Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, les idées des
Lumières font leur cheminement dans la société française et, à mesure que
les contradictions sociales deviennent plus fortes, ces idées sortent des livres et des cerveaux
d'un petit nombre : les hommes et les femmes des classes populaires, les sans-culottes, se mettent
à s'en emparer. En s'en emparant, ces masses populaires les transforment, dans le même
mouvement qu'elles entreprennent de transformer la société par la révolution. Les
idées sont des armes...
C'est ce que nous allons essayer de montrer ici. Il n'est donc pas question de faire ici une histoire
de la Révolution française, avec son analyse des causes, des conséquences, des positions
en évolution de ses plus importantes figures, etc. Sans compter sa dimension européenne , que
nous n'avons pas voulu non plus traiter. Il s'agit en revanche d'essayer de se mettre du
côté de la rue et d'y voir comment les idées y circulent et y évoluent.
L'intérêt de cette recherche pour des révolutionnaires du début du XXIe
siècle c'est de se persuader de cette mutation que prennent les idées lorsque celles-ci
sont soumises à la force transformatrice de la révolution. Mais pour que s'opère
cette radicalisation, il faut que ces idées, avant même la révolution, soient
ambitieuses, inventives, et qu'elles concernent non pas un petit groupe, mais toute
l'humanité.
Avant même les débuts « officiels » de la révolution,
l'heure est à la contestation politique et sociale.
Dans les campagnes, les révoltes paysannes ont avant tout pour cause la misère au quotidien. La
pauvreté absolue touche 40 % de la population. Les propriétés sont soit
concentrées aux mains des riches propriétaires, soit de taille minuscule et non viables. Le
niveau de rendement est le même qu'au XIVe siècle, alors que la population française
est passée de 22,4 millions d'habitants au début du siècle à 24 au
début de la révolution. Certains paysans vont en ville chercher du travail. Les plus pauvres
deviennent contrebandiers ou brigands.
Dans les villes, l'agitation des rues témoignent des évolutions de conscience et du climat
grandissant de violence. Lorsque le Parlement de Paris, en 1787, est dissous par les autorités pour
s'être opposé aux mesures financières gouvernementales et que sous la pression des
autres Parlements du pays le gouvernement fait machine arrière et le rétablit, ce sont des
explosions de joie dans les rues : on fait brûler des feux de bois, on chante et on lit des pamphlets
anti-royalistes.
L'année suivante d'autres émeutes ont encore lieu à Paris pour protester contre
la hausse du prix du blé, permise par le ministre Turgot. Cette population réactive et qui se
politise à toute vitesse vient des quartiers populaires : ce sont les compagnons, les apprentis, les
ouvriers et petits boutiquiers qui vont former les sans-culottes.
Ce n'est pas dans la noblesse qu'on s'intéresse le plus aux idées
des Lumières. Une partie lit les auteurs des Lumières, mais c'est un
phénomène plutôt limité. La noblesse, en fait, lit très peu et ce n'est
pas elle qui « consomme » le plus les ouvrages des Lumières.
La noblesse côtoie des ecclésiastiques, des bourgeois, des marchands, des artisans, où
les idées de Rousseau ont plus de succès que les considérations sur la Providence.
C'est aussi pour cela que toute cette « élite » fréquente de plus en plus les
loges maçonniques. Elle se passionne aussi pour l'austérité (tout apparente) du
mobilier Louis XVI ou pour la peinture de Greuze. Mais il ne faut pas pour autant parler de
révolution ! On doit plutôt parler de courant libéral, comme en témoigne le
succès de Montesquieu, son représentant.
Un grand nom qui rencontre un large succès est celui de l'abbé Sieyès. Sa brochure
Qu'est-ce que le Tiers État ?, écrite entre septembre et décembre 1788, est
éditée et diffusée en janvier 1789. C'est aussitôt un succès
foudroyant. 30 000 exemplaires sont vendus en quelques semaines. Mais on estime à 100 000 le nombre de
personnes qui en ont entendu une lecture publique dans un café.
Les débats deviennent d'autant plus vivants qu'ils sont de fait encouragés
indirectement par le roi à partir du moment où il lance l'élection des
députés aux États généraux. Pour l'organisation de cette consultation,
à Paris, la ville est divisée en 60 districts. Ces divisions administratives deviendront les
futures assemblées de section.
Car la préparation pour les élections aux États Généraux et la
rédaction des cahiers de doléance enclenchent un mouvement extraordinaire de curiosité
pour les idées des Lumières, qui rencontrent très vite une grande influence au coeur de
ces masses populaires. Une fusion se fait alors entre les luttes sociales et le combat politique contre
l'absolutisme.
Certes, l'analphabétisme est fort à la fin du XVIIIe siècle, mais les idées
se transmettent par le biais de lectures collectives en veillées. La religion aussi est influente,
mais sa place se banalise. L'État impose la religion mais l'unanimité officielle est
trompeuse.
A Paris, les boutiquiers et les petits artisans sont donc attirés par la lecture et de moins en moins
par les pratiques religieuses.
Bien que pour être élu député aux États
généraux, il faille être un homme, avoir plus de vingt-cinq ans et payer des
impôts, les débats à l'occasion de la rédaction des cahiers de doléance
concernent toute la société.
C'est par exemple le cas de la question de la place de la femme dans la société, question
souvent relayée par ces cahiers.
Beaucoup demandent que l'éducation et l'hygiène ne soient plus réservés
aux hommes. Dans le Cahier de Beauvais-sur-Niort, on peut lire la revendication suivante :
« Qu'il leur soit accordé (aux femmes) une école pour enseigner les
cours de couches, afin de soulager les malheureuses qui périssent très souvent en couches dans
les campagnes, particulièrement par la faute ou le peu d'instruction de celles qui veulent leur
donner du secours et n'ont aucune expérience. » Le cahier de Brest insiste sur
l'assistance qui doit être donnée aux femmes abandonnées avec enfants. Les cahiers,
pourtant, ne demandent pas l'égalité des sexes ou le divorce. Ils sortent rarement des
mesures de charité.
Mais on trouve plus de radicalité à la même époque dans d'autres textes :
brochures, libelles, adresses ou pétitions, comme cette Motion sur le divorce, où on
lit : « Nous demandons à être éclairées, à posséder des
emplois, non pour usurper l'autorité des hommes, mais pour être plus estimées, pour
que nous ayons des moyens de vivre à l'abri de l'infortune ; que l'indigence ne force pas
les plus faibles d'entre nous, que le luxe éblouit et que l'exemple entraîne, à
se réunir à la foule des malheureuses qui surchargent les rues et dont la crapuleuse audace
fait l'opprobre de notre sexe et des hommes qui les fréquentent. »
Et à ces textes il faut ajouter la mobilisation sur le terrain, dans les combats, à
égalité avec les hommes, de nombreuses femmes, qui se sentent elles aussi patriotes,
c'est-à-dire à l'époque révolutionnaires.
C'est dans cette profusion d'idées et de luttes que les hommes et les femmes
sont de plus en plus nombreux à s'engager. Prenons pour exemple le parcours de Pierre Dolivier,
vicaire en Auvergne. Celui-ci commence par « simplement » refuser de cautionner un
collègue qui prétend guérir les affections oculaires. Dolivier, à qui on a
demandé de faire un prêche en son honneur, préfère au contraire se prononcer
devant ses paroissiens contre le charlatanisme. Un synode diocésain de 1200 prêtres est
convoqué, et l'écarte de toute responsabilité.
Les idées de Dolivier se rapprochent évidemment de Voltaire et Rousseau, comme on le constate
dans ce texte où il décrit la société dont il rêve : « Un petit
bien que je saurois cultiver moi-même et dont le produit suffiroit à mes besoins ; une maison
simple, mais propre et commode, qui renfermeroit dans son enceinte un jardin qui me produiroit de bons
légumes et de bons fruits ; une basse-cour bien peuplée qui me fourniroit d'oeufs et qui
gardiroit de tems en tems ma table de quelques volailles ; différentes étables où
j'aurois deux ou trois vaches pour me donner du lait et du beurre ; un petit troupeau de brebis pour
avoir de la laine et des agneaux ; et enfin je n'oublieroi pas le cochon pour mettre dans mon
saloir. » Et Dolivier de prôner, comme Sylvain Maréchal, le futur dirigeant
babouviste, les fêtes au village et la vie simple.
Mais l'engagement de Dolivier ne s'arrête pas à ce retour à la nature. Quelques
mois avant le début de la révolution, il écrit deux brochures, intitulées
Discours sur l'abus des dévotions populaires et La Voix d'un citoyen sur la
Manière de former les États généraux. En 1789, il produit encore trois
brochures. Il se prononce contre les ordres au sein du clergé : « Qu'il ne soit pas
question d'ordres, tout alors se facilite, tout s'arrange de soi-même ».
« Cette distinction d'ordre ne nourrira-t-elle pas toujours la même rivalité, les
mêmes prétentions, la même opposition au bonheur commun ? »
De la haine de la hiérarchie à celle des privilèges, il n'y a qu'un pas. Il
écrit encore : « Tant qu'il y aura une classe d'hommes qui, sans le secours
d'aucun mérite, mais uniquement par droit de naissance, se croira faite pour commander, nous
serons toujours avilis, méprisés. »
La révolution va lui permettre non seulement de défendre ses idées, mais encore de les
faire aller plus loin.
A la fin du mois d'avril 1789, l'affaire Réveillon, dans le faubourg Saint
Antoine montre que la crise sociale ne fait que s'amplifier, et que déjà elle montre une
opposition de classe entre prolétaires et bourgeois.
Le 23 avril, Réveillon, fabricant de papiers peints déclare publiquement qu'il trouve que
ses ouvriers sont trop payés. Apprenant ces propos, ce sont tous les salariés du faubourg qui
se regroupent et protestent. Une manifestation de 3000 ouvriers a lieu le 27. Le lendemain,
l'armée intervient et dispose un cordon ‘sanitaire' pour isoler les manifestants des 500
ouvriers de la Verrerie royale. Mais les portes sont quand même forcées et le mouvement
s'étend. La maison de Réveillon est attaquée. La répression se renforce. Le
29, deux ouvriers sont pendus Place de grève. D'autres suivront dans les jours à venir. Au
bilan de cette affaire on compte des dizaines voire des centaines de morts, mais on tire aussi la
leçon que décidément les bourgeois et les ouvriers ne sont pas dans le même
camp.
Le 14 juillet 1789 n'est donc pas le premier épisode de la révolution
française. Ce n'est pas non plus l'épisode qui a regroupé le plus de
combattants : ils ne sont qu'un petit millier à prendre la Bastille. En revanche
l'événement en lui-même relève de l'extraordinaire : des inconnus ont
renversé le symbole même de la tyrannie ! La dynamique révolutionnaire ne va pas
s'arrêter là... En province d'autres Bastilles sont prises. Et dans les campagnes, les
paysans font régner la « Grande Peur » : peur du noble et du curé, qui voient les
titres de dettes jetés au feux par les paysans révoltés.
A Paris, la révolution n'occupe pas que la rue. Au contraire, on peut dire qu'après
juillet 1789, les rues sont plutôt calmes. Il est vrai que la récolte a été bonne
et que la population dans sa grande majorité surveille l'installation des nouvelles institutions
et des décisions de l'Assemblée constituante.
On fait de la politique dans trois endroits : la rue, le club et la section.
Dans les clubs, sorte de préfiguration des soviets pendant la Révolution russe, on discute des
débats de l'Assemblée, on lit des journaux, comme L'Ami du peuple, de Marat.
On commente les catéchismes révolutionnaires, qui sont des pamphlets politiques. La petite
bourgeoisie croise dans les clubs d'anciens membres du petit personnel de la noblesse qui se met à
s'expatrier, comme les laquais, les femmes de chambre, ou le personnel des entreprises de luxe.
En province, on se tient au courant des événements par la presse. La plus grande partie des
réunions des clubs révolutionnaires est consacrée à la lecture de la presse. Ces
réunions se tiennent le même jour que l'arrivée du courrier. Et lorsque celui-ci a du
retard, les clubs adressent aux autorités des revendications sur la ponctualité de
l'arrivée des courriers personnels et des journaux politiques. Pendant la période de la
Constituante, les clubs de Rouen, Castres, Strasbourg et Montpellier s'abonnent chacun à plus de
vingt journaux.
Les sections sont, à Paris, au nombre de 48. Elles correspondent aux 60 districts créés
par le pouvoir royal. Ce sont des institutions de débat et de vote. Elles existent aussi en province.
Les sections sont d'abord marquées par leurs origines électorales et elles fonctionnent
avant tout comme des sortes de ‘comité de soutien' au candidat.
Mais en période de révolution, la lutte la plus directe des opprimés
n'est jamais loin des élections et des débats. Tout le monde est attentif aux
événements, même les plus secondaires en apparence, et prêt à réagir.
En octobre justement, on apprend qu'à Civray dans la Vienne, le curé a, par provocation,
attaché la cocarde tricolore à la queue de son chien, et que la foule l'a condamné
à baiser trois fois le cul de son chien. Quelques jours plus tard, à Paris, lors d'une
réception à Versailles en présence de la reine, des officiers foulent au pied cette
même cocarde. Ces histoires circulent et font grossir dans le petit peuple l'envie d'en
découdre.
Alors, lorsque le 5 octobre 1789, les femmes du quartier populaire de la Halle, à Paris, se
rassemblent devant l'hôtel de ville, le mélange de leur fierté de femmes
attachées à ce symbole de l'abolition des privilèges et leur ras le bol de la
disette et de la cherté des prix est explosif. A 6 000, elles décident d'aller chercher
à Versailles « le boulanger, la boulangère et le petit mitron ». Elles
entraînent avec elles un cortège de la garde nationale. Le lendemain, tout le monde est de
retour à Paris, avec la famille royale. Louis XVI recule devant les femmes révoltées et
promet du pain et la reconnaissance officielle des conquêtes de la nuit du 4 août.
En province on note aussi l'émergence du mécontentement et de la
radicalisation dans les rangs de l'armée. Ce mécontentement est diffus depuis plusieurs
années, mais c'est avec la révolution qu'entrent en lutte ouverte les militaires du
tiers état contre les officiers nobles.
C'est particulièrement vrai à Paris, où l'armée, loin de vivre en vase
clos, a beaucoup de contacts avec la population civile. Avant et après la prise de la Bastille,
près de 10 % des soldats désertent.
En mai 1790, à Perpignan, des soldats chassent des casernes leurs officiers. Ils entendent ainsi
mettre en place à leur manière la démocratie, qui, à Paris, au même moment,
prend d'autres formes : création de la Commune (le conseil municipal), rôle central des 48
circonscriptions électorales (les 48 sections). C'est dans ces sections que se trouve la vraie vie
politique : elles envoient des pétitions à l'Assemblée nationale, elles
contrôlent les rues par les armes.
Une Requête des dames à l'Assemblée nationale montre toute l'audace de
la révolution en s'adressant ainsi aux hommes élus : « Vous avez brisé le
despotisme [...] et tous les jours vous souffrez que treize millions d'esclaves portent les fers
de treize millions de despotes. »
Si les idées sont radicales, en revanche la participation aux consultations électorales
n'est pas la priorité. Le maire de Paris, Bailly, est réélu le 2 août 1790,
avec certes près de 90 % des voix, mais pour un taux de participation de 15 %.
En août 1790, à Nancy, les soldats d'un régiment créent un
comité de soldats. L'exemple est contagieux : les cavaliers d'un autre régiment de la
ville se soulèvent et forcent les officiers à donner l'argent qu'ils les accusent
d'avoir détourné. Le commandant recule. Il doit recevoir une députation de
cavaliers. Ceux-ci imposent qu'un détachement aux ordres du comité surveille les officiers.
Seul ce détachement reçoit des munitions.
Finalement, l'Assemblée constituante décide de reprendre la situation en main par la force.
Elle fait tirer sur les soldats mutinés, le 31 août. Il y a près de cent morts. La
bourgeoisie entend bien montrer par cette affaire de Nancy que l'ordre qu'elle est en train de
bâtir n'est pas celui des classes pauvres.
Le militantisme de Babeuf passe à l'époque par la confection d'un
journal populaire, Le Correspondant picard, édité dans la région de la ville de
Roye dans la Somme. Ses références sont Montesquieu, Rousseau, Franklin, Washington. Dans un
premier temps, il publie un « prospectus » de souscription, le 28 août 1790, puis le
premier numéro du Correspondant picard, en octobre 1790. Il essaie de lui donner un
côté journal local en même temps que de fournir des analyses critiques sur la nouvelle
législation décidée à Paris.
Le journal est grand succès. Il est tiré à 1000 exemplaires, ce qui est beaucoup, et il
a 27 abonnés. Il reçoit un courrier qui montre l'intérêt que beaucoup lui
portent. Par exemple, dans une lettre de novembre 1790, un imprimeur de Boulogne demande à Babeuf de
bien vouloir publier une pétition contre la nomination d'un fonctionnaire. Dans une autre lettre,
un noble lui explique qu'il refuse de s'abonner car il trouve le journal trop favorable au
« parti démocratique ».
En fait, Le Correspondant picard est la tribune politique de Babeuf. Il suit et juge les travaux de
l'Assemblée constituante, il épluche tous les décrets. Il montre que cette
assemblée ne fait plus appel au peuple et qu'elle est en dessous du roi, qui lui au moins avait
convoqué les États généraux. Il constate que la chute de la Bastille n'a pas
instauré de véritable souveraineté populaire, il est révolté par
l'instauration d'un cens électoral : « Prétendre que celui qui n'a point
sa propriété foncière n'a point d'intérêt à la chose
publique, n'est-ce pas injurier le bon sens et insulter à la raison ? ». Il
est contre le serment de fidélité à la Constitution, il est pour le mandat
impératif à l'assemblée, et estime que les députés doivent rendre des
comptes chaque jour, et consulter leur électorat.
Le Correspondant picard reprend toutes les critiques de l'extrême gauche parisienne. En
même temps qu'il mène la publication de ce journal (qui n'aura qu'une demi-douzaine
de numéros), Babeuf participe à la lutte contre les impôts à la campagne, et
organise la résistance contre les fermiers généraux et leurs
« suppôts ».
Les idées se radicalisent à mesure que le contexte politique se modifie. Ainsi
le 18 avril 1791 la foule empêche la famille royale de se rendre à St Cloud. Le carrosse
n'arrive pas à sortir des Tuileries ! Le peuple parisien entend bien contrôler au plus
près les mouvements et les gestes du roi, qui doit rester « sous la main » des
insurgés.
La presse d'extrême gauche rencontre de plus en plus de succès : La Bouche de Fer,
organe du Cercle social des amis de la vérité, Le père Duchesne, Le Mercure
national, Les Révolutions de France et de Brabant, dont l'éditeur
est Camille Desmoulins. Tous ces journaux n'ont pas forcément beaucoup de lecteurs, mais ils
jouent un rôle fondamental dans la transmission des idées, et dans leur développement. On
lit aussi beaucoup, en particulier en province, des journaux d'actualité, et, chose qui nous
paraît extraordinaire aujourd'hui, tous les comptes rendus des séances de
l'Assemblée !
On lit aussi les pétitions et les libelles. En mars 1792, le curé Dolivier fait circuler des
pétitions et se prononce contre la liberté du commerce. Sur la question de la
propriété, il déclare que le « cultivateur-ouvrier » doit passer
avant le propriétaire, ajoutant que « la main qui devrait avoir la meilleure part aux dons
de la nature est celle qui s'emploie le plus à la féconder. » En outre, il
annonce publiquement son mariage avec sa bonne lors d'un discours dans son église. Discours
qu'il envoie par la suite au Club des Jacobins à Paris.
Dans les sections, les mêmes se retrouvent lors des différentes consultations
électorales. Normalement, les assemblées générales sont prévues pour les
discussions avant les votes, mais en fait les assemblées générales sont quasi
permanentes.
Devant le contrôle des masses populaires, les atermoiements et les calculs du roi sont
démasqués et provoquent la colère de l'immensité du peuple.
Dans un premier temps, le roi fait semblant d'aller dans le même sens que l'Assemblée.
Ainsi Louis XVI souhaite-t-il la guerre contre les troupes royalistes d'Europe. Mais c'est parce
qu'il espère secrètement leur victoire, tandis que les députés girondins
escomptent bien qu'à travers cette guerre le roi se démasquera. La guerre est effectivement
déclarée à François II de Habsbourg, roi de Bohème et de Hongrie, le 20
avril 1792.
La situation évolue très vite, mais pas dans le sens escompté par le roi : neuf jours
plus tard, un général français est massacré par ses hommes. Le risque de
débandade des armées françaises pousse l'Assemblée à prendre des
décisions de plus en plus radicales. La garde du roi est dissoute. En juin, une nouvelle tentative du
roi de prendre la fuite se solde par une nouvelle réaction populaire. Sans doute seule une
minorité de Français veut alors vraiment renverser la monarchie, mais ces
événements accélèrent les prises de conscience.
La Commune de Paris aussi est de plus en plus radicale.
C'est que la population se prend à la vie démocratique. Les sociétés
populaires se multiplient dans tout le pays, avec un changement important, à l'été
1792 : c'est toute la population, citoyens actifs et passifs mêlés, qui se réunit,
souvent dans l'Eglise, pour discuter du cours de la révolution et prendre des décisions
très concrètes, comme l'envoi d'aides aux soldats du front, ou l'organisation de
ravitaillement. On lit publiquement les discours de Robespierre ou Marat. Des enfants entonnent des chants
révolutionnaires. Il n'y a pas de bureaucratie dans ces instances, et le bureau chargé de
son organisation change à chaque séance.
En août, le général en chef des armées européennes coalisées contre
la révolution, le duc de Brunswick, lance un ultimatum au peuple français, qu'il somme de
se soumettre à Louis XVI, sous peine de subir une « vengeance exemplaire et à jamais
mémorable » et « une exécution militaire et une subversion totale
».
Cette provocation convainc de plus en plus de monde en France qu'il faut mener la révolution plus
loin encore. Le 10 août, les sections parisiennes des sans-culottes, appuyées par la Commune,
ainsi que par des fédérés présents dans la capitale et venus de Brest et
Marseille, marchent sur les Tuileries. Ils forcent les grilles du Carrousel, mais les gardes suisses tirent
sur eux : il y a des centaines de morts et de blessés parmi les sans-culottes, dont beaucoup de
Marseillais, d'ouvriers et d'artisans.
Dans la foulée, l'Assemblée législative dépose le roi et prend, toujours sous
la pression de la mobilisation populaire, des mesures contre les émigrés, avec de nombreuses
arrestations. L'annonce de l'approche des troupes ennemies, en particulier la défaite de
Verdun, fait craindre que les armées coalisées entrent sous peu dans Paris et mettent en place
la « vengeance exemplaire » annoncée. Dans la panique, en septembre, les prisons
sont envahies et de nombreux prêtres réfractaires, gardes suisses, royalistes
réactionnaires et prisonniers de droit commun sont exécutés.
A la même époque des élections ont lieu : du 5 au 23 pour la Convention, la nouvelle
assemblée nationale ; à partir du 9 octobre, à la Commune de Paris. A la Convention, les
élus de la gauche jacobine sont peu nombreux et l'essentiel du clivage politique est entre les
Girondins et les Montagnards. A la nouvelle Commune, les modérés remportent aussi la plupart
des sièges. On n'y retrouve pas les membres de la Commune précédente qui avait
participé à l'insurrection du 10 août 1792.
En même temps la misère se développe et de larges couches de la
population exigent des mesures qui remettent en cause la propriété. Car les riches bourgeois,
pour leur part, ne semblent pas être gênés par le cours des événements.
Alors que les classes pauvres se serrent la ceinture, les grands bourgeois maritimes, par exemple, continuent
à envoyer des navires négriers pour le trafic d'esclaves et le commerce triangulaire. Comme
pour se mettre au goût du jour, ils prennent soin de faire appeler leurs navires La
Fraternité, Le ça ira ou L'égalité...
Les masses populaires exigent que l'économie soit étroitement contrôlée et
posent notamment le problème de la socialisation des échanges. En novembre 1792, les
électeurs de Seine-et-Oise écrivent à la Convention : « La liberté du
commerce des grains est incompatible avec l'existence de notre république », et
réclament : « ordonnez que nul ne pourra prendre à ferme plus de 120 arpents, mesure
de 22 pieds par perche ; que tout propriétaire ne pourra faire valoir par lui-même
qu'un seul corps de ferme, et qu'il sera obligé d'affermer les autres. »
Ces idées sur la socialisation du commerce ne sont pas issues des rangs de la Convention, mais ont
été développées par des franges plus radicales des sans-culottes, les Jacques
Roux, Varlet, Dolivier, L'Ange, Boissel.
Quelques Girondins sont influencés par ces idées communisantes, comme Condorcet. Quelques
montagnards y trouvent une certaine inspiration. Billaud-Varenne se prononce contre la grande
propriété et pour la limitation de la fortune dont on peut hériter, Le Peletier se fait
remarquer pour ses idées sur l'enseignement obligatoire d'un travail manuel pour chaque
adolescent.
Mais c'est bien sûr en dehors de la Convention qu'on trouve le plus d'idées
communalistes et communistes. Elles surgissent au sein même du peuple de Paris et des grandes villes,
selon la situation sociale et politique. Les principaux noms de ce communisme sont Sylvain Maréchal,
Babeuf, Jacques Roux.
Roux est une des principales figures des Enragés, qui constituent une avant garde
militante et populaire. Il n'est pas le seul représentant des Enragés, et on cite aussi les
noms de Théophile Leclerc, Claire Lacombe, Pierre Dolivier ou Jean-François Varlet.
Le plus connu des Enragés, Jacques Roux, issu d'une famille aisée, est d'abord
philosophe et aumônier. Il s'engage dans la lutte politique assez tard, âgé d'une
quarantaine d'années. A Paris, il fréquente tout un milieu qui se radicalise surtout
après janvier 1793, et la mort de Louis XVI. Roux est d'ailleurs très enthousiasmé
par cette exécution. Il ne s'arrête pas là : pour lui ce n'est pas seulement le
roi qu'il faut attaquer mais le régime social lui-même.
Les Enragés rejettent la Constitution et cela leur vaut un grand succès dans les rues. Les
masses populaires applaudissent Jacques Roux quand il défend l'idée que les moyens de
production et les produits doivent être la propriété de la république. Toute une
grande partie de sa propagande est tournée contre la misère et la situation économique
catastrophique.
Les Clubs parisiens des sans-culottes et les Sociétés populaires approuvent chaudement les
motions des Enragés au Parlement contre les hausses de prix.
Le 24 février 1793, des blanchisseuses apportent une pétition à la
Convention, suivies de sans-culottes venus eux aussi en pétitionnaires des 48 sections et du Conseil
général de la Commune. La pétition des sans-culottes s'oppose à la
liberté du commerce et au droit de propriété, et est en faveur du maximum des prix pour
les grains.
Le lendemain 25 février, des émeutes ont lieu à Paris, des boutiques sont
pillées. Ce matin-là, un article de Marat contre la hausse des prix fait sensation, mais ce
n'est pas Marat et son article qui jouent un grand rôle dans cette journée, mais bien
plutôt Jacques Roux, qui dans sa section milite depuis plusieurs jours pour organiser cette
émeute. Les jours suivants, il déclare à qui veut l'entendre qu'il regrette
qu'il n'y ait pas eu « quelques têtes coupées » ce 25
février. Le journal Les Révolutions de Paris, journal des jacobins Prudhomme et
Sylvain Maréchal, constate que le 25 février a bien failli provoquer le début de la
guerre civile.
Suite à ces émeutes, la Convention interdit à quiconque de présenter des lois
radicales contre la propriété, tout en essayant de ménager les Enragés pour ne
pas donner trop de poids aux Girondins. Des mesures sont ainsi prises qui permettent à la bourgeoisie
d'acquérir des biens du clergé. Mais un décret de mars 1793 interdit sous peine de
mort de militer pour la loi agraire, c'est-à-dire le partage des terres entre les paysans.
Ces hésitations de la Convention ne peuvent satisfaire les plus déterminés, d'autant
que les troubles perdurent, à cause des pénuries mais aussi du fait du climat que crée
le début de la révolte en Vendée.
La trahison d'un responsable girondin, Dumouriez, qui, au printemps, rejoint les armées
autrichienne, contre la France, radicalise encore plus la situation et les prises de position.
Le 31 mai, lors de manifestations sans-culottes, Jacques Roux propose à la Commune de mettre en prison
tous les prêtres réfractaires, ainsi que tous les anciens nobles et les réactionnaires
avoués. Sa proposition n'est pas suivie.
Néanmoins, le Comité de salut public, qui est l'organe du pouvoir exécutif, et la
Commune sont très attentifs aux mouvements populaires, ils craignent d'être
renversés. Pour les montagnards, il s'agit de faire un geste politique en faveur des
sans-culottes, qui sont armés et organisés. Voilà pourquoi le 2 juin, la Convention met
les députés girondins hors la loi. Ils sont exclus du Parlement.
Pour les Hébertistes il faut soutenir le gouvernement : Hébert, qui reste fondamentalement
ancré au flanc gauche de la bourgeoisie, s'oppose à la fois aux Girondins et aux
Enragés.
Mais ces derniers, eux, ne s'en tiennent pas aux premières mesures du gouvernement. Ce n'est
pas par esprit de contradiction ou par souci de miser sur le radicalisme, mais parce que non seulement ils y
voient l'intérêt fondamental des masses, qui d'ailleurs depuis le 2 juin entrent dans
les sections et mettent en minorité les plus modérés.
Le 5 juin, Leclerc, un Enragé, reprend devant la Commune les demandes de Roux. La Commune rejette
à nouveau ces revendications, et met Jacques Roux en prison. Varlet et Leclerc sont eux aussi
menacés.
Mais en même temps quelques députés autour de Danton sont prêts à approuver
des mesures de rigueur contre les riches et les émigrés. Le 28 juillet 1793,
l'Assemblée vote une loi contre l'accaparement : la spéculation est punie de mort.
Au même moment Roux se rapproche de Babeuf. Celui-ci est plus radical, plus politique
aussi que Roux. Les deux hommes se sont croisés lorsque Babeuf a travaillé pendant six mois
à l'administration des Subsistances de la Ville de Paris.
Le ‘chef' des Enragés ne prône pas l'expropriation, mais plutôt des mesures
de réquisitions voire de pillage. Babeuf, lui, veut résoudre la question agraire et que donc
chaque paysan ait une terre à lui.
On sent cette influence de Babeuf sur Roux lorsqu'on lit ce qu'écrit ce dernier dans le
numéro du 28 juillet 1793 du Publiciste de la République française, le journal
de Marat : « Les productions de la terre, comme les éléments, appartiennent à
tous les hommes. Les commerce et le droit de propriété ne sauraient consister à faire
mourir de misère et d'inanition ses semblables.
En effet, l'homme reçut en naissant la liberté. Le soleil éclaire
indistinctement les êtres épars sur la surface du globe. (...)
Lorsque le peuple courbé sous le poids de ses chaînes se livre aux mouvements d'une
sainte insurrection, accapareurs, vous calomniez son courage et sa vertu ; vous criez au pillage, au meurtre,
à la désorganisation. Agioteurs, c'est vous qui êtes des voleurs, des anarchistes et
des assassins, puisque vous arrachez à l'ouvrier le pain dont il a besoin pour se substanter.
(...)
Accapareurs, gros marchands, propriétaires, oserez-vous maintenant affirmer que vous aimez la
patrie ? Ah ! s'il est vrai que vous la servez, c'est pour la fortune et les avantages qu'elle
vous promet (...). » On trouve bien dans ce texte tout ce qui rapproche le Rousseau du
Discours sur l'origine de l'inégalité et le mouvement socialiste qui viendra
ensuite.
Sur la propriété des riches, Roux écrit encore : « Le malheureux ne peut
subsister sur un sol arrosé de ses larmes ; on peut même dire que le riche exerce sur lui le
droit de vie et de mort...
Est-ce donc là le prix des sacrifices sans nombre que le peuple fait depuis quatre ans pour le
triomphe de la liberté ? et n'aurait-il brisé le sceptre des rois que pour gémir
sous le joug accablant de l'aristocratie de la fortune ? »
Jacques Roux s'en prend à la nouvelle bourgeoisie, et pas seulement à la vieille
aristocratie : « Agioteurs, montrez-moi votre portefeuille ; votre fortune rapide attestera sans
réplique vos larcins, vos trahisons, vos forfaits. »
Il attaque aussi les fournisseurs de guerre : « Vous ne faisiez qu'un très petit
commerce, encore au milieu de la rue, et vous tenez des magasins immenses ; vous n'étiez qu'un
petit commis dans les bureaux, vous armez des vaisseaux en guerre ; votre famille tendait la main au premier
venu, maintenant elle affiche un luxe insolent, elle est chargée de l'approvisionnement des
troupes sur terre et sur mer. Certes, je ne suis plus étonné qu'il y ait tant de personnes
qui aiment la révolution. »
Il faut donc que la révolution aille plus loi : « Jusqu'à présent
l'insuffisance, l'incohérence des lois qu'enfanta la liste civile a laissé aux
ennemis de la patrie le droit d'égorger et d'affamer le peuple. (...)
Vils accapareurs qui avez trafiqué dans le comptoir du sang des sans culottes, votre règne
ne sera pas long car il est écrit : « Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas
qu'il te soit fait. (...) » .
Elle n'est pas éloignée l'époque où les hypocrites et les fripons
regorgeront de ce qu'ils ont volé à la classe laborieuse et utile à la
société. »
A l'époque le gouvernement a décrété un emprunt forcé. Jacques Roux,
lui, veut réquisitionner ces richesses pour imposer une véritable politique industrielle :
« Elevez sur les débris de ces maisons qui sont des repaires de voleurs et d'assassins,
où la fortune et les moeurs font un naufrage universel, élevez des ateliers où les
talents et l'indigente vertu trouveront les encouragements qu'ils méritent. »
Il ne se prononce pas clairement pour l'expropriation des riches. Pas plus que Leclerc ou Varlet, il ne
représente le prolétariat moderne. Il représente plutôt la petite bourgeoisie et
les artisans.
D'autres militants se prononcent contre la propriété privée, allant parfois plus
loin que Roux. Babeuf veut le partage des terres communales en parts égales. Il est pour la
propriété commune.
D'autres ont des positions variées. Julien Souhait, élu à la Convention, est contre
le partage définitif, et se prononce pour des remaniements réguliers. Dolivier pense que,
puisque la terre est à tous en général et à personne en particulier, elle
« doit être considérée comme le grand communal de la nature. »
Dolivier considère qu'on ne peut être propriétaire que d'un bien mobilier. A
Lyon, le négociant Cusset pense qu'il faut nationaliser l'industrie. D'autres encore
pensent que les salaires doivent être réglés par les Communes (les municipalités)
et doivent garantir l'existence.
D'autres idées de Roux révèlent toute une vision universaliste et
déjà internationaliste : « Le temps n'est pas éloigné où les
nations se gouverneront par elles-mêmes, où le bonnet de la liberté effacera toutes les
couronnes, où les rois n'existeront plus que dans l'histoire qui retrace leurs
forfaits. » Il faut espérer que la Révolution en France va donner « aux
peuples de la Terre le désir de briser leurs fers. » Il faut une constitution
« qui fera de tous les peuples une seule famille de philosophes, d'amis et de
frères. »
Il écrit encore : « Mais déjà le ferment de la liberté
s'étend d'un bout de l'Europe à l'autre et gagne tous les peuples...
Liberté, divinité des grandes âmes, toi par qui et pour qui le genre humain se
relève et respire, envoie tes plénipotentiaires sacrés dans toutes les régions du
monde pour annoncer à tous les peuples qu'ils sont frères...
Puissent nos armées rivales se pénétrer de ces principes et, dans les élans
d'un saint embrasement, se réunir et se confondre. »
Là encore on voit ce qui rappelle les idées des Lumières et ce qui annonce les
idées communistes du siècle suivant.
Ces idées sont combattues par la bourgeoisie. Le discours de Jacques Roux contre les agioteurs lui
vaut d'être chassé de la Convention. Il est attaqué et calomnié par
Robespierre. Il sera arrêté et mis en prison, où il se suicidera.
Ces idées sont perçues comme dangereuses car elles pourraient alimenter les
révoltes populaires, alors que la situation économique pour les masses pauvres est une
catastrophe. Le problème principal est le pain. Certes, il y a eu un « maximum » de
voté, mais il y a beaucoup de différences entre les départements et le pain du peuple
est souvent plus cher que les autres. On note des troubles à Montargis, dans l'Oise, la Somme...
La Convention crée des greniers d'abondance par des réquisitions. Mais la disette se
généralise quand même.
Cela aboutit à la révolte de septembre 1793. La salle où se réunit la Commune de
Paris est envahie par la foule, qui crie : « Ce ne sont pas des promesses qu'il nous faut ;
c'est du pain et tout de suite. » Les Enragés ne veulent pas renverser la Convention.
Ils cherchent plutôt à faire pression sur les Montagnards. Hébert, rédacteur
populaire et radical du journal Le Père Duchesne, désavoue les violences de rue.
La Convention, poussée par les événements et la pression populaire, met la Terreur
à l'ordre du jour, qu'elle officialise le 5 septembre, avec la loi sur les suspects.
Robespierre, un des douze membres du Comité de salut public, décide d'écarter dans
les administrations les plus modérés des serviteurs de l'État. Le lendemain, la
majorité montagnarde décide de recruter parmi les sans-culottes une armée
révolutionnaire de 6 000 hommes comme l'exigent les sans-culottes eux-mêmes. Robespierre
déclare que « pour vaincre le bourgeois, il faut rallier le peuple. » Le discours
officiel est teinté de mépris pour les « bourgeois », présentés comme
les ennemis intérieurs.
La partie n'est pourtant pas facile, dans la mesure où le peuple n'en est plus à
attendre que les choses viennent du gouvernement. A la demande de Danton, le gouvernement prend le
décret le 9 septembre d'accorder une indemnité de 40 sous aux plus pauvres, pour leur
permettre de participer aux assemblées générales des sections, et donc de pouvoir
laisser quelque temps leur travail. Mais le même décret supprime en même temps le
caractère permanent des assemblées générales de section. Il propose que chaque
section se réunisse deux fois par semaine. Pour ménager les sans-culottes, le gouvernement
montagnard essaie donc d'aller dans le sens d'un élargissement du débat, tout en
limitant le pouvoir des assemblées générales pour baisser la température
révolutionnaire. Mais dans ce domaine, c'est un échec, car les assemblées
générales permanentes se poursuivent. En fait, les sections décident de se transformer
en sociétés populaires les cinq autres jours de la semaine. Les sociétés
populaires, annexes des sections, se multiplient. Elles se donnent entre elles un comité central.
Très vite la radicalité se déplace des sections vers les sociétés
populaires et leur Comité central. Elles s'opposent aux Jacobins et Robespierre les attaque.
Le 29 septembre, est adoptée la loi du maximum général, qui fixe un prix maximum
à tous les objets de première nécessité, en particulier le blé.
On publie des catéchismes révolutionnaires, mais ce ne sont plus les pamphlets du début
de la révolution : ils sont devenus de simples manuels d'instruction civile.
Tout cela convainc Daniel Guérin d'écrire : « Dans la Révolution
française, se combinent une révolution bourgeoise et un embryon de révolution
antibourgeoise, que nous appelons révolution « prolétarienne », bien que ce dernier
terme, s'appliquant aux travailleurs de 1793, soit un peu anachronique, mais le langage ne nous en
fournit pas d'autres et, au surplus, la suite de l'évolution historique nous paraît le
justifier. ».
De fait, il n'est pas toujours facile de faire la part des choses dans les combats de classe qui
s'entremêlent. Tel petit curé de Montdidier, en Picardie, est condamné à mort
et exécuté suivant la loi de déchristianisation, officiellement parce qu'il
s'opposait à la fermeture des églises. En fait, le curé en question à la fois
protestait contre cette loi qui allait le priver de tout revenu, mais il était en plus partisan du
partage des grandes fermes, idée et programme directement inspirés de Babeuf, dont un autre
projet était que les paysans récupérassent les biens communaux occupés par les
seigneurs. Et les tenants de la Terreur entendaient ainsi se débarrasser d'un curé
gênant...
Mais la Terreur bourgeoise reste une politique inspirée par les tendances révolutionnaires de
la société. La Montagne est au pouvoir et elle s'appuie sur la mobilisation des masses
populaires. Certains militants sans-culottes jouent un rôle important au sein même des organes de
pouvoir. C'est le cas, par exemple, de Chaumette, qui est élu à l'automne 1793
procureur de la Commune de Paris. Les Hébertistes comme Collot d'Herbois et Fouché font
approuver à Lyon des arrêtés qui établissent une taxe sur les riches pour donner
du travail aux chômeurs. D'autres mesures sont prises pour réquisitionner les logements
vides.
La Constitution de 1793 reconnaît le droit au travail, aux secours publics et à
l'instruction pour tous, le référendum, le droit de vote universel pour les hommes,
l'élection d'une assemblée législative tous les ans, la liberté des
peuples à disposer d'eux-mêmes.
Grâce aux divers mouvements de l'armée, les idées de la
révolution se propagent dans les départements. Au sein de l'armée, des civils jouent
un rôle de direction politique, ce sont les commissaires civils. Ils jouent le rôle d'hommes
de liaison entre la province et Paris. Tous n'ont pas le même degré d'engagement. Mais
certains veulent pousser les faits et les hommes dans le sens le plus révolutionnaire possible.
Dans la Nièvre, le commissaire du bataillon révolutionnaire s'appelle Chaix. Il vient de
Lormes, c'est donc un militant du cru. Il n'est pas isolé, et dans la ville, une vingtaine de
militants l'entourent et forment une sorte de section locale du parti révolutionnaire des
« sans-culottes », puisque c'est ainsi qu'il appelle ses camarades. Pour Chaix
et ses camarades, l'armée doit être tout simplement au seul service des pauvres.
Non loin de Lormes, à Crémieu, d'autres commissaires civils comme Chaix prônent au
sein de l'armée l'expropriation des riches. C'est le cas du libraire bouquiniste Sadet, et
du babouviste Théret, marchand de son état. Tous les deux souhaitent que les pauvres saisissent
les richesses des gros. On retrouve là évidemment l'influence des idées de
Jean-Jacques, remises au goût du jour par le feu révolutionnaire dont l'armée est un
tison. Mais cette fois, les idées vont devenir réalité et le corps d'armée
stationné à Crémieu, composé en majorité d'indigents, se met à
saisir effectivement chez les riches cultivateurs leurs surplus, et les redistribue à la troupe et aux
pauvres des villages environnant. C'est à la fois une mesure d'économie de guerre,
comme l'est l'économie sous la Terreur, et en même temps une mesure pleinement
révolutionnaire. De fait, dans les petites villes, les milieux pauvres non seulement soutiennent ces
initiatives mais entrent aussi dans les partis que les commissaires civils comme Chaix forment.
Parmi les soldats du rang, il y en a aussi qui affichent un engagement politique pleinement
révolutionnaire. Venus de Paris les deux militaires Boisrigault et Thunot, sont avant tout des
militants sans-culotte. Leur compagnie stationne à Compiègne. Dans la section de la ville qui
les héberge, ils critiquent ouvertement les autorités locales pour leur modération
politique. Ces autorités préfèrent les bâillonner en les jetant en prison, avec
l'aval du Comité parisien de sûreté générale, qui, on le voit, craint
lui aussi les propos des plus radicaux, qui pourraient relancer la révolution plus loin qu'ils ne
le souhaitent.
Bonne leçon de chose pour nous révolutionnaires du XXIe siècle, quand on voit le nombre
de révolutions bourgeoises au XXe siècle prises pour des révolutions
prolétariennes parce que les mesures prises étaient radicales. Ce qui compte par dessus tout
c'est lorsque les classes populaires reprennent à leur compte ce qu'il y a de meilleur, et non
quand elles appliquent les directives venues d'un centre bourgeois.
Car localement, ces militants anonymes venus de Paris insurgée donnent du souffle aux sections de
province. Ils leur apprennent à prendre plus de décision, et à se passer de fait de
l'autorité de la Convention. Sans compter que les militants parisiens imposent aussi qu'on
écarte tel ou tel dirigeant local trop mou. La vie politique dans des villes moins à
l'avant garde de la révolution comme Caen ou Lyon est redynamisée par leur
intervention.
La bourgeoisie ne peut pas aller dans le sens de cette évolution. Elle se fait donc
plus modérée, en commençant par déclarer qu'elle n'appliquera la
Constitution de 93 que lorsque la paix sera revenue. Puis, le 4 décembre 1793, la Convention adopte le
décret constitutif d'un nouveau gouvernement, dont l'objectif est de rétablir
l'ordre, et d'imposer le pouvoir centralisé de la bourgeoisie contre celui des
sociétés populaires. Le Comité de Salut public organise avec ses agents et ses
fonctionnaires dénonciations et arrestations. Les clubs sont « épurés ».
Babeuf est arrêté. Au printemps 1794, le gouvernement fait la chasse aux Enragés et aux
Hébertistes.
Puis c'est Thermidor, le 27 juillet 1794. Ce coup d'État contre Robespierre met un terme
à la politique révolutionnaire de la bourgeoisie. Juillet 1794 marque le moment où la
politique de Terreur de Robespierre et du Comité de Salut public a achevé sa mission :
éliminer le risque de contre-révolution dans un premier temps, puis museler les masses, ou au
moins les dirigeants politiques les plus extrêmes. Il faut aussi précipiter la fin de la guerre
contre l'Autriche, l'Angleterre et la Russie, car les désertions se multiplient. Le
gouvernement est donc renversé et démantelé. En octobre, le Comité de salut
public fait arrêter quelques jours Babeuf. En novembre, le club des Jacobins est fermé
autoritairement. A la police officielle est ajoutée une police secrète pour lutter contre les
partisans de la révolution et les robespierristes. Beaucoup de Jacobins sont condamnés par la
justice à la détention ou la peine capitale. En décembre les lois sur le maximum des
prix et l'économie dirigée sont annulées. Au début de l'année
1795, Babeuf doit arrêter la sortie de son journal Le Tribun du peuple et il est à
nouveau mis en prison.
A la répression politique s'ajoute la misère. La révolution a
entraîné une baisse de la production industrielle et une hausse du chômage. De 1790
à 1795, à Rouen, le chiffre d'affaire des manufactures passe de 41 à 15 millions, et
le nombre d'ouvrier de 246 000 à 86 000. Les prolétaires s'en prennent assez peu
à leurs patrons, qui sont très souvent de tout petits patrons. Beaucoup d'ouvriers quittent
les villes après avoir été mis au chômage et rançonnent les voyageurs.
En outre, le chômage grandit dans tout le pays du fait de la fin de la guerre. La manufacture
d'armes de Paris est démantelée et les ouvriers sont dispersés. La bourgeoisie
cherche aussi à écarter la production d'armes de la capitale.
Dans des cafés, on entend des ouvriers menacer de s'emparer des tribunes de la Convention. Dans
Paris, une affiche appelle : « Peuple, éveille toi, il est temps. » Des rapports
de police indiquent des rassemblements aux portes des boulangeries, des discours de femmes d'ouvriers
pour aller à des manifestations contre la Convention. Il y a des mouvements de grève contre le
chômage.
Le 12 germinal de l'an III (1er avril 1795), les ouvriers parisiens s'attaquent
effectivement à la Convention. En fait, ils pénètrent dedans, mais non pour la
renverser, plutôt pour la protéger des « ennemis du peuple ». Des assemblées
générales se tiennent dans certaines sections, comme celle de la Cité, et des
insurgés réquisitionnent de la farine dans des convois de nourriture, qu'ils distribuent
ensuite. Les autorités éloignent de Paris des compagnies de canonniers de la garde nationale,
jugés trop proches du peuple. Dans ces corps d'armée, les pauvres sont en effet très
nombreux. Deux semaines après l'insurrection de Germinal, la garde nationale est
réformée : les plus pauvres en sont écartés à la suite d'une
décision taillée sur mesure : pour pouvoir y participer il faut pouvoir se payer son
équipement. Certaines sections sont dispensées de fournir des soldats. De plus, le gouvernement
préfère faire venir des troupes de l'armée régulière des
frontières. Ces troupes fraîches et moins politisées reçoivent des consignes de
prudence, et elles restent cantonnées aux barrières de la ville.
Un autre soulèvement armé a encore lieu, le 1er prairial (20 mai). Les
revendications portent sur « du pain et la constitution de 1793 ». La marche se dirige
sur la Convention. Il n'y a pas d'organisation centralisée, mais des militants actifs, qui
souvent ne veulent que faire pression sur la Convention. Néanmoins, les manifestants ont pris la
précaution de s'armer pour pouvoir s'opposer s'il y a lieu aux forces armées
régulières. Il y a néanmoins une grande confusion, car les sections ne sont pas toutes
parties pour le même objectif. On hésite entre la Convention et les Tuileries. Finalement,
l'insurrection échoue. 8 à 10 000 hommes sont arrêtés. Les sections rebelles
sont désarmées. En prison, les militants se retrouvent pour tirer le bilan des échecs de
germinal et prairial. C'est en prison que Babeuf se lie avec Buonarroti. C'est en prison aussi que
circulent les idées. D'ailleurs beaucoup parmi les insurgés du 1er prairial
avaient été auparavant détenus dans la même prison du Plessis.
Suite aux insurrections de germinal et prairial, la Convention thermidorienne
réaffirme que le pouvoir doit rester aux mains des riches. Boissy d'Anglas déclare en juin
1795 à la Convention : « Nous devons être gouvernés par les meilleurs : les
meilleurs sont les plus instruits, les plus intéressés au maintien des lois ; or, à bien
peu d'exceptions près, vous ne trouverez de pareils hommes que parmi ceux qui, possédant
une propriété, sont attachés au pays qui la contient, aux lois qui la protègent,
à la tranquillité qui la conserve, et qui doivent à cette propriété et
à l'aisance qu'elle donne l'éducation qui les a rendus propres à discuter
avec sagacité et justesse les avantages et les inconvénient des lois qui fixent le sort de leur
patrie. »
En août 1795 une nouvelle Constitution dite de l'an III est discutée à la Convention
et établie, dans le même état d'esprit que celui défini par Boissy
d'Anglas plus haut. L'article 1er de la Déclaration de 1789 (« Les hommes
naissent et demeurent libres et égaux en droits ») est abandonné. Lanjuinais,
Conventionnel girondin, fait le commentaire suivant à ses collègues : « Si vous dites
que tous les hommes demeurent égaux en droits vous provoquez à la révolte contre la
Constitution ceux à qui vous avez refusé ou suspendu l'exercice des droits de citoyens pour
la sûreté de tous. »
Le nouveau régime politique instauré par la Constitution de l'an III impose un
régime censitaire, par lequel les seuls 30 000 hommes les plus riches ont le droit de vote. Il
établit deux chambres : le Conseil des 500 et le Conseil des Anciens.
Cela fait, la Convention peut logiquement s'effacer et laisser la place pour assurer le pouvoir
exécutif au Directoire en octobre 1795 afin de se donner les moyens de renforcer l'ordre bourgeois
dans le pays.
Les thermidoriens prennent alors une retraite dorée. L'un d'entre eux, Tallien, épouse
une millionnaire et loge dans une splendide maison où se réunissent d'autres thermidoriens
et des nobles. Un autre, Bentabole, qui dans le passé se faisait surnommer « Marat le
cadet », épouse lui aussi une millionnaire de famille noble. On organise des bals en
l'honneur des familles nobles qui ont eu un guillotinés en leur sein. On se met à ne plus
faire sonner les « r » dans les mots car ils demandent un effort de prononciation. On se surnomme
les « incoyables ». Dans ces bals et ces salons, banquiers et fournisseurs de
l'armée jouent un rôle très influent.
Et c'est pour servir leurs intérêts et leur garantir leur tranquillité que le
Directoire a reçu le pouvoir. Il est composé de cinq Directeurs : Reubel à la politique
étrangère, aux finances et à la justice ; Barras à l'intérieur ;
Carnot à la guerre ; Letourneur à la marine ; La Revellière aux manufactures et à
l'instruction. Le Directoire accorde une place importante au Ministère de
l'Intérieur.
Mais la situation est loin d'être assainie pour la bourgeoisie, qui ne peut toujours pas vraiment
compter sur l'armée. Sur les trois principales armées, celles de Sambre-et-Meuse et
d'Italie continuent à se considérer comme des armées révolutionnaires qui
cherchent à libérer les peuples de leurs tyrans. Seule l'armée de Rhin-et-Moselle,
commandée par Pichegru, est plutôt du côté du maintien de l'ordre
établi, voire du côté des contre-révolutionnaires de l'intérieur. De
plus, dans de nombreux corps d'armée, les soldats ont souvent participé aux troubles : les
« honnêtes gens » en ont peur.
Des rapports de police s'accumulent qui notent que du côté des prolétaires,
« les idées de pillage se propagent », qu'ils « sont prêts
à se révolter si le gouvernement ne fait pas diminuer le prix des
denrées. »
Voilà pourquoi la politique du Directoire est de ménager la droite et la gauche sans mener une
politique de répression systématique.
Avec un peu plus de liberté retrouvée, les démocrates se
réorganisent progressivement. Des petits groupes d'opposition apparaissent.
Un de ces groupes s'appelle le Club du Panthéon. Gracchus Babeuf en est un des membres, tout comme
Buonarroti, Darthé et Sylvain Maréchal. La plupart sont des petits artisans.
Le plus expérimenté est sans doute Buonarroti. Il a 35 ans, il a lu Rousseau, Morelly. Il a
vécu en Corse, où il a retenu l'expérience d'une certaine démocratie
agraire, et où il a été commissaire du Comité de salut public. Il a ensuite
participé à une expérience révolutionnaire à Oneglia, près de
Menton en Italie.
Dès novembre, Babeuf reprend la parution du Tribun du peuple. Il y défend la
perspective de la révolution et du communisme. Il s'agit d'un communisme uniquement
fondé sur le partage et la répartition des richesses. Il n'y est pas question des moyens de
production, du communisme fondé aussi sur la production des richesses.
Ce qu'il faut, c'est frapper les riches au porte feuille de toute urgence. De fait, l'inflation
due à des dévaluations en série ruine les salariés et surtout les ouvriers. En
décembre 1795, le pain coûte 7 sous, contre 4 au début de la révolution. A Paris
le risque de famine est réel. L'État distribue de la nourriture à des prix
très modiques, mais les travailleurs sont hostiles au Directoire, qui a aboli la loi du maximum.
Dans la société du Panthéon, on tire à boulets rouges sur le Directoire, ce qui
lui vaut très vite d'être interdite et c'est Bonaparte, commandant de l'armée
de l'intérieur, qui la fait fermer. Néanmoins, Le Tribun du peuple continue
à paraître. Menacé d'arrestation, Babeuf entre dans la clandestinité.
En mars 1796, Babeuf fonde le Comité insurrecteur, avec un important réseau
d'agents. Leur but est de renverser le Directoire. Le programme de cette organisation, Le Manifeste
des Égaux, est écrit par Sylvain Maréchal.
Un des responsables est évidemment Buonarroti. Mais au moment de la mise en place de la Conjuration,
il a failli ne pas être là, car Bonaparte venait juste de lui proposer de l'envoyer en
Italie, dans le Piémont, pour y fomenter un mouvement révolutionnaire, susceptible
d'affaiblir les autorités locales, et donc de faciliter la campagne d'Italie. Finalement donc,
Buonarroti préfère rester avec Babeuf et participer au Comité insurrecteur.
La conspiration est minutieusement préparée. La direction de la Conjuration est entre les mains
d'un Directoire secret de Salut public, composé de quatre à sept membres, et dont le chef
est Babeuf. Le Comité directoire secret agit dans la plus stricte clandestinité. Il
délibère seul et envoie ensuite ses instructions à tous ses agents placés dans
les douze arrondissements de Paris. Dans l'autre sens, ces agents transmettent au Directoire secret les
doléances de la population parisienne et des soldats. Ils « tiendront compte du
thermomètre journalier de l'esprit public », selon les mots de Babeuf. Enfin des agents
militaires sont chargés de la préparation technique de l'insurrection armée en tant
que telle. L'agitation est relayée par plusieurs clubs.
La propagande arrive jusqu'au coeur des armées d'Italie et de Rhin-et-Moselle, deux
armées qui pourtant sont le plus souvent en expédition à l'étranger. Babeuf
sait que l'objectif de la bourgeoisie est de dissoudre ce qui fut l'armée
révolutionnaire en développant sa professionnalisation et en ne l'utilisation plus que pour
servir les intérêts de la bourgeoisie installée au pouvoir. Pour Babeuf, les
armées sont encore parcourues par les idées qui ont été le moteur de la
révolution. « La tyrannie se trompe encore elle même en les [les soldats]
changeant de place à tous moments ; ceux qui arrivent reçoivent les leçons de ceux
qui les ont devancés, et ceux qui s'en vont portent ailleurs les dogmes qui nous leur avons
inculqués. » Voilà pourquoi il appelle à la révolte contre
« les états-majors freluquets, vendus à un gouvernement corrupteur parce qu'il
est corrompu. »
Babeuf sait aussi que la police n'est pas complètement soumise au Directoire. Ainsi, en avril
1796, la Légion de police de Paris se mutine, car elle refuse d'écraser un
soulèvement populaire de révolte contre la hausse par les autorités du prix de la ration
alimentaire distribuée.
Mais Babeuf se trompe dans ses espoirs de révolution populaire qui serait animée aussi par les
forces armées : des troupes continuent effectivement à être parcourues par des envies et
même des tentatives de rébellions, mais cela ne va jamais au delà.
L'objectif de la préparation de la conjuration est double : faire de la propagande auprès
de la population et armer militairement les Égaux. La propagande passe par trois journaux : Le
Tribun du peuple, l'Eclaireur du peuple et le Journal des hommes libres
d'Antonelle, membre du comité insurrecteur. Ces journaux ne donnent pas tous le même point
de vue. Souvent Antonelle reprend dans son journal les doutes de Jullien et Drouet, deux autres compagnons de
route de Babeuf, sur le communisme, pour lesquels il s'agit d'un projet utopique irréalisable.
Antonelle est le chef de file des républicains démocrates au sein du mouvement. Ces divergences
de taille n'empêchent pas ces hommes de préparer ensemble la révolution...
Comme les journaux sont chers, la propagande passe aussi par les placards et les brochures gratuits. Les
douze agents révolutionnaires de Paris sont chargés d'impulser des petites réunions
dans les quartiers, présidées par des démocrates révolutionnaires. On y discute
de mesures à faire appliquer immédiatement par le nouveau gouvernement comme « la
restitution des effets du peuple, déposés au Mont-de-Piété ». On
invente aussi des chansons. Sylvain Maréchal a écrit par exemple une « Chanson nouvelle
à l'usage des faubourgs », contre les « chouans du Luxembourg et les chouans de la
Vendée, le Directoire, le double Conseil et ceux des soldats qui étaient assez indignes pour se
faire les ‘gardes du prétoire'. » De cafés, comme celui des Bains-Chinois
attirent les militaires. C'est là que les militants vont discuter avec les soldats. Toute une
propagande est faite en direction des femmes. Un effort est fait aussi en direction de la province mais sans
grand succès.
Babeuf montre de réelles qualités de stratège révolutionnaire. En particulier, il
est très prudent, conscient qu'il faut éviter tout mouvement partiel, toute division. Aussi
écrit-il aux militants de l'insurrection : « Nous ne laisserons pas échapper,
soyez en sûrs, la première occasion de briser les chaînes du peuple ; mais ni vous ni
nous, ne voulons pas que cette occasion soit équivoque, et risquer qu'elle serve à immoler
sans fruit nos concitoyens, à river nos chaînes à jamais. »
Tout cela aboutit à un « type remarquable d'organisation insurrectionnelle
clandestine », écrit Dommanget. De fait, les babouvistes rentrent en contact avec des
militaires prêts à passer à l'action. Une rencontre a lieu qui réunit Babeuf,
Buonarroti, Darthé, Debon, Didier et Maréchal, du côté des Égaux, et
Germain, Fyon, Rossignol et Grisel du côté des militaires. Le Directoire secret ne veut pas
hâter les choses : il manque de l'argent et de la poudre avant de se lancer dans l'offensive.
Le Directoire tente aussi une ouverture avec d'anciens Conventionnels montagnards.
En tout, lorsqu'en mai 1796 le Directoire secret fait le point sur les forces prêtes à
passer à l'action, il compte 17 000 hommes, dont 9 500 dans l'armée
régulière + 4 000 révolutionnaires + 1 000 révolutionnaires en province + 1 500
militants proches des anciens Conventionnels, ainsi que l'ensemble du prolétariat,
évidemment.
Mais Grisel, cité plus haut, est un traître. Il informe la police des projets des Egaux. Le
ministre Barras est donc bien informé des intentions des babouvistes. Le complot est
écarté. Dans un premier temps, le gouvernement décide de faire muter cinq bataillons de
la Légion de police aux frontières pour les couper de l'agitation. Deux bataillons refusent
d'obéir. La Légion est finalement dissoute. La Conjuration perd ainsi un de ses principaux
soutiens.
C'est alors que Babeuf et les siens sont arrêtés le 10 mai 1796.
Le 26 mai, une tentative de soulèvement babouviste pour libérer les chefs s'avère
infructueuse. En septembre, le gouvernement réprime un autre soulèvement babouviste, celui du
régiment du camp de Grenelle. On compte des dizaines de morts.
En prison, Babeuf continue de revendiquer le projet de renverser le Directoire. Le procès commence le
20 février 1797. Il y a 47 accusés. Antonelle s'est fait volontairement arrêter, afin
de pouvoir utiliser le tribunal comme un porte voix, et y défendre des idées d'ailleurs
souvent différentes de Babeuf. Le 26 mai, avec Darthé, Babeuf est condamné à mort
et exécuté le lendemain. Il a 36 ans et Darthé 27. Buonarroti, Germain et cinq autres
sont condamnés à la déportation.
Par cette répression sur le mouvement populaire et révolutionnaire, le Directoire entend
montrer qu'il ne suivra aucune politique qui aille un tant soit peu dans le sens de la révolution.
Si les cinq directeurs sont opposés à un retour à la monarchie (ils sont tous
d'anciens Conventionnels partisans de l'exécution du roi), ils laissent le Conseil des 500 et
celui des Anciens être de plus en plus aux mains de royalistes, comme Pichegru, l'ancien chef
militaire, qui est président des 500.
Puis pour maintenir un équilibre entre la droite et la gauche, le Directoire fait un coup
d'État en septembre 1797 avec l'aide de l'armée, casse des élections, fait
arrêter Pichegru et déporter d'autres élus.
En 1828, Buonarroti raconte La Conspiration pour l'Égalité dite de Babeuf.
Cette révolution doit être pleinement revendiquée par les communistes
révolutionnaires comme partie intégrante de leur histoire. De fait, ce sont les classes
populaires, hommes et femmes, qui en ont été le moteur, même si c'est la bourgeoisie
qui finalement et logiquement s'est imposée. Mais cette révolution est la preuve que les
classes pauvres ont la force de changer la société. Les organisations révolutionnaires
actuelles ne cultivent pas assez cette idée.
D'autre part, cette révolution est une extraordinaire expérience qui aide à prendre
conscience de ce qu'est la vie des idées. Élaborées pendant presqu'un demi
siècle, les idées des Lumières ont subitement été prises en main par des
masses populaires mobilisées, avides d'explications et de projets. Elles n'ont pas
été rendues caduques ni mises de côté : elles ont comme « changé de
peau » et ont pris dans le feu des événements et des contradictions un contenu
supérieur, toujours révolutionnaire, mais cette fois annonçant le programme communiste.
Cet épisode de la révolution française nous aide à avoir confiance dans notre
propre programme, mais nous encourage aussi à être toujours plus ambitieux lorsque nous savons
que les idées et les programmes radicaux seront de toute façon aisément
dépassés à travers les futures luttes de la classe ouvrière.
Enfin cette expérience des sans-culottes enseigne la prudence en matière de programme et de
stratégie. Aujourd'hui heureusement, les formes de militantisme sont diverses : partis politiques,
syndicats ou associations. Malheureusement, ce qui n'est pas divers, c'est l'obstination à
penser et théoriser qu'on a choisi la seule voie. Ce qui est le lot commun c'est l'esprit
de boutique, le sectarisme et l'autosatisfaction, même si c'est à des degrés
divers. Or qu'est-ce qui a été déterminant dans la révolution
française ? Le programme de quel groupe politique ? L'intervention de quel collectif militant ?
Quel journal, quel libelle a eu une influence déterminante ? Quel club, quelle assemblée de
section a dirigé le mouvement et joué le rôle de cadre ? Et dans chaque club, quelle
position a été dominante et a emporté la majorité ? Y a-t-il eu toujours une
majorité d'ailleurs ? Il n'y a pas de réponse à ces questions. Fallait-il une
presse multiple et éparpillée ? ou plutôt un groupe militaire secret, une conjuration
très bien centralisée ? Mais c'est Babeuf qui tranche : les deux ! C'est le même
militant qui a dirigé son journal en province et qui, quelques années plus tard, est le chef
d'une conjuration essentiellement parisienne, forte de milliers de membres. En vérité, ce
qui est sûr, c'est que la révolution doit son énergie à ses militants de tous
les jours (voir à ses simples sympathisants, comme on dit aujourd'hui), pas à ses
« chefs éclairés » ni à telle organisation soi-disant rodée et bien
huilée. La révolution doit son mouvement d'ensemble à l'irruption des masses
populaires et au lien que les militants savent entretenir par des idées qui soient à la fois un
programme de défense immédiate, un outil de lutte et un projet pour aller vers une autre
civilisation.
Le 28 octobre 2002
André Lepic
Références bibliographiques
Aulard Alphonse Histoire politique de la Révolution française, Scientia Verlag Aalen, 1977, pages 627-628URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/en_question/2002-11-17-La_Revolution_Francaise_et_notre_avenir.html