantôt comme des êtres inutiles, des
parasites, des lâches : masse amorphe et chaotique, indisciplinés, oisifs, qui ne
font plus que de la politique, des lâches sans idéal [7] Sur le front : les soldats
reprennent leur petite existence bourgeoise et leur train de vie quotidien, refusent de monter la garde et
boivent du thé dans les abris à l'arrière des tranchées où ils ne
paraissent plus » (262) ; les soldats de Petrograd : des « pensionnaires
d'État , recevant logement, chauffage, éclairage, habillement et solde, et se refusent
à tout travail » (535). Anet va jusqu'à les traiter de « grands veaux
de soldats russes »(656) et de « quasi propres à rien »(585)
Les ouvriers ? c'est simple, ils ne veulent pas travailler ( refrain connu !) : « leurs
exigences sont extrêmes, ils demandent huit heures de travail,[...] nommer les contremaîtres
eux-mêmes,[...] rajouter des lits à l'infirmerie[...]En réalité, ils ne
veulent pas travailler » (104) ; eux-aussi ont droit à l'appellation de masse
amorphe (107)
Quant aux paysans, ils ne valent guère mieux, paresseux et stupides, cela va de soi !
« son égoïsme paresseux, incapable de comprendre quoique ce soit à la
politique, il ne réfléchit pas » (703, 704)
Voilà le fil conducteur de notre envoyé spécial du Petit
Parisien. La paix séparée lui reste au travers de la gorge. Il n'est pas sans
comprendre les motivations des bolcheviks : « D'abord, ils sont internationalistes.
Qu'est-ce que la Russie pour eux ? Qu'est-ce que l'Allemagne ? des expressions
géographiques. Ils sont citoyens du monde. Leur cité, c'est l'univers. Ils se sentent
beaucoup plus proches de l'ouvrier allemand que du propriétaire russe. La lutte qu'ils
mènent n'est pas contre un pays, mais contre une classe » (566).
Mais sa haine de « l'ennemi héréditaire », sa haine de l'Allemagne
l'emporte sur toute autre considération. Il invoque à tour de bras le patriotisme mais
c'est bel et bien le principe de guerre impérialiste qu'il soutient. Aussi, pour lui tout ce
qui est fraternisation est vécu comme une trahison la plus extrême. Quant à son
chauvinisme, il n'est pas sans arrière pensée peu recommandable ( la France a des
intérêts à maintenir en Russie) et a des relents de nationalisme : les souffrances des
soldats français semblent avoir plus de poids que celles des soldats russes!
Quelques morceaux choisis : « Je pense à l'Allemand, à celui qui occupe les
plaines de la Champagne et de l'Artois (36) Cet illuminé (Lénine) qui,
qui prêche la guerre à l'intérieur et la paix avec l'ennemi du dehors[...]Il est
à craindre que cette doctrine ne fasse un grand chemin dans les esprits et
n'amène[...]à renoncer à l'offensive promise, à l'offensive sans
laquelle notre effort sanglant est condamné à rester stérile. Ce serait une trahison sur
le champ de bataille, en pleine lutte[...] »(147) « [...]laisser sans défense et sans
protection, si faibles qu'ils soient, les intérêts immenses que nous avons ici, est
également impossible » (492)
Ils (les Allemands) nient le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes
(580)[...]ose-t-il dire après avoir persiflé sur la question des colonies françaises et
anglaises : « une série de questions insidieuses, de traquenards, d'embûches : -et
les Indes ? que pensez-vous des Indes ? Et l'Irlande ? et le Maroc ? Et
l'Algérie » (147) !!
Et je pense à la France douloureuse. Comment les simples de chez nous, etles soldats dans
les tranchées depuis plus de trois ans, liront-ils ces lignes perfides ? Auront-ils le moment de
faiblesse que guette l'ennemi ? La paix à laquelle ils rêvent tous, leur
paraîtra-t-elle enfin une paix acceptable ?(580/581) Croit-il (Trotski) donc que
c'est de gaieté de coeur que la France qui a donné le plus pur de son sang continue la
guerre ? La France impérialiste ! Folie ! La France qui veut vivre seulement ! Mais chez le paysan et
l'ouvrier français il y a la conscience que la lutte est engagée pour ce qu'il y a de
plus haut dans le monde et c'est pour cela qu'ils serrent les rangs et qu'ils
tiennent »(630 ). Enfin, l'argument massue : Il est vrai que la guerre n'était
pas si terrible que le racontent les gazettes bolcheviques. Sur le front, depuis la révolution, la
mortalité était moins grande qu'au village ( 697)
Des fous, des inconscients, des illuminés, sinistres avec des faces de bandits,
qui ne savent rien de la vie, qui n'ont aucune expérience, des bandes d'agitateurs
pâles, sortis depuis peu de prison ou d'exil, gens sans passé, sans racines, qui passent
leurs nuits dans des discussions les plus vaines qui soient [ 8 ] , qui, bien entendu, ont
été payés soit par l'ancienne police secrète soit par l'Allemagne ! et
qui plus est ont la naïveté de croire à la bonté de l'homme et au bon sens
infaillible des masses (251) Claude Anet n'hésite pas à utiliser le vocabulaire
biblique pour mieux les assimiler à un monde intemporel et chimérique : « Dans les
steppes glacées de Sibérie, où leur voix se perdait dans des immensités mortes,
ils ont eu une Révélation. Maintenant ils la prêchent au monde et ils sont assurés
que le Verbe leur donnera la victoire (545)
Parmi eux, certains ont droit à une description plus détaillée, mais rarement
positive : la Spiridonova ressemble à...un hareng saur ! Gorki est un détestable
journaliste et son journal, la Vie nouvelle est pire et plus haineux que la Pravda ; Cet
homme qui n'aime que les prolétaires, qui est, du reste, comme eux, sans culture, fréquente
les salons des riches banquiers. [...]toutes ses sympathies vont aux frères allemands. Curieux effet
de mimétisme ; depuis qu'il est devenu germanophile, Maxime Gorki ne ressemble plus à un
moujik. Il ne porte plus la blouse nationale ; il a coupé sa barbe. Avec sa longue redingote, avec ses
lunettes d'or, il évoque l'image d'un Herr Professor »(204/205)
Lénine : C'est le « plus rouge des rouges » nous prévient-il
d'emblée (145) ; c'est l'ennemi que l'Allemagne a introduit dans la place ;
tantôt funeste, tantôt Dieu ou pape ; tantôt il vit dans un repaire,
tantôt dans un royaume ; son intelligence est assez bornée mais claire ; il est
l'homme d'une seule idée , il fait corps avec le socialisme intégral;
ce n'est pas un démagogue mais un illuminé, un mystique, un
fanatique.[9]
D'autres descriptions ont été reprises, en grande partie, dans le
Monde : « Donnez une feuille de papier à Lénine, un crayon et, en un rien de temps, il
vous fournira la solution exacte de tous les problèmes sociaux. Heureux homme ! Dire qu'il vivait
obscur dans quelque coin de Suisse, et que le monde ignorait son sauveur ! » ( 442)
« Il est soigné, linge blanc, vêtements bien coupés. [...] Il a la nuque grasse
d'un bourgeois.[...]Il a l'air d'un notaire de province du Second Empire. Il doit porter une
chaîne de montre avec breloques. Il est patelin et souriant.[...]A-t-il l'air intelligent ? Non ;
docte et assuré, sans plus, d'une assurance qui est si profonde qu'il n'a pas besoin de
l'afficher. Trotski a une autre allure. Lénine, s'il n'avait pas sur le front quelques
protubérances un peu accusées, passerait inaperçu. Mais le front est un peu
bombé : alors, on se méfie (615)
Seuls Alexandra Kollontaï et Trotski ont le droit à un traitement de faveur : la Kollontaï
parce qu'elle est une belle femme, Trotski parce qu'il est intelligent !
« Mme Kollontaï est une femme, une vraie femme, en chair en os et en
peau » s'enflamme-t-il soudain « A la voir apparaître sur la scène,
devant la rampe, en simple fourreau noir,[...], à voir les proportions heureuses de son anatomie, la
tête fine, l'ovale pur du visage(... ) on se dit aussitôt : « J'attendais une
maximaliste et je trouve une femme. » (574) ( !!!)
Mais, chose étonnante, c'est par Trotski qu'il est subjugué. Il voit ses
défauts : il a mauvais caractère, il est aigri, il peut se montrer violent ,
injurieux , insolent, il a un oeil dur, vif et inquisiteur et quelque chose de méchant
dans le regard, profondément orgueilleux, dominateur ,méprisant, rancunier, un
sophiste ingénieux et une force de destruction. Il est aussi nerveux, agité,
frénétique, futé et rusé...parfois vu comme un tribun sans
éducation, mauvais littérateur, parfois comme quelqu'un de cultivé...plus
souple que Lénine dont il serait le prophète, mais d'une orthodoxie moins
sûre ; c'est un maître impérieux, un organisateur, un réaliste
sur qui plane l'ombre de Robespierre.[10]. Excellent orateur capable de
« retourner » une salle « si l'on gagnait des batailles avec les mots Trotski
serait invincible » (644), mais surtout « un homme supérieurement
intelligent »(570) C'est quelqu'un de redoutable donc et il en vient à
regretter qu'il ne soit pas de son bord : « Il est bien fâcheux pour nous qu'il soit
de l'autre côté de la barricade. Au service de notre cause, quel chef précieux ![...]
Avec quelle flamme il eût relevé ces ardeurs défaillantes !Ah ! avec Trotski nous aurions
fait des miracles. Son activité débordante, son intelligence, sa volonté tenace se
trouvent servir – le voulût-il ou non – la cause de l'Allemagne »
(532).
Un antisémitisme à peine voilé. Quelques exemples : « les faces pâles
d'agitateurs juifs (547), des fils d'Israël qui ont abandonné la synagogue pour
l'assemblée du peuple (564), ce sémite orgueilleux et dominateur,(572)
avec l'assurance propre à sa race (588)..
C'est le mot qui revient le plus souvent : « dans quelle anarchie prodigieuse
nous vivons ici, anarchie politique, anarchie militaire, anarchie administrative et économique, qui a,
comme fondement, l'anarchie des esprits » ( 145) ; donc partout ruine et désordre avec
en corollaire cette idée que la révolution ne peut que détruire et non
créer :Ces gens-là s'entendent mieux à détruire qu'à
construire ( 586)
Elle n'est pas vraiment russe car elle est le fait d'un groupe restreint...à la solde de
l'Allemagne : Continuons à parcourir le vocabulaire de la révolution russe. Elle
connaît le proletaria, le kapitalism, l'internationalism, le pacifism, le chauvinism. Elle nous a
même pris le mot « bourgeois » qu'elle prononce bourjoui. Elle a ses komitet, ses
delegat, ses kommissair ; elle vit de la pensée et des mots des autres. Et pourtant le peuple russe a
des forces créatrices infinies ! Faudrait-il en déduire qu'il n'a pas été
appelé à collaborer à la révolution, que celle-ci ne vient pas du peuple, mais
d'un petit groupe d'intellectuels européanisés, sans racines profondes dans le sol
russe ? (202) ; La révolution russe, pour maintes causes, est essentiellement allemande
(682)
Elle cause, elle cause...Anet visiblement a une indigestion des discours et discussions , de cette
« orgie de paroles » dans des réunions où « personne ne sait ce
qu'il veut , ni ce qu'il vote » ( 412, 416)
Il se montre cependant un témoin consciencieux, lucide et certaines de ses remarques sont à
entendre. Mais, n'étant pas neutre comme il l'a reconnu lui-même, il s'empêtre
parfois dans ses contradictions :
Il évoque des massacres perpétrés par des brutes
déchaînées, des apaches... ivres de vin (560) mais lui-même
reconnaît ne s'être jamais senti menacé, s'être déplacé
librement la plupart du temps (434) et lorsqu'il est arrêté, pour quelques heures, il
regrette le manque d'efficacité de la nouvelle police : « l'ancienne police savait
mieux son métier et une perquisition sous le tsar ne laissait pas un livre fermé, pas un meuble
non fouillé » (737) !
Il s'en prend aux Soviets où les « maximalistes » sont devenus majoritaires et dont
les origines seraient, selon lui, obscures et suspectes (620) et qui ne seraient pas
représentatifs de l'opinion publique : le Congrès des Soviets, composé au
mépris de l'opinion publique, exprime au mieux l'opinion de quelques millions d'ouvriers
et de soldats sur plus de cent millions d'électeurs...Les Soviets ne sont plus composés que
d'une poignée d'hommes actifs et maximalistes (523) Mais comme il nous a dit, un peu
avant, que « Les élections au second Congrès général des soviets sont
une misérable parodie de suffrage universel, réservé, du reste, uniquement aux ouvriers,
aux soldats et aux paysans. » (426), on se dit que les soviets étaient bien
représentatifs car on ne voit pas l'aristocratie et la bourgeoisie russes peser
numériquement lourd dans la population !!!
Le coup d'état des bolcheviks ? Il l'admire presque, il admire leur organisation, leur sens de
l'ordre, leur goût pour l'action et reconnaît très honnêtement qu'ils
ont été présents dans les usines et les casernes où leurs idées ont
été majoritairement comprises et reprises [11]. Il nous fait d'ailleurs sourire
lorsqu'il se désespère, dans ses voyages, de trouver des maximalistes et des soviets
partout...jusqu'en Ukraine, en Roumanie, en Finlande. Le soutien populaire aux bolcheviks en 1917 est
donc indéniable.
Pour un journaliste c'est évidemment vital ! Les bolcheviks se sont
divisés à ce sujet, Claude Anet nous fait part de tout ce qui s'est dit lors des
débats, en voici de courts extraits : Avanessov au nom de la fraction bolcheviste donne lecture de la
motion suivante : « La fermeture des journaux bourgeois n'a pas été dictée
seulement par des nécessités militaires au cours du soulèvement, mais elle constitue
également une mesure de transition en vue d'établir un nouveau régime dans le
domaine de la presse, un régime sous lequel les capitalistes, propriétaires des typographies et
du papier, ne pourraient pas être les fabricants omnipotents et exclusifs de l'opinion
publique.[...] ( 466/467) Trotski renchérit : « [...]la fermeture des journaux
constitue une mesure légale de défense [...]. Le monopole de la bourgeoisie sur la presse doit
être supprimé ; autrement ce ne serait pas la peine de prendre le pouvoir [...]. Si nous voulons
nationaliser les banques, pouvons-nous tolérer l'existence de journaux de banques ? »
[...]Pour conclure, Lénine annonce que sous peu vont paraître des décrets instituant le
monopole des annonces, c'est-à-dire qu'elles ne pourront être insérées que
dans les journaux au pouvoir des Soviets, [...]Après l'intervention de Malkine, S.R de gauche ,
qui demande la suppression de toutes les mesures de répression contre la presse,
l'Assemblée vote[...]La motion bolcheviste d'Avanessov est adoptée ensuite par 34 voix
contre 24, »(468/469)
Ce matin, Lénine publie l'arrêté sur le monopole des annonces.[...]...Ainsi
Oulianov-Lénine, qui a fait du journalisme et connaît les conditions matérielles dans
lesquelles peut vivre un journal, s'arrange pour supprimer la liberté de la presse
définitivement. Mais, au fait, de quoi vivait donc son journal Le Social-Démocrate à
Genève ? Il y aura plus de censure, car, sans annonces, les journaux mourront l'un après
l'autre. Seul vivra l'organe officiel du Soviet dans chaque ville. Seul il dispensera au peuple les
vérités qu'il croira utile de répandre (519)
Claude Anet s'indigne des atteintes à la liberté d'expression dans la Russie
bolchevique. Il oublie juste une chose : à la même époque en France, c'était
la censure, guerre oblige !
Voyons donc maintenant quelle vision de la révolution russe nous a été donnée cet automne par les articles Du Monde et du Figaro
Jan Krauze ne s'embarrasse pas. Il cite dans ses articles les deux reporters de
l'époque, Reed et Anet mais ne prend pas la peine de nous éclairer plus sur ses lectures.
Méthode surprenante pour qui veut s'ériger en juge de l'histoire ! On se rend compte
qu'il s'inspire de Figes dont on retrouve des passages entiers...
Rémi Kauffer nous indique une bibliographie : des livres sortis récemment pour l'occasion :
l'incontournable Figes [ 12 ]qu'il présente comme « une somme appelée
à faire référence », un historien anti bolchevik , qui s'appuie
effectivement sur une somme d'archives et de documents impressionnante; le Claude Anet, du Petit
Parisien , journal de droite, déjà cité ; un livre de caricatures (
Dessine-moi un bolchevik) et le livre d'Amandine Regamey, Prolétaires de tous les
pays, excusez-moi, qui fait une analyse de l'humour russe comme moyen de résistance à
l'oppression, deux livres qui ne sont pas inintéressants, ( le premier ne nous apporte pas
grand-chose cependant que de ridiculiser les bolcheviks) mais qui restent insuffisants pour une analyse de
fond ; et enfin le journal d'une aristocrate, La fin de ma Russie...A noter que les
« russes blancs » émigrés semblent être en vogue en ce moment . Que ce soit
leur vision de la révolution russe qui ait la cote n'est pas innocente
Condamner la politique des bolcheviks, cela relève de la liberté d'opinion et d'expression et nous respectons cela. Ce que nous dénonçons, c'est l'utilisation sélective et caricaturale des sources choisies. Orlando Figes et Claude Anet ne cachent pas leurs opinions mais faisant consciencieusement leur travail d'historien et d'informateur, ils nous livrent assez d'éléments pour nous permettre une réflexion qui échappe aux clichés réducteurs. Ce que Krauze et Kauffer, eux, ont volontairement choisi de donner dans les clichés et pour cela ont utilisé des procédés bien simplistes :
Le sang dégouline dans les articles de Jan Krauze qui nous abreuve de massacres et d'atrocités. Qu'ils en soient directement responsables ou non les bolcheviks se trouvent donc associés aux pires visions d'horreur , aux vampires et aux cannibales ! La période de la guerre civile a été d'une terrible violence, c'est indéniable . Mais celle de la guerre de tranchées ? Krauze reconnaît qu'elle a fait 2,5 millions de morts, est bien obligé de citer quelques explications de Figes et de glisser que les Blancs ont commis autant d'atrocités que les Rouges mais nous fait oublier cette indispensable mise au point par une affirmation sans appel : « L'extraordinaire violence qui ensanglante la Russie est conforme à la volonté explicite des dirigeants bolcheviks. Lénine en tête, ils n'ont cessé non seulement de l'encourager, mais de l'exalter, avec une sorte de lyrisme sadique » et pour que nous faisions bien le lien entre le rouge communiste et le sang, il termine sa série d'articles par cette phrase : « la Russie des travailleurs, la première à brandir le drapeau rouge de la libération, est noyée dans le sang. »
Les portraits des leaders bolcheviks s'inscrivent dans cette volonté de les
associer à la fin du monde civilisé. Ils perdent leur statut d'êtres humains pour
devenir des bêtes sauvages et dangereuses. « La barbarie à visage humain »
titre Rémi Kauffer. « Cet homme est dangereux » dit-il à propos de
Lénine. Krauze a repris les passages où Lénine est présenté sous un jour
assez répugnant avec « la nuque grasse d'un bourgeois » et « comme
un lion en cage », et le titre à double sens qu'il choisit pour son deuxième
article, « La griffe de Lénine » va dans le même sens. Pour Trotski il
utilise John Reed et insiste sur son « expression cruelle » et « sa froideur
méprisante » mais occulte les longues descriptions du leader bolchevik faites par Claude
Anet : elles ne collent pas avec ce qu'il veut démontrer.
Les révolutionnaires d'octobre 1917 sont donc des êtres primitifs et sales, les
délégués du Congrès des Soviets s'entassent « dans une puissante
odeur de tabac et d'urine », se complaît à rappeler le journaliste du
Monde; « des petits-bourgeois déclassés, intellectuels
inachevés » pour celui du Figaro qui ne voit rien de positif en eux ,des
« fanatiques [...]pour qui seul compte le triomphe de la cause ».
« sans états d'âme », pour Krauze, qui les voit comme des monstres
assoiffés de sang pour qui « il est toujours question de mort,
d'extermination » et qui ne peuvent donc que réveiller les plus bas instincts du
peuple. Il cite l'épisode de la découverte des caves du palais d'hiver : « la
beuverie dure plusieurs jours, et quand, pour y mettre fin, on fait vider le vin dans la rue, les passants se
mettent à boire dans les caniveaux » et, en ce qui concerne les violences populaires en
1918, il prend soin de noter, à l'instar du général Denikine [13 ], qu'il
s'agit « d'une hystérie engendrée par les chefs
révolutionnaires »
C'est la particularité des articles du Monde qui consacrent de longues lignes à nous raconter comment Lénine , dans le tramway, « avec un bandage sur la tête et une casquette, abreuve la conductrice de ses opinions », on apprend aussi « qu'il n'a pas de barbe, depuis que Staline la lui a rasée ». Il y a aussi une sombre histoire de salami ( que les députés de la Douma , en procession, apportaient aux défenseurs du Palais d'hiver) et de fanal introuvable à hisser au haut du mât de la forteresse. Ces détails « amusants » passent dans un livre de 1000 pages, mais, dans un article, ils n'apportent absolument rien à la compréhension de l'évènement...c'est sans doute le but recherché.
« Un étrange coup d'état » titre Jan Krauze ; « une poignée d'hommes vient de réussir le putsch le plus décisif de l'histoire » conclut Rémi Kauffer. Cela laisse entendre qu'il s'agit d'un acte mené par des individus isolés, sans soutien populaire, ni dans les casernes, ni dans les usines, ni même à la campagne, ce que ne disent absolument pas Figes et Anet, dans le but de renverser un gouvernement légal et démocratiquement choisi. Le gouvernement provisoire avait-il réellement ce statut ? Il est permis d'en douter ! Les deux journalistes pointent les manques des bourgeois qui le composent mais le défendent malgré tout comme rempart de la démocratie. Kauffer reprend un des titres de chapitres de Figes et présente la Russie, avant la prise du pouvoir par les Bolcheviks comme le « pays le plus libre du monde ». Krauze parle de « la guimbarde de la jeune démocratie russe » et reproche surtout à ses responsables, des démocrates sincères mais néophytes, d'après lui, d'avoir fait preuve de faiblesse « face à des hommes résolus à pratiquer la politique du pire »
« La scène appartient au mythe : le 7 novembre 1917, un peuple en armes qui
prend d'assaut le palais d'hiver », c'est ainsi que débute la série des
trois articles du Monde consacrés à la révolution bolchevique. Krauze
évoque plus loin le film d'Eisenstein, Octobre, qui aurait contribué à
véhiculer ce mythe. Que la prise du pouvoir en elle-même ait « impliqué un
assez petit nombre de combattants », comme il le dit, c'est un fait mais l'adhésion
populaire aux mots d'ordre bolcheviks est un fait elle aussi et non une légende.
Confronter ses certitudes à la lecture de nouvelles archives, soit. Mais réécrire
l'histoire, non ! On trouve sur le site de A l'Encontre un texte de Victor Serge de 1947
dans lequel il constate « qu'il est naturel que la falsification de l'histoire soit
aujourd'hui à l'ordre du jour. Parmi les sciences inexactes l'histoire est celle qui
lèse le plus d'intérêts matériels et psychologiques. Les légendes, les
erreurs, les interprétations tendancieuses pullulent autour de la révolution russe »
Il semblerait bien que nos deux compères du Monde et du Figaro aient eu, à
leur tour, comme fil directeur de prouver que tout mouvement populaire visant à prendre le pouvoir
est voué à l'échec et ne peut conduire qu'à une situation pire.
Craindraient-ils que leurs concitoyens dont les conditions de vie ne cessent de se dégrader
n'aient l'idée de regarder en arrière ?
Janvier 2008
Nadine Floury
URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/en_question/2008-02-17-Revolution_Russe_2007.html