La pensée des philosophes des Lumières (Helvétius, Voltaire, Bernardin
de Saint Pierre) s'est d'abord apitoyée sur la condition des Noirs, sans mettre clairement en
avant la revendication de la fin de l'esclavage. Dans L'Encyclopédie, les
idées sont très variées sur le sujet, il existe même des auteurs clairement
esclavagistes.
Parmi les abolitionnistes des années qui précédent la Révolution, on compte le
philosophe Diderot, l'auteur utopiste Mercier, les politiciens Turgot et Necker, des scientifiques comme
Lavoisier et Soufflot, des financiers comme le banquier Cottin. Ils dénoncent tous alors les
négriers et les esclavagistes. Diderot se distingue par son radicalisme sur le sujet. Il
prédit : « Plus impétueux que les torrents, [les esclaves] laisseront
partout les traces ineffaçables de leur juste ressentiment. Espagnols, Portugais, Anglais,
Français, Hollandais, tous leurs tyrans deviendront la proie du fer et de la flamme. Les champs
américains s'enivreront avec transport d'un sang qu'ils attendaient depuis si longtemps,
et les ossements de tant d'infortunés, entassés depuis trois siècles, tressailliront
de joie. » Manière lyrique de dire que les esclaves se libéreront par
eux-mêmes et en utilisant la violence.
Plus modérés sont les physiocrates, dans les années 1760-1770, qui trouvent que
l'esclavage est un système économique peu efficace, et qui préfèrent le
salariat, et les membres de la Société des Amis des Noirs, fondée en 1788, qui recrute
dans la haute société (avec des nobles comme La Fayette, des fermiers généraux,
des sous-secrétaires au Trésor, des possesseurs de domaines à Saint-Domingue...) et qui
n'a rien d'un club révolutionnaire.
Au sein de la bourgeoisie, les idées sont assez diverses mais il est difficile d'être
à la fois commerçant ou banquier et contre l'esclavage dans la mesure où
1/6ème du revenu national de la France provient de l'esclavage. La grande partie de la
bourgeoisie est en faveur de l'esclavage, en particulier ceux de ses membres qui commercent avec les
colonies, à savoir les bourgeois des grands ports français, comme Bordeaux, Nantes ou Le Havre.
Il y a des bourgeois pourtant qui sont hostiles à la traite des Noirs et certains imaginent même
d'abolir l'esclavage et de le remplacer par le commerce avec l'Afrique. Leur
générosité a ses limites : ils ont préalablement prouvé qu'ils ne
devaient pas perdre d'argent dans l'opération ! En outre, complète Necker, il faudrait
que cette abolition se fasse dans tous les pays à la fois, pour ne pas déséquilibrer la
concurrence internationale.
En fait, beaucoup de bourgeois sont favorables à l'arrêt de la traite des Noirs mais veulent
maintenir la possession des esclaves déjà acquis dans les colonies. Beaucoup d'hommes
« de progrès » n'imaginent pas que l'économie de la France puisse se passer
des exportations de ses biens préalablement importés des colonies. Le mode de production
esclavagiste leur paraît être à la base même de l'économie du pays.
Mirabeau, membre de la Société des Amis des Noirs, démontre au contraire que ces
réexportations empêchent le développement du pays : il faut développer,
explique-t-il, le marché intérieur, l'agriculture et l'industrie de la
métropole. Il considère que le poids des colonies est marginal et que la question de
l'esclavage ne doit être traitée que du seul point de vue de la morale universelle. Mirabeau
montre dans ce débat beaucoup de pugnacité et d'intelligence politique. « Je ne
dégraderai ni cette assemblée ni moi-même en cherchant à prouver que les
nègres ont droit à la liberté. Vous avez décidé cette question puisque
vous avez déclaré que tous les hommes naissent et demeurent égaux et libres ; et ce
n'est pas de ce côté de l'Atlantique que des sophistes corrompus oseraient soutenir que
les nègres ne sont pas hommes. »
Pendant les premiers mois de la révolution, les députés parisiens ne
sont pas pressés de trancher sur la question. En mars 1790, un décret de la Constituante
protège les propriétaires d'esclaves en ces termes : « L'Assemblée
nationale (...) met les colons et leurs propriétés sous la sauvegarde de la nation,
déclare criminel envers la nation quiconque travaillerait à exciter des soulèvements
contre eux. ». En fait, les révolutionnaires de la métropole entendent bien aller
dans le sens des colons. Ces derniers, en effet, sont très déterminés à abattre
le pouvoir royal, et ce au nom de l'esclavagisme : par son Code noir et ses pouvoirs indéfinis, le
pouvoir royal impose son « despotisme ministériel » et réduit la
liberté de la classe esclavagiste.
Mais les événements vont s'accélérer. Dans la partie française de
Saint-Domingue et en Martinique, en avril 1790, les hommes de couleur affranchis, ceux qu'on appelle
« les Libres » ou les mulâtres, manifestent pour exiger des droits égaux aux autres
hommes libres. Ils sont massacrés par les planteurs.
À Paris, le journal très influent dans l'extrême gauche Les Révolutions de
Paris est quasiment le seul à prendre de plus en plus fait et cause pour la fin de
l'esclavage et l'égalité des droits entre les peuples. Sous la plume de Sonthonax, dans
le numéro 60 du 25 septembre 1790, on lit : « Oui, nous osons le prédire avec
confiance, un temps viendra, et le jour n'est pas loin où l'on verra un Africain à
tête crépue, et sans autre recommandation que son bon sens et ses vertus, venir participer
à la législation dans le sein de nos assemblées nationales. » Dans le
numéro 66 du 16 octobre, Sonthonax écrit : « Jamais les nègres ne seront
libres. Que disons-nous ? Ils le seront malgré leurs tyrans, malgré l'Assemblée
nationale elle-même, mais leur liberté coûtera du sang, et leurs barbares oppresseurs
seront cruellement punis d'avoir repoussé le cri de la nature et de
l'humanité. » Parmi les principaux rédacteurs de ce journal abolitionniste,
notons Prudhomme, Chaumette et Sylvain Maréchal, le futur auteur du Manifeste des
Égaux.
À Saint-Domingue, qui regroupe la majorité des esclaves français, dans la nuit du 28 au
29 octobre 1790, trois cent cinquante mulâtres conduits par Vincent Ogé, revenant de
délégation à l'Assemblée nationale, entrent en rébellion. Après
intervention de l'armée et de la garde nationale, les meneurs sont arrêtés et
suppliciés. Leurs amis blancs sont bannis de la colonie. Sonthonax, dans le numéro 77 des
Révolutions de Paris daté du 1er janvier 1791 salue Ogé comme un
nouveau Spartacus. Le 5 janvier, Vincent Ogé est livré par les Espagnols auprès de qui
il s'était réfugié, puis il est condamné et supplicié le 25
février 1791.
L'affaire provoque de grands débats à Paris. Sonthonax est le plus radical lorsqu'il
revendique les mêmes droits pour les mulâtres et les esclaves. Parmi les députés
favorables à la cause des mulâtres, et même la cause des esclaves, il y a aussi Brissot,
favorable à l'indépendance des colonies, mais aussi favorable aux colons. Brissot en effet
ne prend pas la question de l'esclavage de la même manière que Sonthonax comme en
témoigne sa lettre à Barnave, défenseur de l'esclavage, de fin 1790 dans laquelle il
explique pourquoi il exige l'égalité des mulâtres et des Blancs : « parce
que eux seuls [les mulâtres] peuvent être les principaux
régénérateurs des Noirs esclaves et, en attendant la régénération,
servir d'intermédiaires de paix entre eux et les Blancs ». Telle est la pensée
de la Société des Amis des Noirs. On pourra peut-être la trouver timorée, mais
à l'époque un militant considéré radical comme Camille Desmoulins montre
beaucoup moins d'intérêt à la discussion qui se mène à propos de
l'avenir des Noirs et des mulâtres. C'est timidement que Marat milite pour
« préparer par degré le passage de la servitude à la
liberté ».
Les Amis des Noirs, et leur porte-parole reconnu, Brissot, tentent d'obtenir la fin de la traite, mais
ils n'envisagent pas de se battre pour arracher la fin de l'esclavage. Cela voudrait dire
concrètement faire la guerre aux grands bourgeois des ports, alors que Brissot et ses amis sont
pleinement dans le camp de ces grands commerçants et bourgeois, ceux-là même qui
financeront la guerre contre les forces coalisées.
Le 15 mai 1791, l'Assemblée accorde finalement le droit de vote aux mulâtres. Aucune
décision n'est prise au sujet des esclaves et le 1er juin, les députés
parisiens préfèrent charger les assemblées coloniales de délibérer sur
« l'état politique des personnes non libres. » C'est un cadeau aux
élus des assemblées coloniales, tous colons et planteurs : du coup la traite des esclaves et
l'esclavage restent inscrits dans la loi.
Le 22 août 1791, des dizaines de milliers d'esclaves de Saint-Domingue (dans la
partie occidentale de l'île) se révoltent. La révolte est dirigée par
l'esclave Boukman. Lorsque celui-ci meurt, à la fin du mois d'août, il est
remplacé par Jean-François et Biassou. Plus tard, c'est Toussaint Louverture qui prend la
direction de l'armée noire. Cette révolte dure plusieurs mois.
Les colons appellent les Anglais à l'aide. Les Espagnols choisissent, eux, d'aider les
esclaves, dans l'espoir de reconquérir les territoires perdus depuis un siècle.
Jean-François et Biassou sont officiellement au service de l'Espagne. Et c'est l'Espagne
qui nomme Toussaint Louverture lieutenant général. Mais les esclaves tournent toute leur lutte
dans le sens de l'abolition de l'esclavage.
À Paris, la bourgeoisie s'oppose complètement à la révolte. Seul
l'hebdomadaire Les Révolutions de Paris soutient clairement les esclaves insurgés.
Ses rédacteurs reprochent la timidité de la Société des Amis des Noirs, qui
trouve que cette insurrection est un grand « malheur » qui risque de pousser les colons
dans les bras de la réaction et couper les colonies de la Révolution française. Le
journal Les Révolutions de Paris envisage même que Saint-Domingue fasse
sécession de la France. Mais pas n'importe comment .Un député comme Garran-Coulon,
dans une intervention à la Législative de février 1792, précise : avant toute
indépendance il faudra « s'être assuré de la réalité du voeu
de la majorité de ces habitants pour l'indépendance après avoir mis les citoyens de
toutes les couleurs à portée de l'émettre librement. Il ne faut pas que cette
indépendance, établie pour les Blancs seuls, soit pour eux un moyen d'asservir les hommes
de couleur, en éternisant l'esclavage des nègres. » Chez certains
révolutionnaires, on sait distinguer la question nationale de la question sociale.
La loi du 4 avril 1792 reconnaît enfin la pleine égalité politique des mulâtres,
mais les propriétaires à Saint-Domingue mettront encore beaucoup de temps à appliquer
réellement la loi. Le pouvoir en métropole décide d'envoyer des commissaires civils
précisément pour faire appliquer cette loi. Il s'agit des anti-esclavagistes Sonthonax,
Polverel et Ailhaud, qui désertera et sera remplacé par Delpech. Sur place, Sonthonax et
Polverel se montrent avant tout les gérants des intérêts de la Révolution
bourgeoise bien plus que les soutiens des esclaves insurgés. En tout cas peuvent-ils au moins
témoigner à Paris que la répression et l'envoi de troupes ne serviront à rien
face aux revendications des esclaves en guerre contre leur sort.
De plus en plus la politique de la métropole s'apparente à une politique de maintien des
liens coloniaux. Là encore les idées divergent. Les députés favorables aux
colonies ne manquent pas, et font le lien entre ce maintien et la pérennité de l'esclavage.
Mais dans un article à la Chronique de Paris du 26 novembre 1792, Condorcet, membre de la
Société des Amis des Noirs, dénonce l'inutilité des colonies. Un autre
article, anonyme, daté du 9 février 1793 déclare : « Toutes les colonies vont
se détacher et devenir des Etats particuliers. Le système commercial va changer ; celui de la
France doit être de dominer sur la Méditerranée. »
Ces considérations sur l'avenir sont sans doute un reflet de l'inéluctabilité de
la fin de l'esclavage pour nombre de révolutionnaires. Pourtant sur le terrain, rien n'est
gagné. Sonthonax et Polverel, chargés de faire appliquer la loi votée à Paris,
font expulser des colons, mais doivent aussi apaiser les ardeurs des Noirs insurgés, y compris par des
renoncements. À Paris, Chaumette semble juger avec peu d'aménité les manoeuvres de
ses anciens compagnons. Il organise le 4 juin 1793 dans la foulée de l'arrestation des
députés girondins une délégation noire et blanche à la Convention pour
réclamer l'abolition. Il n'est pas suivi par Robespierre qui accuse les antiesclavagistes, et
en particulier le girondin Brissot de fomenter les troubles dans les colonies pour affaiblir la France
révolutionnaire. L'insurrection noire et la Vendée, pour Robespierre, c'est la
même chose. Robespierre, qui n'exclut pas une guerre de conquête en Europe, est un grand
partisan du colonialisme.
Finalement, le 29 août 1793, le gouverneur de Saint-Domingue, Sonthonax, proclame la libération
des esclaves, libération qui était d'ailleurs déjà acquise dans les
faits !
C'est cette révolte et les conséquences qu'elle risque d'avoir dans toute la
région qui poussent la Convention, le 4 février 1794 (16 pluviôse an II), à
décréter l'abolition de l'esclavage. Ce décret d'ailleurs ne dit rien de la
traite elle-même. De même elle n'empêche pas le racisme des colons de perdurer. Le
décret d'abolition est salué par le journal Les Révolutions de Paris.
Sur l'île, la situation va alors évoluer : Toussaint Louverture repousse
aussi bien les Anglais que les Espagnols. Il se met à négocier avec le gouvernement
français. Il parvient à faire reculer les Espagnols. Puis, en 1798, ce sont les Anglais qui
reculent et abandonnent Saint-Domingue. Mais ce sera très vite pour signer des accords commerciaux
avec l'île.
Les États-Unis appuient Toussaint. Ils l'aident à écraser son vieux rival, le
mulâtre Rigaud pendant la guerre du sud en 1799. L'armement de l'armée de Toussaint
vient essentiellement des Anglais et des Américains.
Sous le Consulat, il se proclame consul à vie. Cela ne plaît pas du tout à
Napoléon. En 1802, ses troupes, commandées par Leclerc, débarquent et reprennent une
partie de l'île. C'est alors que Toussaint est arrêté et déporté.
L'esclavage est rétabli.
Mais sur l'île ce n'est pas la défaite des esclaves, au contraire : les troupes de
Napoléon sont battues (40 000 Français y meurent) et forcées de quitter l'île.
Saint-Domingue devient Haïti. Son indépendance est proclamée le 1er janvier
1804 par Dessalines, qui a pris la succession de Toussaint.
Napoléon, qui a rétabli l'esclavage en 1802, va rendre au moins la traite illégale
à partir de 1815. En fait, elle ne disparaît pas : elle devient clandestine. Elle continue de
manière illégale jusqu'en 1861. C'est Victor Schoelcher (1804-1893) qui, dans la
foulée de la révolution de février 1848, fait adopter par le gouvernement provisoire
l'abolition définitive de l'esclavage (avril 1848).
Août 2004
André Lepic
À lire sur ce sujet : Yves Benot La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 La Découverte-poche, 280 pages, 2004URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/en_question/2004-12-27-Revolution_francaise_et_esclavage_Saint-Domingue.html