La révolution française et l'esclavage à Saint-Domingue


Avant 1789

La pensée des philosophes des Lumières (Helvétius, Voltaire, Bernardin de Saint Pierre) s'est d'abord apitoyée sur la condition des Noirs, sans mettre clairement en avant la revendication de la fin de l'esclavage. Dans L'Encyclopédie, les idées sont très variées sur le sujet, il existe même des auteurs clairement esclavagistes.

Parmi les abolitionnistes des années qui précédent la Révolution, on compte le philosophe Diderot, l'auteur utopiste Mercier, les politiciens Turgot et Necker, des scientifiques comme Lavoisier et Soufflot, des financiers comme le banquier Cottin. Ils dénoncent tous alors les négriers et les esclavagistes. Diderot se distingue par son radicalisme sur le sujet. Il prédit : « Plus impétueux que les torrents, [les esclaves] laisseront partout les traces ineffaçables de leur juste ressentiment. Espagnols, Portugais, Anglais, Français, Hollandais, tous leurs tyrans deviendront la proie du fer et de la flamme. Les champs américains s'enivreront avec transport d'un sang qu'ils attendaient depuis si longtemps, et les ossements de tant d'infortunés, entassés depuis trois siècles, tressailliront de joie. » Manière lyrique de dire que les esclaves se libéreront par eux-mêmes et en utilisant la violence.

Plus modérés sont les physiocrates, dans les années 1760-1770, qui trouvent que l'esclavage est un système économique peu efficace, et qui préfèrent le salariat, et les membres de la Société des Amis des Noirs, fondée en 1788, qui recrute dans la haute société (avec des nobles comme La Fayette, des fermiers généraux, des sous-secrétaires au Trésor, des possesseurs de domaines à Saint-Domingue...) et qui n'a rien d'un club révolutionnaire.

Au sein de la bourgeoisie, les idées sont assez diverses mais il est difficile d'être à la fois commerçant ou banquier et contre l'esclavage dans la mesure où 1/6ème du revenu national de la France provient de l'esclavage. La grande partie de la bourgeoisie est en faveur de l'esclavage, en particulier ceux de ses membres qui commercent avec les colonies, à savoir les bourgeois des grands ports français, comme Bordeaux, Nantes ou Le Havre. Il y a des bourgeois pourtant qui sont hostiles à la traite des Noirs et certains imaginent même d'abolir l'esclavage et de le remplacer par le commerce avec l'Afrique. Leur générosité a ses limites : ils ont préalablement prouvé qu'ils ne devaient pas perdre d'argent dans l'opération ! En outre, complète Necker, il faudrait que cette abolition se fasse dans tous les pays à la fois, pour ne pas déséquilibrer la concurrence internationale.

En fait, beaucoup de bourgeois sont favorables à l'arrêt de la traite des Noirs mais veulent maintenir la possession des esclaves déjà acquis dans les colonies. Beaucoup d'hommes « de progrès » n'imaginent pas que l'économie de la France puisse se passer des exportations de ses biens préalablement importés des colonies. Le mode de production esclavagiste leur paraît être à la base même de l'économie du pays. Mirabeau, membre de la Société des Amis des Noirs, démontre au contraire que ces réexportations empêchent le développement du pays : il faut développer, explique-t-il, le marché intérieur, l'agriculture et l'industrie de la métropole. Il considère que le poids des colonies est marginal et que la question de l'esclavage ne doit être traitée que du seul point de vue de la morale universelle. Mirabeau montre dans ce débat beaucoup de pugnacité et d'intelligence politique. « Je ne dégraderai ni cette assemblée ni moi-même en cherchant à prouver que les nègres ont droit à la liberté. Vous avez décidé cette question puisque vous avez déclaré que tous les hommes naissent et demeurent égaux et libres ; et ce n'est pas de ce côté de l'Atlantique que des sophistes corrompus oseraient soutenir que les nègres ne sont pas hommes.  »

Vient la révolution...

Pendant les premiers mois de la révolution, les députés parisiens ne sont pas pressés de trancher sur la question. En mars 1790, un décret de la Constituante protège les propriétaires d'esclaves en ces termes : « L'Assemblée nationale (...) met les colons et leurs propriétés sous la sauvegarde de la nation, déclare criminel envers la nation quiconque travaillerait à exciter des soulèvements contre eux.  ». En fait, les révolutionnaires de la métropole entendent bien aller dans le sens des colons. Ces derniers, en effet, sont très déterminés à abattre le pouvoir royal, et ce au nom de l'esclavagisme : par son Code noir et ses pouvoirs indéfinis, le pouvoir royal impose son « despotisme ministériel » et réduit la liberté de la classe esclavagiste.

Mais les événements vont s'accélérer. Dans la partie française de Saint-Domingue et en Martinique, en avril 1790, les hommes de couleur affranchis, ceux qu'on appelle « les Libres » ou les mulâtres, manifestent pour exiger des droits égaux aux autres hommes libres. Ils sont massacrés par les planteurs.

À Paris, le journal très influent dans l'extrême gauche Les Révolutions de Paris est quasiment le seul à prendre de plus en plus fait et cause pour la fin de l'esclavage et l'égalité des droits entre les peuples. Sous la plume de Sonthonax, dans le numéro 60 du 25 septembre 1790, on lit : « Oui, nous osons le prédire avec confiance, un temps viendra, et le jour n'est pas loin où l'on verra un Africain à tête crépue, et sans autre recommandation que son bon sens et ses vertus, venir participer à la législation dans le sein de nos assemblées nationales. » Dans le numéro 66 du 16 octobre, Sonthonax écrit : « Jamais les nègres ne seront libres. Que disons-nous ? Ils le seront malgré leurs tyrans, malgré l'Assemblée nationale elle-même, mais leur liberté coûtera du sang, et leurs barbares oppresseurs seront cruellement punis d'avoir repoussé le cri de la nature et de l'humanité. » Parmi les principaux rédacteurs de ce journal abolitionniste, notons Prudhomme, Chaumette et Sylvain Maréchal, le futur auteur du Manifeste des Égaux.

À Saint-Domingue, qui regroupe la majorité des esclaves français, dans la nuit du 28 au 29 octobre 1790, trois cent cinquante mulâtres conduits par Vincent Ogé, revenant de délégation à l'Assemblée nationale, entrent en rébellion. Après intervention de l'armée et de la garde nationale, les meneurs sont arrêtés et suppliciés. Leurs amis blancs sont bannis de la colonie. Sonthonax, dans le numéro 77 des Révolutions de Paris daté du 1er janvier 1791 salue Ogé comme un nouveau Spartacus. Le 5 janvier, Vincent Ogé est livré par les Espagnols auprès de qui il s'était réfugié, puis il est condamné et supplicié le 25 février 1791.

L'affaire provoque de grands débats à Paris. Sonthonax est le plus radical lorsqu'il revendique les mêmes droits pour les mulâtres et les esclaves. Parmi les députés favorables à la cause des mulâtres, et même la cause des esclaves, il y a aussi Brissot, favorable à l'indépendance des colonies, mais aussi favorable aux colons. Brissot en effet ne prend pas la question de l'esclavage de la même manière que Sonthonax comme en témoigne sa lettre à Barnave, défenseur de l'esclavage, de fin 1790 dans laquelle il explique pourquoi il exige l'égalité des mulâtres et des Blancs : « parce que eux seuls [les mulâtres] peuvent être les principaux régénérateurs des Noirs esclaves et, en attendant la régénération, servir d'intermédiaires de paix entre eux et les Blancs ». Telle est la pensée de la Société des Amis des Noirs. On pourra peut-être la trouver timorée, mais à l'époque un militant considéré radical comme Camille Desmoulins montre beaucoup moins d'intérêt à la discussion qui se mène à propos de l'avenir des Noirs et des mulâtres. C'est timidement que Marat milite pour « préparer par degré le passage de la servitude à la liberté ».

Les Amis des Noirs, et leur porte-parole reconnu, Brissot, tentent d'obtenir la fin de la traite, mais ils n'envisagent pas de se battre pour arracher la fin de l'esclavage. Cela voudrait dire concrètement faire la guerre aux grands bourgeois des ports, alors que Brissot et ses amis sont pleinement dans le camp de ces grands commerçants et bourgeois, ceux-là même qui financeront la guerre contre les forces coalisées.

Le 15 mai 1791, l'Assemblée accorde finalement le droit de vote aux mulâtres. Aucune décision n'est prise au sujet des esclaves et le 1er juin, les députés parisiens préfèrent charger les assemblées coloniales de délibérer sur « l'état politique des personnes non libres. » C'est un cadeau aux élus des assemblées coloniales, tous colons et planteurs : du coup la traite des esclaves et l'esclavage restent inscrits dans la loi.

La révolte à Saint-Domingue

Le 22 août 1791, des dizaines de milliers d'esclaves de Saint-Domingue (dans la partie occidentale de l'île) se révoltent. La révolte est dirigée par l'esclave Boukman. Lorsque celui-ci meurt, à la fin du mois d'août, il est remplacé par Jean-François et Biassou. Plus tard, c'est Toussaint Louverture qui prend la direction de l'armée noire. Cette révolte dure plusieurs mois.

Les colons appellent les Anglais à l'aide. Les Espagnols choisissent, eux, d'aider les esclaves, dans l'espoir de reconquérir les territoires perdus depuis un siècle. Jean-François et Biassou sont officiellement au service de l'Espagne. Et c'est l'Espagne qui nomme Toussaint Louverture lieutenant général. Mais les esclaves tournent toute leur lutte dans le sens de l'abolition de l'esclavage.

À Paris, la bourgeoisie s'oppose complètement à la révolte. Seul l'hebdomadaire Les Révolutions de Paris soutient clairement les esclaves insurgés. Ses rédacteurs reprochent la timidité de la Société des Amis des Noirs, qui trouve que cette insurrection est un grand « malheur » qui risque de pousser les colons dans les bras de la réaction et couper les colonies de la Révolution française. Le journal Les Révolutions de Paris envisage même que Saint-Domingue fasse sécession de la France. Mais pas n'importe comment .Un député comme Garran-Coulon, dans une intervention à la Législative de février 1792, précise : avant toute indépendance il faudra « s'être assuré de la réalité du voeu de la majorité de ces habitants pour l'indépendance après avoir mis les citoyens de toutes les couleurs à portée de l'émettre librement. Il ne faut pas que cette indépendance, établie pour les Blancs seuls, soit pour eux un moyen d'asservir les hommes de couleur, en éternisant l'esclavage des nègres. » Chez certains révolutionnaires, on sait distinguer la question nationale de la question sociale.

La loi du 4 avril 1792 reconnaît enfin la pleine égalité politique des mulâtres, mais les propriétaires à Saint-Domingue mettront encore beaucoup de temps à appliquer réellement la loi. Le pouvoir en métropole décide d'envoyer des commissaires civils précisément  pour faire appliquer cette loi. Il s'agit des anti-esclavagistes Sonthonax, Polverel et Ailhaud, qui désertera et sera remplacé par Delpech. Sur place, Sonthonax et Polverel se montrent avant tout les gérants des intérêts de la Révolution bourgeoise bien plus que les soutiens des esclaves insurgés. En tout cas peuvent-ils au moins témoigner à Paris que la répression et l'envoi de troupes ne serviront à rien face aux revendications des esclaves en guerre contre leur sort.

De plus en plus la politique de la métropole s'apparente à une politique de maintien des liens coloniaux. Là encore les idées divergent. Les députés favorables aux colonies ne manquent pas, et font le lien entre ce maintien et la pérennité de l'esclavage. Mais dans un article à la Chronique de Paris du 26 novembre 1792, Condorcet, membre de la Société des Amis des Noirs, dénonce l'inutilité des colonies. Un autre article, anonyme, daté du 9 février 1793 déclare : « Toutes les colonies vont se détacher et devenir des Etats particuliers. Le système commercial va changer ; celui de la France doit être de dominer sur la Méditerranée.  »

Ces considérations sur l'avenir sont sans doute un reflet de l'inéluctabilité de la fin de l'esclavage pour nombre de révolutionnaires. Pourtant sur le terrain, rien n'est gagné. Sonthonax et Polverel, chargés de faire appliquer la loi votée à Paris, font expulser des colons, mais doivent aussi apaiser les ardeurs des Noirs insurgés, y compris par des renoncements. À Paris, Chaumette semble juger avec peu d'aménité les manoeuvres de ses anciens compagnons. Il organise le 4 juin 1793 dans la foulée de l'arrestation des députés girondins une délégation noire et blanche à la Convention pour réclamer l'abolition. Il n'est pas suivi par Robespierre qui accuse les antiesclavagistes, et en particulier le girondin Brissot de fomenter les troubles dans les colonies pour affaiblir la France révolutionnaire. L'insurrection noire et la Vendée, pour Robespierre, c'est la même chose. Robespierre, qui n'exclut pas une guerre de conquête en Europe, est un grand partisan du colonialisme.

Finalement, le 29 août 1793, le gouverneur de Saint-Domingue, Sonthonax, proclame la libération des esclaves, libération qui était d'ailleurs déjà acquise dans les faits !

C'est cette révolte et les conséquences qu'elle risque d'avoir dans toute la région qui poussent la Convention, le 4 février 1794 (16 pluviôse an II), à décréter l'abolition de l'esclavage. Ce décret d'ailleurs ne dit rien de la traite elle-même. De même elle n'empêche pas le racisme des colons de perdurer. Le décret d'abolition est salué par le journal Les Révolutions de Paris.

Après 1794

Sur l'île, la situation va alors évoluer : Toussaint Louverture repousse aussi bien les Anglais que les Espagnols. Il se met à négocier avec le gouvernement français. Il parvient à faire reculer les Espagnols. Puis, en 1798, ce sont les Anglais qui reculent et abandonnent Saint-Domingue. Mais ce sera très vite pour signer des accords commerciaux avec l'île.

Les États-Unis appuient Toussaint. Ils l'aident à écraser son vieux rival, le mulâtre Rigaud pendant la guerre du sud en 1799. L'armement de l'armée de Toussaint vient essentiellement des Anglais et des Américains.

Sous le Consulat, il se proclame consul à vie. Cela ne plaît pas du tout à Napoléon. En 1802, ses troupes, commandées par Leclerc, débarquent et reprennent une partie de l'île. C'est alors que Toussaint est arrêté et déporté. L'esclavage est rétabli.

Mais sur l'île ce n'est pas la défaite des esclaves, au contraire : les troupes de Napoléon sont battues (40 000 Français y meurent) et forcées de quitter l'île. Saint-Domingue devient Haïti. Son indépendance est proclamée le 1er janvier 1804 par Dessalines, qui a pris la succession de Toussaint.

Napoléon, qui a rétabli l'esclavage en 1802, va rendre au moins la traite illégale à partir de 1815. En fait, elle ne disparaît pas : elle devient clandestine. Elle continue de manière illégale jusqu'en 1861. C'est Victor Schoelcher (1804-1893) qui, dans la foulée de la révolution de février 1848, fait adopter par le gouvernement provisoire l'abolition définitive de l'esclavage (avril 1848).

Août 2004

André Lepic

À lire sur ce sujet : Yves Benot La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 La Découverte-poche, 280 pages, 2004

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